Plus les hommes regardent de porno, plus leur vie sexuelle se détériore. C’est tout l’inverse pour les femmes, selon le résultat, en apparence paradoxal, d’une étude publiée par le Centre LIVES. Explications avec son auteur, le chercheur en psychologie sociale Nicolas Sommet.
C’est un domaine de recherche assez culotté qui peut intriguer ou gêner. Une chose est sûre, il réserve d’intéressantes surprises. Les films X, aussi, sont au cœur de travaux universitaires. S’ils ne sont pas réputés pour la qualité de leurs scénarios, ces contenus, dont la grande majorité sont imaginés par des hommes pour des hommes, produisent sur ceux et celles qui les regardent un effet pour le moins contre-intuitif. La consommation de la pornographie est associée à une dégradation de la qualité de la vie sexuelle des hommes, alors qu’elle améliore celle des femmes. C’est ce que révèlent les troublantes conclusions d’une publication récente du Centre LIVES, basé à l’UNIL et à l’Université de Genève. «Nous avons été un peu surpris, c’est vrai, admet Nicolas Sommet, chercheur en psychologie sociale et co-auteur de l’étude. Notre hypothèse de départ était formulée de manière assez ouverte, nous cherchions à évaluer l’impact de l’usage de pornographie sur la vie sexuelle, mais nous ne nous attendions pas à une telle inversion.»
Pas d’ambiguïté pourtant, les résultats sont solides. Les données ont été recueillies via un questionnaire sur un échantillon de départ très large: plus de 100 000 jeunes gens (lire l’encadré p. 29). «La force de notre recherche réside aussi dans le fait qu’il s’agit d’une étude menée sur la durée», précise Nicolas Sommet. Le chercheur a suivi les participants et participantes durant trois ans, «afin de vérifier si une variation de leur consommation de pornographie au cours du temps était liée à un changement dans la qualité de leur vie sexuelle».
Auto-évaluation des compétences
Ces jeunes gens, âgés en moyenne de 21 ans au début de l’étude, ont été invités à situer leur usage de pornographie sur une échelle de 1 («jamais») à 8 («très souvent»). Quant à la qualité de leur vie sexuelle, elle a été extrapolée à partir de trois critères. D’abord, une auto-évaluation subjective de leurs compétences sexuelles. Autrement dit, dans quelle mesure un individu s’estime performant ou non sexuellement. Le deuxième critère utilisé s’attache plus au fonctionnement sexuel (désir, excitation, érection, lubrification, orgasme, etc.). Pour compléter l’ensemble, les réponses des uns et des autres ont été mises en relation avec le niveau de satisfaction sexuelle de leur partenaire.
C’est un des aspects particulièrement intéressants de l’étude: la participation de couples. Mais attention, comme le relève Nicolas Sommet, «chacun des partenaires a rempli son questionnaire de son côté, nous avons ensuite connecté leurs réponses, en conservant leur anonymat».
Les couples en question sont tous hétérosexuels. «La littérature scientifique concernant la pornographie sur laquelle s’appuie notre cadre théorique se focalise majoritairement sur les hommes et les femmes hétérosexuels, justifie Nicolas Sommet. Cela aurait été intéressant d’explorer comment la pornographie influence les couples homosexuels, mais malheureusement ces couples n’étaient pas suffisamment nombreux pour conduire des analyses statistiques fiables.»
Sexe et demi-vérités
La présence de ces partenaires sexuels parmi les participants présente un avantage non négligeable: il permet de neutraliser certains biais qui peuvent apparaître dans les réponses. Le sexe reste, en effet, un sujet sur lequel l’être humain a une fâcheuse tendance à mentir ou, du moins, à déformer la réalité. Pas de quoi refroidir Nicolas Sommet. «En psychologie, on rencontre fréquemment des biais, y compris sur des sujets qui peuvent paraître triviaux. Ce n’est d’ailleurs pas tant que les gens mentent aux scientifiques, mais plutôt qu’ils se mentent à eux-mêmes, afin de conserver une bonne image de soi.» D’autres précautions ont permis de contourner cet écueil, comme la garantie de l’anonymat ou l’élaboration minutieuse du questionnaire soumis aux participants qui, dans ce cas, a duré près d’un an. Au final, les résultats sont limpides. Plus les hommes consomment de pornographie, ou plus leur consommation augmente dans le temps, moins ils se sentent à la hauteur sexuellement, plus ils signalent de problèmes fonctionnels (des troubles de l’érection par exemple) et moins leur partenaire se dit satisfaite sexuellement.
Chez les femmes, c’est tout le contraire. Plus elles consomment de pornographie ou plus leur consommation augmente dans le temps, plus elles se sentent compétentes et épanouies sexuellement, moins elles rapportent avoir de problèmes fonctionnels (difficulté à avoir un orgasme par exemple), plus leur partenaire se dit satisfait de la qualité de leurs échanges sexuels.
Ce paradoxe peut s’expliquer, selon les auteurs de l’étude. «On a tendance à l’oublier, mais la pornographie constitue souvent le premier pourvoyeur d’informations sexuelles pour des adolescents et des jeunes adultes, relève Nicolas Sommet. Elle peut leur faire découvrir des comportements, des pratiques, avoir un effet inspirant, voire même bénéfique pour leur sexualité.» Revers de la médaille, les représentations de la sexualité véhiculées par la pornographie n’ont évidemment pas que des bons côtés. «On le sait bien, elles ne reflètent pas la réalité, poursuit le chercheur. Il s’agit de représentations très fantasmées, et très fantasmées à travers le regard masculin. Ce qui peut avoir des effets négatifs en termes de comparaison sociale pour les jeunes hommes.»
