Repenser les traditions religieuses à l’aune de la société civile

Depuis 2019, une formation invite les représentants de différentes communautés religieuses à s’interroger sur les rapports entre religion et État, ainsi qu’à dialoguer. Rencontre avec Pierre Gisel et Philippe Gonzalez, membres du comité scientifique de ce programme. 

Pierre Gisel, professeur à la Faculté de théologie et de sciences des religions. Philippe Gonzalez, maître d’enseignement et de recherche à la Faculté des sciences sociales et politiques. Nicole Chuard © UNIL

Proposée par la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’UNIL, la quatrième édition de la formation intitulée «Communautés religieuses, pluralisme et enjeux de société» se déroulera à la rentrée prochaine. Elle a été organisée pour la première fois en 2019, sur demande du canton de Vaud, dans le cadre de la loi sur la reconnaissance des communautés religieuses et sur les relations entre l’État et les communautés religieuses reconnues d’intérêt public (LRCR). Désormais, toutes celles ayant effectué une telle demande sont invitées à y envoyer leurs responsables, de même que les trois déjà reconnues en terre vaudoise – protestante, catholique et juive. «L’idée était de les amener entre autres à s’interroger sur leur rapport à l’État, à acquérir des connaissances en droit. Celles qui sont déjà reconnues n’ont pas toujours ces connaissances et ne se sont pas forcément posé les questions auxquelles nous les invitons à réfléchir, raison pour laquelle il est important qu’elles suivent elles aussi cette formation», souligne Pierre
Gisel, professeur à la Faculté de théologie et de sciences des religions. 

«Nous souhaitions en outre inciter les responsables de toutes ces communautés à se rencontrer et à dialoguer. Les amener à mieux se connaître, à découvrir leurs coutumes et croyances, tout cela constitue les fondations et le point de départ de possibles collaborations et relations», complète Philippe Gonzalez, maître d’enseignement et de recherche à la Faculté des sciences sociales et politiques.

Se découvrir pour amorcer le dialogue

Entre octobre 2022 et juin 2023, huit rendez-vous sont donc prévus. Sur cinq demi-journées, les participants s’immergeront dans les différentes traditions. Un bref survol, à chaque fois proposé par un tiers. «Sans entrer dans les détails, les connaissances acquises suffisent à inaugurer une réflexion», souligne Pierre Gisel.

Les trois autres demi-journées sont consacrées aux relations avec la société civile. Au programme, présentation des institutions politiques vaudoises, ainsi qu’un tour d’horizon des réalités démographique et religieuse cantonales. L’ensemble pose les bases d’un savoir et d’un langage communs permettant d’amorcer les discussions. Ce qui nous ramène au cœur de ce programme: l’incitation au dialogue. «Réseauter, apprendre à se découvrir, déconstruire les préjugés, cela fait aussi partie des buts de cette formation», rappelle Philippe Gonzalez.

Ce n’est certainement pas un hasard si les débats les plus animés ont souvent lieu non pas pendant les cours, mais de manière informelle, pendant les repas. Pris en commun, ils constituent l’occasion de se mélanger, de se rencontrer, mais surtout d’échanger sur des sujets très concrets tirés de la vie quotidienne. Ce moment est si important que, même durant la pandémie, lorsque l’enseignement a basculé en visioconférence, les organisateurs se sont efforcés de recréer ce type de discussions très libres en ligne en proposant des thèmes au groupe. En décembre, on a ainsi abordé la question de savoir comment chaque communauté préparait les fêtes de fin d’année.

Débattre sans tabou

Les discussions sont bien sûr aussi présentes dans les parties plus formelles, avec des «dilemmes» – des mises en situations fictives ou inspirées de faits réels. «En se demandant par exemple comment aborder le thème de la violence des textes sacrés dans le cadre d’un référendum portant sur la LRCR, les participants apprennent à répondre sans utiliser le vocabulaire de leur propre religion. Cela les incite à faire un mouvement de transversalité, à se décentrer. À trouver comment résoudre un problème auquel leur tradition n’apporte parfois pas de solution», souligne Pierre Gisel. Ainsi, une personne de l’Armée du Salut a été amenée à réfléchir à la façon de gérer la venue d’Exit dans un foyer – une démarche en tension avec les valeurs salutistes. Un exercice qui va de pair avec un travail sur soi-même, bien sûr: «Apprendre à mieux se connaître permet ensuite de s’exprimer comme représentant sa propre religion, mais en se mettant au service de tous», résume Pierre Gisel. 

