Contrairement à une idée reçue, la Suisse est un pays de Cocagne. Stéphane Boisseaux, maîtreassistant à l’UNIL et à l’IDHEAP, a dirigé les travaux de l’association Patrimoine culinaire suisse qui recense 400 produits alimentaires typiques. Ces spécialités alléchantes, célèbres et parfois étranges, racontent le pays.
Qu’est-ce qu’on mange chez vous? C’est quoi vos spécialités? A ces questions classiques des voyageurs qui visitent le pays, nous lâchons, généralement et sans conviction, des mots comme «rösti», «Gruyère» ou «chocolat», sachant bien que les rösti ne sont pas nationaux mais originaires de Zurich, que L’Etivaz est loin de Saint-Gall et que le composant de base du fleuron culinaire suisse, le cacao, pousse en Côte d’Ivoire. De prime abord, l’assiette helvétique semble bien dégarnie. Impression trompeuse, car, en réalité, elle déborde.
Dressée par l’association Patrimoine culinaire suisse, une table de 400 produits typiques révèle toute la richesse et la diversité d’authentiques spécialités bien de chez nous. «Notre liste comprend tous les produits traditionnels, solides et liquides – à l’exception des vins, un domaine connu», précise Stéphane Boisseaux, directeur de l’équipe de recherche et maître-assistant à l’Université de Lausanne et à l’IDHEAP.
Nous sommes les rois… des boulangers
Le corpus, établi de 2004 à 2008, comprend aussi les eaux-de-vie et le cidre, et se concentre sur des produits transformés, à quelques exceptions près. Pour ce tri délicat, l’association s’est fixé des critères stricts: chaque spécialité – on ne parle pas ici de mets ou de recettes type «émincé à la zurichoise» – doit avoir un rapport très clair avec le terroir suisse.
Elle doit faire valoir au moins quarante ans d’existence, soit le passage d’une génération, et doit être consommée, produite et disponible en Suisse aujourd’hui encore. Au total, surprise, ce n’est pas le fromage mais les produits de boulangerie et de pâtisserie qui sont les plus nombreux (179), suivis des produits carnés (79), laitiers (45) et des boissons (43). Quant aux fruits et légumes (20), la confiserie (19), les épices (10) et les produits de pêche (3), ils ne représentent ensemble que 6% des 404 produits répertoriés.
Rivella, Cenovis, Parfait, Sugus…
Les choses étant cadrées, reposons la question: quelles sont les spécialités nationales en Suisse? Le début de réponse de Stéphane Boisseaux peut décevoir car, en effet, «il y a très peu de spécialités «nationales». «A l’exception peut-être du Gruyère, les seuls produits de consommation où toute la Suisse se reconnaît sont souvent des marques apparues ces cinquante dernières années»: le Rivella, les pâtes à tartiner Cenovis et Parfait, ou encore les bonbons Sugus.
Mais ces produits industriels ne représentent que 10 % de l’inventaire. Le 90% restant est un foisonnement de spécialités régionales, artisanales et parfois domestiques. «En Valais, il y a encore des gens qui fabriquent leur viande séchée euxmêmes », souligne Stéphane Boisseaux.
Les stars de la saucisse et du fromage
En Suisse romande, les produits stars sont issus de la «famille charcuteries» et de la «famille fromages». Sur la scène des grands fromages, des vedettes se distinguent: le vacherin Mont-d’Or, le Gruyère, le raclette du Valais (qui a son AOC), et, toujours plus, la tomme vaudoise qui fait carrière hors canton. Mais de tous, c’est une modeste meule jurassienne qui a connu le plus brillant succès ces dernières années, une célébrité internationale: la Tête de moine.
Chaque canton s’enorgueillit aussi de sa saucisse. Sèche en Valais – de boeuf ou de chasse – ou à cuire, saucisson fribourgeois fumé à la borne, saucisse d’Ajoie, boutefas vaudois, saucisson neuchâtelois et Longeole à Genève.
La frontière du Schublig
Passée la Sarine, la charcuterie change complètement. On préfère là-bas la saucisse échaudée de type Schublig, ou encore la fameuse saucisse blanche de veau, invention des bouchers alémaniques à la fin du XIXe siècle, précise Stéphane Boisseaux qui rappelle que ces saucisses furent une fierté professionnelle dans les années 1930, époque où les bouchers rivalisaient en concours. Avec l’industrialisation, les premières dérives apparaissent et des rumeurs dégoûtantes courent sur la saucisse échaudée par excellence: le cervelas.
