Sous les pavés de Vevey, l’histoire!

En deux heures de balade, on parcourt 700 ans d’histoire à travers une ville qui a su conserver son cœur médiéval. Du guerrier songeur à une prison reconvertie, en passant par un chef-d’œuvre invisible, de quoi s’en mettre plein les mirettes!

Lacustre, vigneronne, ouvrière. Mais aussi, artisane, littéraire et gourmande. Se promener à Vevey, c’est découvrir toutes les riches facettes de cette ville vaudoise. Trop souvent effacée par sa touristique voisine, Montreux, son jazz et ses palaces, Vevey n’a pourtant rien d’une provinciale, elle a seulement le charme moins clinquant. Concentrée sur son cœur médiéval, elle a su garder son âme et vivifier les belles heures du passé. Amoureuse d’elle-même et de son histoire.

Pour s’en convaincre, il suffit de s’arrêter sur la place du Marché, point de départ de la balade. Une place encadrée comme une carte postale, avec le lac au centre, des bâtisses classées de chaque côté et les Dents du Midi en toile de fond. Un écrin parfait, qui a vu défiler douze Fêtes des Vignerons. «Au Moyen Âge, les premiers marchés se tenaient à l’intérieur de la ville, plus à l’est. Puis cette nouvelle grande place s’est développée ici, à l’extérieur de la ville, qui est restée encerclée par une muraille jusqu’à la fin du XVIIIe siècle», explique Karina Queijo, historienne de l’art et des monuments, chargée de cours à l’Université de Lausanne, et co-auteure de l’ouvrage Plaques veveysannes paru l’année dernière (voir encadré en bas de page).

Un château de sucre glace

En tournant le dos à la Grenette, ancienne halle aux grains, le regard est très vite happé par un imposant édifice avec hauts murs et tourelles: le Château de l’Aile. Située à l’emplacement des halles de la ville du XVIe siècle, cette demeure châtelaine a vu défiler plusieurs propriétaires, dont la famille Couvreu qui l’a entièrement reconstruite, entre 1840 et 1845, dans un style néo-médiéval, très en vogue à l’époque. Mais ce n’est qu’en 2007 que le dernier propriétaire, l’industriel Bernd Grohe, a entrepris une importante restauration lui donnant son actuel aspect de sucre glace. «Tout a été restauré avec rigueur, extérieur et intérieur, jusqu’au parquet et au chauffage du XIXe siècle. En 2018, une visite publique a été organisée qui a attiré une foule de Veveysans. Ce château est vraiment particulier, il détonne, c’est une perle en pleine ville.»

La griffe de Courbet

Une ville qui a aussi la bénédiction du lac, et a longtemps posé ses maisons à fleur d’eau. Difficile d’imaginer que, avant le XIXe siècle, le quai Perdonnet, qui commence après la belle maison safran à l’enseigne du Messager boiteux, n’existait pas. Le front du Léman s’avançait alors jusqu’aux façades, léchant les murs et les potagers. C’est le banquier et politicien Vincent Perdonnet qui, en 1839, dans un grand élan pré-haussmannien, fit un don conséquent à la ville pour aménager de grands espaces, ouvrir des boulevards et faire circuler l’air autant que les gens. Ainsi est née l’idée de ce quai, construit sur de solides pilotis. On y déambule le nez au vent, les yeux tournés vers le large. Mais il vaut la peine de jeter un œil vers les maisons, en particulier celle aux balcons en ferronnerie. On y verra un élégant médaillon «La Dame à la mouette », sculpté en 1876 dans la molasse verte. Il est l’œuvre de Gustave Courbet, le fameux peintre de L’origine du monde, alors ruiné, en exil à La Tour-de-Peilz. 

En revenant sur ses pas, on s’engouffre dans un étroit passage le long d’un mur aux pierres saillantes, un goulet temporel qui plonge le visiteur en plein Moyen Âge. «En 1688, un incendie a détruit une grande partie de la ville, qui a ensuite été reconstruite sur les fondations. Cette porte basse et chanfreinée pourrait dater d’avant l’incendie», observe Karina Queijo. On traverse une cour intérieure qui déboule à la rue du Lac, parsemée de commerces, d’antiquaires et de boutiques pimpantes. 

Karina Queijo. Historienne de l’art et des monuments, chargée de cours à l’Université de Lausanne. Nicole Chuard © UNIL

Le soldat super Mario

À la rue du Centre, la fontaine du Guerrier ne passe pas inaperçue. Avec son soldat en jupette bleue, regard vague et moustache de super Mario, elle surprend le promeneur. Cette fontaine, construite à l’emplacement d’un puits privé, est en fait composée de plusieurs strates: le socle avec son ruban néo-classique a été sculpté au XVIIIe siècle par les marbriers Doret, installés près de la Veveyse, sur un dessin de l’artiste local Michel-Vincent Brandoin, tandis que les goulots serpentins datent de 1650, et la sculpture elle-même de 1678. «Il s’agit là d’une copie de 2016, l’original – 400 kilos quand même! – étant conservé au Musée historique», précise Karina Queijo. Qui poursuit: «Il y avait tous les métiers à Vevey! Commerces de bouche, artisans, architectes, sculpteurs, potiers et même fondeurs de cloches. Ce qui explique la richesse et la diversité des monuments.»

