En juin, Superman revient sur le grand écran dans «Man of Steel». Un film de Zack Snyder, scénarisé par les pères de la trilogie cinématographique de Batman, David S. Goyer et Christopher Nolan, qui s’annonce plus sombre que les précédentes aventures du grand brun musclé en collants rouge et bleu. Genèse du personnage BD qui a créé un genre et marqué le début d’un commerce super-lucratif.
Le torse bombé, la cape rutilante, le slip rouge serré sur des collants bleus moulants et les bottes étincelantes, Superman s’impose comme le sauveur des Etats-Unis, voire même de l’Humanité, depuis sa création en 1938. Né dans un comic book américain – périodique de bandes dessinées de quelques dizaines de pages publié sur du papier de mauvaise qualité – l’homme d’acier est considéré comme le premier super-héros. Très vite plagié, il n’a pourtant jamais disparu, et continue à enrichir les éditeurs de comics. Qui est vraiment cet extraterrestre adulé? Pourquoi fascine-t-il encore les foules? Décryptage avec des chercheurs de l’UNIL.
Naissance du super-pactole
S’il vient de la planète Krypton, Superman ne tombe pas de nulle part dans le paysage économique américain. Depuis 1933, les comic books sont publiés de manière autonome, alors que les BD paraissaient jusque-là dans la presse quotidienne et hebdomadaire (comic strips). «On assiste à une émulation sur le marché de la bande dessinée, dans un climat de surenchère entre éditeurs, signale Michaël Meyer, premier assistant en sociologie de l’image à l’UNIL, spécialiste de la culture médiatique. Superman ne se construit pas dans un vide symbolique. Il se calque sur les aventures de détective – d’ailleurs, c’est l’éditeur Detective Comics (qui deviendra DC Comics) qui le produit – mais aussi fantastiques, de magiciens. Le but des éditeurs reste cependant d’innover, d’apporter un élément en plus qui permettra d’attirer, et de fidéliser, les lecteurs.» Un lectorat visé jeune, enfants et adolescents, qui n’avaient que quelques cases à lire dans le journal de papa avant que le comic book n’éclose.
Les deux auteurs de Superman, Jerry Siegel et Joe Shuster, ont déjà publié une histoire d’espion en 1937 qui reprend l’ensemble des codes qui seront utilisés chez le super-héros, note Michaël Meyer: un environnement urbain, une femme en rouge (future Lois Lane, son grand amour), un espion avec le même visage que Superman. «Les dessins sont conservés sous forme de caches, de planches que l’on va réutiliser par la suite. Il s’agit d’une industrie qui doit produire vite et pour peu cher. D’ailleurs, quand Superman apparaît, le récit n’a rien d’original: une chasse aux gangsters et aux politiciens corrompus comme on en trouve dans les récits de détective depuis longtemps. Mais ce qui est mis en place, c’est l’idée d’un cycle super-héroïque.»
On assiste aux débuts de «l’âge d’or des comics», qui perdurera jusqu’au milieu des années 50. Parmi les déclinaisons de Superman, on citera Wonder Man, édité par Fox et dessiné par le fameux Will Eisner (père du détective The Spirit), qui sera rapidement poursuivi pour plagiat par DC Comics. Celui-ci aura gain de cause après deux ans de procédure. «Mais entre-temps, des dizaines d’autres super-héros sont nés, sourit Michaël Meyer. Captain Marvel (Fawcett Publications), le principal concurrent de Superman depuis 1940, a aussi été longtemps en procès.» Le marché se partage entre de nombreux éditeurs. Ce modèle économique doit être inventé et testé. Et il fonctionne. On estime à environ 700 le nombre de super-héros sortis durant la période 1939-45. Et Superman était distribué aux soldats américains sur le front.
Un héros super-double
Agnieszka Soltysik Monnet, professeure de littérature américaine à l’UNIL, souligne que Jerry Siegel et Joe Shuster sont des émigrés juifs qui ont conçu un nouveau héros dans un contexte difficile. Ils utilisent déjà le mot «super-man» en 1933, mais pour qualifier un méchant. «Un scientifique modelé sur la philosophie de l’Übermensch de Nietzsche qui veut dominer le monde. Il fait une expérience sur un SDF qui devient très puissant et finit par le tuer. Cependant, les pouvoirs du SDF sont temporaires et il retourne à la rue. On observe donc un lien avec la philosophie de domination raciale.»