Sur nos monts quand le fromage…
La Suisse alémanique, c’est aussi l’autre pays du fromage. Outre les stars (Emmental, Tilsit, Appenzeller), suggérons les fameux Berg – et Alpkäse, fromages de montagne dans les cantons primitifs et aux Grisons, dont chacun porte le nom d’un alpage.
L’étal des boulangers-pâtissiers alémaniques réserve aussi de belles surprises avec un vaste choix de produits régionaux, de biscuits, de tourtes et de spécialités comme les fameux Biber d’Appenzell, ou encore les pains de poires de Lucerne, que l’on retrouve à Glaris et jusque dans les Grisons. Et tant que nous y sommes, voici encore les gâteaux aux noix de l’Engadine «qui ont probablement inspiré les boulangers de Bulle pour leur fameuse tourte aux noix», suggère Stéphane Boisseaux.
Le papet n’a pas plus de 150 ans!
Malgré les apparences, beaucoup de spécialités sont moins anciennes qu’on le pense. «L’essentiel des 400 produits – les documents historiques le prouvent – font leur apparition entre 1750 et 1850», rappelle Stéphane Boisseaux.
Ainsi, la gloire vaudoise, son fameux papet, n’a pas plus de 150 ans, «car, auparavant, le poireau avait mauvaise réputation et le cochon restait très cher. Quant à la pomme de terre de cette recette, importée d’Amérique, elle ne se répand en Suisse romande qu’à la fin du XVIIIe siècle.»
Le Schabziger sent mauvais? C’est qu’il est très âgé!
Le doyen des produits suisses est le Schabziger, un fromage de Glaris mentionné pour la première fois en 1310. «Il est le dernier témoin vivant d’une très ancienne manière de faire du fromage sur la base d’une fermentation butyrique», rappelle le chercheur. «Vivant» est le mot, si l’on songe à l’odeur assez insoutenable qui se dégage encore des fromageries de Schabziger
Les recettes à base de légumes fermentés apparaissent dès le XIIIe siècle: la compote de raves ou encore la choucroute (à Berne, Vaud et Zurich). «La choucroute n’est pas l’apanage de l’Alsace, souligne Stéphane Boisseaux, elle apparaît en Suisse romande et alémanique à la même période.»
Quand les fromagers suisses étaient à l’avant-garde technologique
C’est dans la fabrication des fromages à pâtes dures que les Suisses se distinguent dès le XVe siècle. Tous ont une origine commune, souligne Stéphane Boisseaux: l’Oberland bernois, le Pays d’en Haut, la Gruyère. «Les fromagers suisses possèdent à l’époque une nette avance technologique.»
Ces secrets artisanaux bien gardés ne vont s’exporter qu’au XIXe siècle, par nécessité. Fuyant la pauvreté, les montagnards émigrent vers d’autres cantons, parfois hors de Suisse et jusqu’au Nouveau Monde, exportant leur savoir-faire. Ceci explique que d’autres variétés de fromages à pâtes dures se font jour alors, et qu’aujourd’hui, les Pays-Bas et la France fabriquent de l’Emmental (90% sont produits à l’étranger), ou que les industriels français produisent un gruyère bien différent des fromageries du Pays d’en Haut.
Tétine de vache et viandes de chat et de chien
Si beaucoup de produits du terroir suisse font saliver, d’autres demeurent exotiques. A l’image de la tétine de vache fumée ou «grüükts Utter», une spécialité singinoise. «Ce produit recueille toujours des adeptes, assure Stéphane Boisseaux, même parmi les jeunes.» La Longeole est une autre singularité. A base de couenne de porc, cette bombe calorique doit cuire des heures. Pour étancher sa soif, on l’avale avec un grand verre de chèvre – autre spécialité genevoise – une boisson de pomme fermentée et servie sous forme de mousse à la sortie du tonneau. Bon appétit!
Il n’y pas si longtemps, un voyageur aurait pu goûter en Suisse à des spécialités de chien et de chat. Mais l’intérêt, tout relatif, pour ces viandes est tombé en désuétude. Elles ne figurent d’ailleurs pas dans le corpus. «Nous avons quelques témoignages de gens qui disent avoir mangé du chat dans les montagnes neuchâteloises, mais trop peu. Nous avons aussi tenté d’élucider la question du chien, qui serait encore aujourd’hui mangé en Appenzell, mais le secret semble bien gardé. Pas un seul témoignage», rapporte Stéphane Boisseaux.
La table raconte une histoire du pays
Non content d’enrichir nos palais, ces produits du terroir helvétique racontent encore, à leur manière, une histoire du pays. «Ils nous rappellent que la Suisse était un pays pauvre et qu’en 150 ans, elle est devenue un pays riche», résume Stéphane Boisseaux. En Valais, par exemple, on séchait autrefois toute la vache pour ne rien perdre.