Un riche passé d’artisanat, mais aussi des étoiles. En témoigne l’actuel Hôtel des Trois Couronnes, rue d’Italie, qui est le plus ancien palace veveysan – mais le troisième à l’échelle suisse. Derrière sa grille à pointes dorées, avec ses vitraux néo-médiévaux et ses puits de lumière, l’édifice grand luxe est emblématique de la Belle Époque, quand la Riviera a vu débarquer l’aristocratie russe et anglaise dans le XIXe siècle voyageur. Sorti en 1842 de la poche fortunée d’un aubergiste veveysan, Gabriel Monnet, il avait alors son accès au lac. De quoi inspirer le romancier Henry James qui y a rêvé de Daisy Miller, une longue nouvelle écrite en 1878. 

Fumet à la Belle-Maison

Sur la même rue, on se retrouve à côté d’une imposante bâtisse couleur ocre, située à l’emplacement d’une ancienne maison forte médiévale. Dès 1734, elle a servi de château baillival aux Autorités bernoises, avant de devenir un hôtel pension.

Propriété de la Confrérie des Vignerons depuis 1986, c’est là que se trouve aujourd’hui le Musée historique. Une halte s’impose. D’abord parce qu’en montant l’escalier, on y frôle le laboratoire culinaire et les fumets de Denis Martin, mais aussi parce qu’on y découvre différents aspects du patrimoine veveysan: collections anciennes, mobilier vaudois, enseignes de rue, ainsi qu’une salle d’exposition temporaire, consacrée au tabac. «En 1810, trois ateliers hachent la fameuse herbe à Nicot pour en faire du tabac à priser à Vevey. En 1905, on compte six fabriques de cigares qui emploient une main-d’œuvre essentiellement féminine. L’énergie hydraulique de la Veveyse a servi à alimenter différents moulins à eau et explique le passé ouvrier de la ville.»

«Ateliers de constructions mécaniques, scierie, marbrerie, tanneries, cigarettiers, autant d’entreprises qui ont disparu et, certaines avec grand bruit, notamment lors de la crise des années 90», rappelle Fanny Abbott, conservatrice du musée. La visite des combles n’est possible que certains jours de l’année, notamment pendant la Nuit des Musées en mai. C’est alors l’occasion d’entrer dans ce grenier magique avec sa charpente en mikados, que la dendrochronologie fait remonter à 1540…

En suivant le cours de la rue d’Italie, on atteint rapidement la Tour orientale, avec sa fontaine au style égyptisant, à nouveau signée par le tandem Brandoin-Doret. Si le monument était à l’emplacement d’une des portes de la ville au XVIIIe siècle, il est pittoresque d’apprendre qu’il se situait alors… une vingtaine de mètres plus loin! Grâce à des rails, l’ensemble a été déplacé d’une seule pièce, le 5 décembre 1967, pour des raisons de fluidité du trafic.

Quartier des moines et des détenus

Par un brusque coude, la balade revient par la rue du Collège à travers le quartier de la Valsainte. De longues maisons basses, de briques et de bois, donnent à l’endroit une étrangeté, un air d’autrefois. Pas étonnant de découvrir qu’il y avait là un monastère de moines chartreux, alors que l’actuel temple de Sainte-Claire était, en 1422, un couvent de clarisses. «Au Moyen Âge, les couvents mendiants étaient installés en lisière des villes, parfois adossés aux murs d’enceinte, puisque les frères et les sœurs vivaient de l’aumône de la population locale. Le quartier se trouve juste au-dessus d’un forum et d’un temple gallo-romains, mais le passé archéologique de la ville est loin d’avoir été entièrement exploré», détaille Karina Queijo.

C’est au numéro 4 que l’on découvre une bâtisse musclée aux fenêtres grillagées. Une bâtisse austère, qui cache, derrière une porte aujourd’hui bariolée, son lot d’histoires. Propriété du Chapitre cathédral de Lausanne, la maison forte servait de logement pour les chanoines, au XIIIe siècle. Après la Réforme, c’est le grain et les bouteilles (d’où son actuel nom de «bottolière») qu’on y entrepose, tandis que le XIXe siècle y confine des prisonniers. Depuis 2004, le lieu a été réhabilité et accueille désormais des associations et des artistes… En poussant la porte, on ressent d’un seul coup toutes les affectations, toutes les strates temporelles qui se superposent dans un troublant palimpseste. Une cour intérieure hérissée de barreaux bleus, un corridor de ronde où l’on imagine le passage du maton, à chaque étage des cellules de solitude. L’une d’entre elles se visite sur demande, la clé est à emprunter auprès de l’association Chryzalid. On y verra un lit, une table sous une fenêtre haute, un lavabo. Trois fois rien dans un mouchoir de poche, qui sent encore la peine et la prière.