Le programme s’achève par un examen. L’oral porte principalement sur les articles de droit étudiés en cours. Quant à l’écrit, il consiste en un dossier présentant une analyse de cas auquel chaque participant a été confronté dans sa pratique. L’occasion pour eux de revenir sur des expériences passées et de se demander ce qu’ils aborderaient différemment aujourd’hui.

Forts de ce bagage, espèrent Pierre Gisel et Philippe Gonzalez, les participants seront encouragés à tisser des liens interreligieux.

Informations: formation-continue-unil-epfl.ch/formation/communautes-religieuses-pluralisme-enjeux-societe

Former des acteurs religieux. Entre radicalisation et reconnaissance. Par Pierre Gisel, Philippe Gonzalez et Isabelle Ullern (éd.). Labor et Fides (2022), 336 p.

Et après la formation? Retour d’expériences d’anciens participants

Assistante sociale auprès de la Communauté israélite de Lausanne et du canton de Vaud, Fanny Zürcher Füllemann suit jusqu’en juin 2022 la formation «Communautés religieuses, pluralisme et enjeux de société». Elle résume un sentiment que tous les participants interrogés partagent: «Apprendre à mieux nous connaître facilite le vivre ensemble. Cela nous incite également à être plus attentifs aux autres, à nous demander comment faire pour les mettre à l’aise», souligne-t-elle. Et d’ajouter que les cours sont une excellente plateforme d’échanges: «Une camarade musulmane a eu l’idée de lancer des ateliers constitués de binômes juif-musulman en milieu scolaire à Bienne. J’ai pu faire le lien entre cette personne et un membre de ma communauté pour que le projet puisse aller de l’avant», se félicite-t-elle. 

Chez Raphaël Nagler, le programme, qu’il a suivi en 2020-21, a aussi suscité des envies d’innover. Responsable Affaires Publiques et Liberté Religieuse à la Fédération des Églises adventistes du 7e jour de la Suisse romande et du Tessin, il s’est rendu compte que, «crise des vocations oblige, nos pasteurs viennent souvent de l’étranger — principalement d’Amérique latine. Nous souhaitons mettre en place un système nous permettant de présenter le fonctionnement de la Suisse aux nouveaux arrivants», explique-t-il. 

Diplômé de l’édition 2019-2020, Philippe Thueler, secrétaire général de la Fédération romande d’Églises évangéliques jusqu’à cet été encore, a réalisé que, dans notre société laïcisée, toutes les communautés doivent faire face aux mêmes défis. Enseignant au gymnase, il s’est senti particulièrement touché par les questions apparaissant quand des adolescents se trouvent en rupture avec leur famille et leur milieu d’origine: «Lorsqu’il s’agit de gérer des comportements, valeurs ou éléments culturels en contradiction totale avec leur communauté, je suis convaincu que la clé, c’est le dialogue. Et une certaine forme de lâcher-prise…», conclut-il. 

Aumônier du gymnase et de l’école professionnelle à Nyon, Nicolas Besson fait également partie de la volée 2021-22. Ce programme a suscité chez lui un questionnement quant au rôle du religieux dans notre société mondialisée: «En complémentarité au travail des infirmières, psychologues, psychiatres et médiateurs, qui s’occupent de la santé du corps et de l’esprit, nous sommes là pour aider les jeunes à se situer dans la vie. En leur donnant accès aux traditions philosophiques et religieuses, nous leur fournissons matière à réflexion. Notre rôle ne consiste pas à mettre l’une ou l’autre en avant, mais à soutenir ces jeunes dans leur quête existentielle. Je me sens libre de leur proposer des textes venant de tous les horizons.»

Vice-présidente du Centre culturel turc de Moudon, Merve Gün fait partie de la communauté musulmane, sans avoir toutefois de parcours religieux. De formation juridique, elle a tout particulièrement apprécié le volet législatif du programme, qu’elle a suivi en 2020-21. Mais ce sont les discussions autour d’un dilemme qui l’ont le plus marquée: «Il s’agissait d’accompagner une personne en fin de vie. N’ayant encore jamais été confrontée à une telle situation, bien que nous risquions tous d’y être confrontés un jour, cela m’a beaucoup intéressée de voir comment les autres participants l’approchaient.».

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