Peu de temps après, Superman deviendra ce qu’il est, une icône de l’Amérique, «paradoxalement extraterrestre et créée par deux hommes qui se sentaient différents – dans un contexte antisémite – à l’image des immigrés.» Et alors que Superman sauve le monde en costume, Clark Kent, son alibi terrestre, est lui super-maladroit. «Cette maladresse est une sorte de déguisement, une performance de soi telle que même s’il ne porte pas de masque en costume de Superman, personne ne le reconnaît.» La professeure de littérature américaine de l’UNIL le compare à un Schlemihl, qui dans la culture juive est un homme qui n’a pas de chance, mais s’y habitue sans sourciller.
«Clark Kent est un clown malhabile, moins capable qu’un Américain normal. Superman doit jouer ce rôle, sachant que, sur une autre planète, il est comme tout le monde et que, sur Terre, il est meilleur que son entourage. Cela fait partie d’une espèce de fantasme d’assimilation, mais aussi de supériorité. Son drame? il doit se dédoubler, il ne peut pas vivre sous sa vraie identité.» Ce côté double existence, dont l’une doit impérativement rester secrète, demeurera la base de tous les scénarios de comics de super-héros des débuts.
Agnieszka Soltysik Monnet ajoute que Superman, comme Batman et bien d’autres, est inspiré de l’univers des BD de détective, ce qui fait qu’il est entouré de personnages issus de la Grande Dépression et de la prohibition de l’alcool, qui ont vu naître des gangsters qui n’existaient pas auparavant. Avec l’augmentation de la criminalité, la police était dépassée. D’où l’idée de créer plus fort qu’eux, le super-héros, inébranlable Monsieur Muscles qui leur rapporte par le col les politiciens corrompus, les truands et autres braqueurs de banque. On attend de lui qu’il soit parfait. «En tant que représentant fictionnel du New Deal de Roosevelt, le Superman de la fin des années 30 présente une moralité à toute épreuve, comme son corps, remarque Michaël Meyer. Il est bulletproof (blindé ndlr) du point de vue physique et du point de vue moral, en toute situation. Ce super-héros est un modèle de rectitude et intervient pour le bien commun. Il est rapidement qualifié de “champion des opprimés”.» D’ailleurs, dès 1954, un organe de censure, le Comics Code Authority (CCA) sera chargé de réguler les contenus des BD, et formalisera la nature vertueuse des super-héros par une série de règles à respecter. Parmi celles-ci, l’interdiction de présenter le crime ou la violence de manière positive, l’interdiction de la nudité et la nécessité de toujours punir les criminels.
L’inquiétude a été attisée par des associations de parents outrés par la violence des héros de comic books. Elle a été évaluée par une commission parlementaire et soutenue par certains éditeurs, qui anticipaient qu’apposer le logo CCA sur leurs albums les démarquerait de la concurrence et les légitimerait. «DC Comics fait partie de ces éditeurs, précise Michaël Meyer. Superman, le personnage qui leur rapporte le plus, étant très lisse et assez moralisateur, ils ne risquaient rien. Superman a en outre été le modèle qui a fixé les codes de représentation pour les justiciers super-héroïques de toute la production approuvée par le Comics Code.»
Le chevalier noir face à l’homme d’acier
DC Comics publie néanmoins aussi Batman, dès 1939. Un personnage qui va s’assombrir peu à peu, et figurer le «double gothique de Superman» selon Agnieszka Soltysik Monnet. «On peut dire que c’est le même genre de personnage. Un super-héros urbain qui lutte pour la justice. Sauf que Batman est plus complexe au niveau psychologique et éthique. Il devient très rapidement un chevalier noir tandis que Superman est appelé l’homme d’acier.» Tous deux ont perdu leurs parents biologiques très jeunes. Chez Batman, cette situation nourrit un désir de vengeance. «Il sacrifie sa vie à cette cause, dans la fidélité de la mémoire à ses parents. Alors que Superman, notamment dans certains films, rejoint le sacrifice du Christ, avec les pouvoirs d’un Dieu de l’Ancien Testament. Il voit tout, entend tout. C’est une réécriture de l’histoire de Dieu, de façon séculaire et populaire. Batman n’a pas cette grandeur.»