L’église de la mégalomartyre Barbara

La traversée du parc de la Cour-au-Chantre apporte une bouffée d’oxygène, entre cèdre et arolle centenaires. Il suffit ensuite de contourner le Musée Jenisch – il faudra y revenir pour voir, entre autres, les tableaux de Courbet! – et l’on se retrouve nez-à-bulbe avec l’église russe: une entrée magistrale par un escalier à portique, encadrée par deux pins en révérence. «Son architecture rappelle les églises russes de l’époque, typique du goût historiciste du XIXe siècle. Elle est la deuxième église russe orthodoxe de Suisse, construite en 1878, à un moment où une communauté russe réside sur la Riviera et que le pays commence à s’ouvrir aux autres confessions», rappelle Karina Queijo.

Cette chapelle votive a été commanditée par le comte Chouvalov, en mémoire de sa fille Barbara, morte en couches. 

Il faut profiter des mercredis après-midi pour y entrer librement, pousser la porte de velours rouge et se plonger dans la nef assombrie par le temps, où tout scintille malgré tout: le lustre, les velours d’or, les icônes du trésor liturgique et sacré. Les riches peintures de deux artistes russes, Éphrem Godoun et Vassili Vassilieff, n’attendent qu’un dépoussiérage – en étude depuis 2019 – pour mieux se détacher des murs polychromes. On ressort ébloui, mais aveuglé par la brusque lumière du jour, où palpitent les taches roses des bruyères.

La dernière étape est une petite ascension par la rampe de l’Espérance pour rejoindre une terrasse panoramique, qui embrasse toute la rive savoyarde entre l’Église Notre-Dame et le siège Nestlé. C’est là que culmine le Temple Saint-Martin, patron de la ville. Gargouilles et clocher sont au rendez-vous de ce monument médiéval dont le chœur remonte à 1300.

La mosaïque invisible

Une importante réfection a été entreprise à la fin du XIXe siècle, qui a failli coûter l’authenticité des vieilles pierres: sacristie, porche et tribune de l’orgue ont été totalement reconstruits, tandis que les vestiges d’une chapelle sont partis à la benne… Rinceaux autour des fenêtres, rosettes, voûte étoilée, le chœur s’inscrit dans le plus pur style néo-médiéval, laissant apparaître ça et là des vestiges du XIVe siècle. «On est alors deux à trois ans avant la loi vaudoise sur la protection des monuments historiques. 

On tâtonnait sur la meilleure façon de restaurer, hésitant entre rénovation et envie de ne pas falsifier le décor.» Le chantier du temple tourne court, les Autorités veveysannes y voyant une dénaturation. L’affaire est alors confiée à Albert Naef, architecte de renom et archéologue cantonal, qui supervise le travail avec plus de respect et de rigueur. 

En quittant les lieux, on emporte le flamboyant manteau de saint Martin, vitrail signé par Ernest Biéler, et une œuvre cachée. Karina Queijo passe sa main sur un des murs blancs de la nef, qui laisse entrevoir un certain relief: «Depuis 1990, la grande mosaïque d’Ernest Biéler a été recouverte d’un enduit, parce qu’elle ne s’accordait plus avec l’ensemble. J’aime cette idée qu’elle n’est pas détruite, seulement préservée. Elle sera peut-être remise au jour lors d’une prochaine restauration.» On s’en retourne, rassasié et curieux encore, habité d’un invisible Christ en majesté. /

Une ville plaquée or

La ville de Vevey aime ses habitants, qui le lui rendent bien. Ainsi est née l’association Vibiscum en 1989 dans le but de rassembler tous les amis du Vieux Vevey, qui compte aujourd’hui plus de trois cents personnes. Dans la foulée, plusieurs projets ont vu le jour, comme des conférences, des excursions, un dictionnaire toponymique des rues de Vevey. Mais aussi l’idée de faire descendre l’histoire dans la rue en mettant en valeur différents bâtiments d’époque: cinquante-quatre plaques dorées, équipées d’un QR code, sont désormais visibles un peu partout dans la ville, soulignant l’importance d’un café, l’originalité architecturale d’une maison ou l’emplacement d’une ancienne usine. L’occasion de découvrir encore, en prolongeant l’escapade, le petit port Eiffel (l’industriel français avait sa villa juste à côté du siège Nestlé) ou la villa de Max Morgenthaler, le chimiste qui a mis au point le café soluble sous le nom de Nescafé… L’occasion de découvrir, aussi, la pension où Fiodor Dostoïevski a séjourné en 1868 et a travaillé «jour et nuit» à son roman L’idiot, et le palace où Charles Gounod a composé son opéra Faust. Enfin, d’autres plaques sont déjà en préparation. De quoi se promener sans fin dans la ville vaudoise! /PB

À lire: Plaques veveysannes. Par Karina Queijo et al. Ed. Vibiscum (2019), 248 p.

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