Or, jade, grenat… C’est bien connu, les pierres et métaux précieux se cachent souvent au fond des rivières, même en Suisse. Prospection, les pieds dans l’eau, dans le vallon de l’Aubonne (VD).
Le paysage n’a rien d’un décor de western. Tout ici n’est que collines douces et creux arborisés, vaux verdoyants tapissés d’essences rares. Le vallon de l’Aubonne (VD) et les quelque 120 hectares de l’Arboretum ne ressemblent pas à la toile de fond d’un film de Sergio Leone, et pourtant, on y vient chercher de l’or. Depuis des siècles. «À l’époque celtique déjà, les Helvètes étaient connus pour leurs bijoux en or, dont les fameux torques. L’orpaillage a constitué un métier traditionnel jusqu’au XIXe siècle. C’était un revenu accessoire bienvenu pour de nombreuses familles qui cherchaient de l’or partout sur le Plateau suisse», explique Nicolas Meisser, conservateur au Musée cantonal de géologie à l’UNIL.
Nous voilà donc équipés pour une prospection en bonne et due forme: chaussures tout terrain, pelle, batée et loupe botanique… Ce qui laisse augurer que la récolte s’apparentera davantage à une paillette qu’à un lingot. On quitte le parking de l’Arboretum par un lacet qui plonge vers l’Aubonne. Mais pas question de rester timidement sur la berge, l’aventure aurifère se vit dans le lit de la rivière, avec de l’eau jusqu’aux genoux!
Pour le minéralogiste, les pieds mouillés ne sont rien face à la richesse du terrain. «C’est une des rares rivières qui coupe le pied du massif jurassien et provoque des saignées dans les terrains meubles du paysage. Or cette saignée permet de voir le substratum de la vie, à savoir les sols et les roches.» Des roches erratiques, pour la plupart, qui ont été charriées lors des dernières glaciations. Une grande partie d’entre elles proviennent des Alpes, une autre du massif jurassien.
Nicolas Meisser remonte le courant, tout en rappelant que le lieu disparaissait sous près de mille mètres de glace il y a encore 20000 ans! «Tout était alors recouvert par le glacier du Rhône. Or les glaciers bougent, avancent, fondent, en charriant des cailloux. Ils font de l’abrasion et laissent derrière eux les minéraux les plus résistants, comme le jade, le rubis, le saphir, entre autres.» Noblesse des géants. Ainsi les glaciers, tels de grands Poucets, disséminent des pierres précieuses et laissent des trésors, des cadeaux éclatants, quand ils se retirent. Comme les nombreux galets de jade, dus au tamisage des siècles, qui parsèment toute la région de Vuitebœuf à La Côte, garnissant notamment les murailles de Nyon.
La rivière devient soudain une mine de merveilles, comme un coffret à jouets ouvert par une main experte. Là où le béotien ne voit que des pierres glissantes, qui roulent sous le pied, le géologue s’extasie sur un gabbro du Mont Collon, une amphibolite à cristaux du Sud valaisan, une éclogite aux grains rouges sur matrice noire bleutée. «Celle-ci provient de la région de Zermatt. C’est un marqueur incroyable, très rare, formé à presque 100 km de profondeur!», détaille Nicolas Meisser en sortant son «Sissi Hammer». Mais le petit marteau rebondit plusieurs fois sans entailler la pierre, très dure, avant d’en décrocher un morceau. Scintillements sur fond noir.