Superman garde aussi une image de gentil garçon, quasiment imperturbable, joyeux, pour qui il n’existe pas de petites causes, qui vole au secours du chat d’une petite fille coincé dans un arbre. «Simple, mais pas bête, puissant, gentleman, très lié à une idée fantasmatique des Etats-Unis, signale Agnieszka Soltysik Monnet. De plus, il ne peut pas mentir, un trait caractéristique de George Washington, l’un des premiers héros américain. Batman, lui, n’est pas particulièrement vertueux. Il s’engage pour la justice, mais hésite souvent entre le bien et le mal.» L’homme d’acier extraterrestre sait tout de manière innée et cela ne le perturbe pas. Contrairement au chevalier noir, à l’intuition et aux pouvoirs de détective entraînés, qui est entouré de zones d’ombre et ne comprend pas forcément le monde qui l’entoure.
Super lié à l’actualité
Dès le début des années 40, parce que le récit du super-héros qui gagne toujours contre les bad guys s’essouffle, on invente la figure du super-méchant, supervillain en anglais, explique Michaël Meyer. «Il s’agit d’une solution narrative pour ne pas lasser le public avec toujours le même type de malfaiteurs. Il fallait qu’à un moment donné, le super-héros soit en difficulté. Cela démontre une fois de plus la capacité du comic book à se réinventer. C’est un média éponge, ouvert aux expérimentations, qui sait puiser dans l’air du temps.»
De la sorte, Superman, avant que les Etats-Unis n’entrent dans la Seconde Guerre mondiale, flirtait déjà avec des villains, et d’une certaine envergure. Un comic strip est en effet réalisé avec le super-héros pour la grande presse d’information, Look Magazine, en 1940 – «cette présence, non plus comme divertissement secondaire, mais comme sujet des médias d’actualité, montre que le personnage a acquis un certain statut, après tout juste deux ans d’existence», tient à préciser le chercheur en sociologie de l’UNIL – qui se demande comment le personnage réglerait les problèmes du Vieux-Continent. «On le voit qui vole jusqu’en Europe, attrape Hitler par le cou, idem pour Staline, et les emmène à Genève devant la Société des Nations afin qu’ils soient jugés. Plus largement, la guerre sera un arrière-plan très exploité par les comic books de cette période. S’ancrer dans l’actualité reste une manière d’assurer une accroche à ce qui est vendeur.»
Du super-bond au super-vol
Superman est incroyablement fort. Il adore soulever des poids insensés. Une façon de conquérir un public féru du «muscle spectacle». Eugen Sandow, un Allemand d’origine reconnu internationalement et considéré comme le premier culturiste, est l’un des modèles qui a façonné les formes sculpturales du super-héros. «Superman, et les premiers super-héros, compilent visuellement les divertissements forains et les spectacles d’hommes forts du XIXe siècle, toujours populaires au début du XXe, indique Michaël Meyer. Un mélange de trapézistes, de boxeurs, de gymnastes à la musculature surdéveloppée. On touche aussi au monde des magiciens quant à l’aspect du costume et des pouvoirs extraordinaires.»
S’il court plus vite qu’un train dès le premier comic book, Superman ne sait que bondir à ses débuts. Certes au-dessus des immeubles, mais il ne vole pas. «Les conventions de mise en image du geste athlétique, du vol ou de la projection dans les airs ne sont pas encore complètement en place, souligne Michaël Meyer. L’idée du vol horizontal est introduite par une série de passages et d’adaptations entre différents médias.» Ainsi, c’est à la radio, en février 1940, que Superman vole pour la toute première fois. On crée pour l’occasion la formule «Up in the sky! Look! It’s a bird? It’s a plane? It’s Superman.» «On passe de la métaphore du criquet qui bondit dans la première BD à celle de l’oiseau qui correspond mieux au langage imagé de la radio. Le dessin animé, produit en 1941 par les frères Fleischer, confirme cette représentation dès le générique avec Superman qui voltige comme une fusée dans les airs», indique le chercheur. Il fera l’objet d’un serial au cinéma en 1948. Mais il faudra attendre 1978 pour que le super-héros se dévoile au cinéma dans un long-métrage. Encore une fois, il lancera une mode.