Le X, miroir déprimant
Confrontés aux acteurs de X, au spectacle de leur anatomie, de leur endurance et des moues extatiques de leurs partenaires, certains risquent de trouver leur vie sexuelle bien terne. Et c’est peut-être là-dessus qu’il faut s’attarder pour comprendre une partie des résultats de cette étude. Comme le souligne Nicolas Sommet, «la littérature scientifique nous apprend que les hommes sont particulièrement sensibles à ces effets de comparaison. La pression à la performance sexuelle les occupe beaucoup.»
Les femmes, elles, seraient plus imperméables aux stéréotypes, physiques notamment, véhiculés par la pornographie, qui se réduisent pourtant la plupart du temps à des représentations lourdement caricaturales et machistes. Nicolas Sommet avance, à cet égard, une autre hypothèse: «Nous n’avons pas d’éléments empiriques pour l’affirmer, mais il est probable que les jeunes femmes soient plus à même de comprendre que ces représentations de la sexualité, relayées par la pornographie, sont assez irréalistes et ne constituent donc pas forcément quelque chose de menaçant. On peut aussi en faire une interprétation un tout petit peu plus cynique. Élaborée par des hommes pour des hommes, l’imagerie pornographique est, c’est vrai, empreinte de misogynie. Pour autant, il est possible que des femmes y puisent des informations sur la façon de se comporter avec un partenaire masculin. En d’autres termes, elles s’approprieraient certains codes véhiculés par la pornographie afin de les réutiliser dans leur activité sexuelle.» Et ainsi s’adapter à ce qu’elles estiment être les attentes de leur partenaire.
On ne peut bien sûr pas réduire la vie sexuelle à la quantité de pornographie consommée. Se focaliser sur un tel facteur limite forcément l’analyse, mais n’en ôte pas pour autant la pertinence. «En tant que psychologue social, j’utilise une méthodologie quantitative, statistique, qui me permet d’identifier des phénomènes sociaux et des tendances moyennes dans la population, précise Nicolas Sommet. En matière de sexualité, il y a des choses qu’on ne peut pas capter à travers le questionnaire que nous avons utilisé, c’est évident. Il faudrait pour cela une méthodologie qualitative.» D’ailleurs, reconnaît le chercheur, «on ne peut pas affirmer qu’un homme qui éprouve des difficultés sexuelles verra sa vie intime massivement améliorée en interrompant simplement sa consommation de pornographie». Si l’influence de l’usage des films X existe bel et bien, elle demeure plutôt modeste.
Au-delà du résultat, la démarche académique elle-même intrigue. Très largement consommée, boostée par Internet, la pornographie donne lieu à des recherches scientifiques, mais reste un sujet délicat, voire sulfureux. Elle fait actuellement l’objet d’un débat de société qui pointe notamment sa banalisation et les risques qu’elle ferait peser sur la jeunesse. Les pratiques choquantes qui prévalent dans ce milieu ou l’érotisation de la violence viennent, par ailleurs, d’être dénoncées dans un rapport sénatorial en France. Comment, dans ce contexte, trouver la bonne distance, la bonne approche en tant qu’universitaire ? «En nous penchant sur les conséquences de la pornographie sur la psychologie, nous avons découvert, mon co-auteur et moi, une littérature souvent assez moralisatrice, très critique de la pornographie, qui tend à réduire les consommateurs et consommatrices à des êtres captifs de leur consommation, observe Nicolas Sommet. Il y a une propension à ne regarder que du côté des effets négatifs sans essayer de comprendre le phénomène dans son ensemble. Pour cette raison, nous avons choisi un échantillon de population très large, bien plus large que ce que l’on retrouve habituellement dans la littérature scientifique consacrée à ce sujet. Et nous avons essayé de rester le plus neutre possible.» Sans diaboliser, ni stigmatiser.
Référence de l’étude: Sommet N, Berent J (2022). Porn use and men’s and women’s sexual performance: evidence from a large longitudinal sample. Paru dans Psychological Medicine 1–9. doi.org/10.1017/S003329172100516X
YouTube à la rescousse
Pour recruter des participant à cette étude sur la consommation de pornographie, les chercheurs ont choisi une méthode peu orthodoxe, mais parfaitement assumée. C’est vers la plate-forme YouTube et l’une de ses icônes qu’ils se sont tournés. C’était en 2015, Mathieu Sommet, le frère de l’un des co-auteurs, s’était alors fait un nom grâce à son émission humoristique Salut les geeks, qui ne comptait pas moins de 1,6 million d’abonnés. Ce vivier de jeunes gens francophones, vivant en France, en Suisse ou en Belgique, a permis, dans un premier temps, de recruter 100 000 participants, dont 4000 couples. À la fin de l’étude, trois ans plus tard, ils étaient encore 20 000, dont 500 couples, à répondre au questionnaire des chercheurs.
«L’échantillon n’est pas représentatif de la population et c’est une des limites de l’étude, reconnaît Nicolas Sommet. En revanche, il présentait deux avantages pour nous. Une audience jeune, donc des individus qui se trouvent à un moment charnière de leur développement sexuel, et une audience très connectée. Or, on sait que la majorité des gens consomment de la pornographie par le biais d’Internet.» L’âge moyen des participants était de 21 ans au début de l’étude. «Une population particulièrement intéressante pour nous, poursuit-il. Au cœur des recherches sur l’impact de la pornographie, il y a la question de la socialisation sexuelle. Pour un adolescent ou un jeune adulte, l’exposition à la pornographie peut avoir une influence décisive.» Passé un certain âge, l’effet de ce genre d’imagerie est plus marginal.