Du jade dans l’Aubonne
On rejoint la berge, le nez dans les galets, et soudain surgit une pierre de jade! «Omphacite», précise aussitôt le spécialiste. Avec des veines sombres et de belles coulures vertes, la pierre semble vernie sous l’effet de l’eau. «Le jade est un beau minéral qui a toujours interrogé les géologues. On sait que le seul gisement suisse se trouve dans le massif de l’Allalin, au fond de la vallée de Saas en Valais. Des fragments de cette roche ont été transportés de ce gisement jusqu’à Genève et même à Bâle au cours des glaciations successives, lors des derniers 2,5 millions d’années. C’est un marqueur précieux, quasi indestructible et qui nous indique l’extension des glaciers.» On sait déjà beaucoup de choses sur ce minéral vert. Son âge, sa naissance, les conditions de son existence. Nicolas Meisser retrace sa bio express: formation à partir d’un magma il y a 164 millions d’années, puis immersion à 80 km de profondeur lors de la formation des Alpes. Une fournaise à 610°C, avec une pression de quelque 25000 bars, qui l’a métamorphosée en métagabbro riche en jade…
Une gestation qui donne le vertige, mais qui explique un peu l’incroyable résistance de cette roche déjà très appréciée au Néolithique. «Le jade-jadéite était extrait et travaillé sur le flanc oriental du Mont Viso dans les Alpes italiennes. On l’utilisait alors pour la fabrication de haches en pierre polie, sans doute à des fins de prestige. Mais qu’en est-il du jade de Suisse? A-t-il été exporté lors d’échanges commerciaux à cette époque-là? Pour répondre à cette question, une caractérisation de notre jade est en cours au Musée cantonal de géologie, en collaboration avec le Musée cantonal d’archéologie et d’histoire et la Faculté des géosciences et de l’environnement à Lausanne», précise Nicolas Meisser.
En attendant les dernières révélations sur le jade helvétique, on crapahute en haut de la berge, le temps de se sécher les chaussettes, et de rejoindre le jardin japonais. Entre les Zelkova (famille de l’orme) de Corée et les Yakushima onagra (érable) du Japon, on change soudain de continent. Mais la présence des prêles nous ramène à la préhistoire. Ce végétal primaire, avec son squelette de silice et son absence de fleurs, est bel et bien un vestige de l’ère paléozoïque, il y a plus de 250 millions d’années…
Mais c’est un bloc erratique, gigantesque, perché dans une zone d’éboulement, qui retient soudain l’attention du géologue. Pas de jade pourtant, mais un grès avec des lignes ondulantes imprimées à sa surface, étranges structures biologiques. «C’est un grès de Salvan-Dorénaz, que l’on retrouve localement sur les flancs de la vallée du Rhône entre Martigny et Saint-Maurice. Il date de quelque 290 millions d’années. Et les traces sont peut-être celles d’un tronc fossilisé de fougère géante, laquelle pouvait alors atteindre 10 mètres de haut.» Ce bloc devient soudain un livre ouvert à la page du Carbonifère, grimoire parlant d’un passé révolu. Normal qu’il soit dès lors, comme tous les blocs erratiques, protégé dans le canton de Vaud. Interdiction de l’abîmer ou même de le déplacer, sa position et sa taille donnant des informations importantes sur la hauteur maximale de la glace, ou d’énormes éboulements, au moment de la dernière glaciation.
Paillette d’or
On repart à l’eau, bravant le courant. Admirant ici un gneiss œillé, là un granite du Mont-Blanc, plus loin un granite de Morcles ou encore un autre jade de la variété «lémanite», massif celui-là: sous l’onde, prise dans les sables, la pierre prend des airs d’aquateinte, tel le Léman, avec le vert qui déborde et le bleu marine qui se concentre dans les creux. La rivière devient soudain vitrine de joaillier.
Et l’or dans tout ça? Nicolas Meisser entrevoit justement une mini-crique, avec du sable et décide d’y planter la pelle. «L’or, il y en a toujours un peu. Comme il est dix-neuf fois plus lourd que l’eau, il faut le chercher au fond des rivières», explique-t-il en sortant sa batée. Il y dépose une pelletée de sable terreux, évince rapidement les gros cailloux, puis commence un mouvement de va-et-vient pour obliger l’or éventuel à descendre vers le fond du récipient. Le tamisage s’effectue ainsi, en rajoutant un peu d’eau, et en continuant les mouvements circulaires, lentement, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que de minuscules grains de sable au fond de la batée. Ça scintille, mais tout n’est pas or. Éclats de grenat, chromite, magnétite, seul un grain, particulièrement solaire, brille plus fort que les autres: une paillette d’or! «On a le droit d’en prélever un peu, pour autant que l’on soit raisonnable et que l’on ne dénature ni les cours d’eau ni l’environnement. L’utilisation de moyens mécaniques est interdite en Suisse», rappelle Nicolas Meisser.