Au super-cinéma
«Il y a une grande différence entre Superman à la télévision qui garde le ton du feuilleton des BD, qui conserve une certaine distance, un côté humoristique, et le format qui sort au cinéma dans les années 70, affirme Alain Boillat, professeur ordinaire à la Section d’histoire et esthétique du cinéma à l’UNIL, et spécialiste de la BD. Un format mis en place par George Lucas et ses Star Wars? le New Hollywood. C’est-à-dire des longs métrages spectaculaires qui, sur un plan narratif, fonctionnent de manière très classique.» Warner Bros investit 55 millions de dollars dans Superman et réussit à gagner près d’un milliard de dollars de recettes. «Dans les années 40 à 60, c’était un genre pour séries B. Alors que dès 1978, on assiste à sa revalorisation. Les spectateurs sont attirés par les effets spéciaux d’un film catastrophe qui allie romance et science-fiction. C’est une période liée aux drive-in, au baby-boom, à une nouvelle génération, tout un contexte sociologique qui permet que cela fonctionne.»
Un super-coup pour les producteurs, qui s’émoussera cependant très vite. L’acteur Christopher Reeve a certes marqué les esprits, sans pour autant réussir à convaincre sur quatre films. «On a encore parlé de Superman II, mais les III et IV n’ont vraiment marché qu’auprès des fans du genre, note Alain Boillat. Son problème au niveau scénaristique, c’est qu’il reste complètement invincible.» Le cinéaste Bryan Singer, dans Superman Returns en 2006, donne un nouvel élan au personnage, en le modernisant, en le rendant un peu plus sombre, avec un costume plus foncé. Le réalisateur transforme le slogan «Truth, Justice and the American Way» des comic books des années 40 en «Truth, Justice and all that Stuff». Une touche satirique typique post-11 Septembre 2001. «Toutefois l’ironie n’exclut pas la transmission des valeurs américaines, tempère Alain Boillat. Néanmoins, quand on dit que les super-héros correspondent à des “lieux communs”, on peut aussi comprendre le terme dans un sens positif? un endroit où l’on se rassemble, une figure dans laquelle on se reconnaît.»
Aujourd’hui, le spectateur continue à s’enflammer pour les effets spéciaux, pour des images de synthèse toujours plus proches de la réalité. «Grâce à la capture du mouvement, on “dessine” des postures sur un écran bleu ou vert qui peut être rapproché de la page blanche d’un comic book?», analyse Alain Boillat. On modernise aussi l’aspect du personnage, «on ne peut plus voir un combattant propre comme s’il sortait d’une pub pour une lessive». En 2013, le Man of Steel de Zack Snyder ne porte plus de slip moulant sur son costume, qui s’est d’ailleurs bien assombri. Le réalisateur a décidé de rendre le super-héros plus réaliste et a même éliminé la kryptonite du scénario.
Selon l’acteur Henry Cavill, qui s’est exprimé dans la presse américaine, les points faibles du super-héros seront d’ordre sentimental. «Bien qu’il ne soit pas physiquement vulnérable, il sera vulnérable aux faiblesses émotionnelles. Le film montrera que, même sur Krypton, le jeune Kal-El est un enfant spécial et que sa naissance inquiète sa planète d’origine. Et une fois sur Terre, ses parents adoptifs l’ont exhorté à ne pas utiliser sa force immense – même dans les cas d’extrême urgence. Du coup, Man of Steel présente un Superman frustré, en colère, perdu.» Incarné par Henry Cavill, le premier super-héros volera cette fois-ci vers son côté obscur.