Mais aujourd’hui, la «Viande séchée du Valais, Indication géographique protégée » n’est élaborée qu’avec les meilleurs quartiers de la bête. On observe un glissement d’un produit humble, quotidien, conservé avec les moyens du bord vers un produit de luxe.»
Des spécialités désormais hors de prix
Il en va de même de beaucoup d’autres spécialités rustiques dont la qualité grandit avec le pouvoir d’achat et l’intérêt du consommateur dans la redécouverte des produits locaux.
Certaines spécialités sont hors de prix. La damassine, cet alcool tiré d’une petite prune d’origine ajoulote, coûte désormais de 70 à 100 francs le litre, voire davantage pour la damassine issue de fruits sauvages. Le safran de Mund (près de Brigue) coûte 15’000 francs le kilo. Mais il est vrai qu’on n’en récolte guère que 2 kg par an. Et la cote de certains fromages d’alpage tessinois atteint des sommets.
«Parce qu’ils sont bons bien sûr et que leur quantité est limitée tant les Tessinois, qui y sont très attachés, se les arrachent, rappelle Stéphane Boisseaux. C’est là sans doute une nostalgie qui remonte à l’époque où chaque famille possédait une ou deux bêtes, confiées à un berger, puis payées en nature par les laiteries.»
La trace d’un passé rural et pauvre
Le patrimoine culinaire suisse révèle encore plusieurs caractéristiques de la Suisse: un goût pour la simplicité et des produits roboratifs qui témoignent d’un passé rural, pauvre et de rudes hivers, de l’ingéniosité dans l’élaboration des produits et la conservation de leur secret de fabrication, le sens de la qualité et de la valeur ajoutée aussi et enfin une forme de modestie helvétique.
Cet héritage raconte aussi le passage vers l’industrialisation et l’enrichissement d’un pays si longtemps arriéré ainsi que la tragédie de l’exode rural au XIXe siècle. Aujourd’hui, la Suisse a pris beaucoup d’assurance, ce dont témoigne la multiplication des Appellations d’origine contrôlée (AOC) et des Indications géographiques protégées (IGP). «L’AOC est avant tout un calibrage, note Stéphane Boisseaux. Le principe est de mettre un produit sous cloche pour éviter qu’il ne disparaisse ou ne se dilue.»
L’ère de l’AOC
A ce jour, il existe une vingtaine d’AOC pour les produits suisses solides. Parmi eux, l’Emmentaler, le Gruyère, le Vacherin Mont-d’Or, L’Etivaz et le Sbrinz, mais aussi plusieurs eaux-de-vie (la Poire Williams, la damassine, l’abricotine et, bientôt sans doute, l’absinthe). Quant aux vins suisses, plus de 90 % sont AOC. Une demande est en préparation pour le boutefas et le jambon de la borne, ajoute Stéphane Boisseaux qui suggère au passage que le lard sec du Valais, la tomme vaudoise et la bérudge, une eaude- vie de prune neuchâteloise, mériteraient des AOC. Tout comme la cuchaule, cette brioche fribourgeoise safranée, et les fameuses flûtes au sel.
Mais gare à l’abus! prévient Stéphane Boisseaux: une AOC, c’est aussi beaucoup de contraintes. Le pain de seigle du Valais, par exemple, sort de l’AOC dès qu’on y ajoute des noix, car le Valais n’en produit pas assez et doit les importer.
Les Suisses n’en font pas toute une histoire
Ceci explique que beaucoup de spécialités carnées suisses se protègent plutôt à l’IGP, un label qui se limite à une étape essentielle de fabrication – par exemple le séchage – et non à l’origine du produit. Beaucoup de saucisses régionales, en effet, sont fabriquées à base de porc importé de Lucerne et la viande séchée des Grisons, on le sait, ne vient guère du canton, et parfois même d’Argentine.
«Cette redécouverte de leur patrimoine par les Suisses, et sa mise en valeur, s’inscrivent dans une évolution très européenne, observe Stéphane Boisseaux. Au Vietnam, il n’y a pas à ma connaissance de «serpent séché AOC» ou d’équivalent… Si cette culture alimentaire confine parfois au chauvinisme en France ou en Italie, «les Suisses, eux, n’en font pas toute une histoire». Vu la qualité de leur héritage alimentaire, c’est une erreur. Car ils pourraient, justement, en faire tout un fromage.
Michel Beuret
Plus d’informations: www.patrimoineculinaire.ch