Un milligramme d’or. Pas de quoi s’enrichir. Parfois, la recherche est plus fructueuse. Plusieurs grammes peuvent être trouvés, sans que l’on sache toujours s’il s’agit d’or naturel ou de résidus d’anciennes pièces ou de bijoux. Une chose est sûre: l’or lui aussi provient des Alpes. «Il y a beaucoup de gisements. C’est un métal qui s’est enrichi lors de la formation alpine. Malléable comme du beurre, il se martèle, s’use et se purifie en s’éloignant de la chaîne montagneuse. C’est pourquoi on le trouve essentiellement sous forme de paillettes dans les rivières», dit le géologue en se penchant sur un bloc de quartz blanchâtre. Un quartz potentiellement aurifère justement: l’or est souvent associé à d’autres minéraux pour voyager. «En Californie, les chercheurs collectaient les veines de quartz, parce qu’elles renfermaient souvent des masses du précieux métal jaune…»
Pour l’heure, on se contentera d’une paillette. Et on laissera la ruée vers l’or à l’Histoire. La dernière en date, sur sol helvétique, remonte aux années 2000, dans les Grisons, plus précisément à Disentis, réputé pour ses filons. Un orpailleur chanceux est arrivé à y collecter près d’un kilo du précieux métal, aggloméré à du quartz justement… Battant ainsi le précédent record de la plus grosse pépite, trouvée au même endroit en 1997, et qui pesait 123,1 grammes.
Ce que racontent les pierres
Mais, aux yeux du géologue, les pierres ont une autre valeur. Elles ne sont pas précieuses ou semi-précieuses en fonction de leur prix marchand, mais elles sont passionnantes pour ce qu’elles racontent. «La science a répertorié 5800 espèces minérales à ce jour. Chacune de ces espèces est comme une lettre de l’alphabet, elle constitue un fragment du récit, de l’histoire de notre Terre. D’ailleurs, il est actuellement question de protéger certains géotopes, même s’ils sont moins sensibles que les biotopes.»
Une soudaine roche noire, qui provient d’un océan disparu il y a des milliards d’années, devient émouvante. Avec sa petite colonie de bactéries, primitives mais bien actuelles, qui lui compose une dentelle calcaire. Elle est plus vieille que tout le vivant. Comme une mémoire spectaculaire et muette, une archive à nos pieds. Un monde minéral qui n’est d’ailleurs pas si statique qu’il n’en a l’air. Mais qui est en constante évolution. «Plus le temps passe, plus le nombre d’espèces augmente. De nouveaux minéraux ne cessent d’être créés, qui naissent de la réaction entre l’eau, l’air, sous les effets de l’oxydation et de la vie terrestre. Près de 150 nouvelles espèces sont décrites chaque année!», s’enthousiasme Nicolas Meisser, qui a déjà une autre idée en tête.
Alors que l’on revient à la terre ferme, suivant un sentier qui traverse une forêt de bambous, puis enjambe un pont qui nous ramène en douceur à notre point de départ, le géologue se prend à rêver du diamant. «Il n’y a pas de gisement connu en Suisse, ni en Europe, mais qui sait? On a trouvé des microdiamants à Cignana de l’autre côté du Cervin, dans les Alpes italiennes…» Reste que la prospection en rivière est plus complexe que celle de l’or: le diamant étant du carbone, il est très léger et ne se laisse pas piéger par une batée. Mais le géologue a tout prévu. «II faut tartiner un canal de saindoux, sur lequel on fait passer un filet d’eau et de sable. Le seul minéral qui a une affinité avec la graisse, et donc va s’y déposer, c’est le diamant.» La prochaine aventure pourrait bien s’intituler «À la poursuite du diamant suisse»… /