Nous avons tendance à diminuer notre effort articulatoire lorsque nous parlons. Une flemmardise naturelle qui, en linguistique, renvoie à la notion de « réduction phonétique » et participe à l’évolution des langues.
Il est rare que nous articulions correctement. En linguistique, ce phénomène est décrit par la notion de « réduction phonétique ». Elle désigne, en résumé, l’affaiblissement des sons que nous produisons pour communiquer avec autrui par une diminution de l’effort articulatoire. Autrement dit, il s’agit d’une manifestation de notre flemmardise ! Un réflexe biologique que nous avons tous, comme l’explique Mélanie Lancien, docteure en linguistique fraîchement diplômée de la Faculté des lettres. « Pour maximiser notre survie, nous économisons le plus d’énergie possible. Le cerveau sait très bien reconstituer les mots à partir des sons de qualité variable que nous produisons. Nous passons donc notre temps à estimer la quantité d’efforts minimale nécessaire pour nous faire comprendre. »
Articuler, ça fatigue
La bouche et le visage se composent de nombreux muscles. Les solliciter demande à notre cerveau beaucoup de contrôle moteur. « En français, si je veux faire un « i » correct, je dois bien étirer mes lèvres, placer ma langue très en avant et à plat. Ma bouche, elle, doit rester relativement fermée, détaille la chercheuse. Mais si je parle vite par exemple, le « i » aura tendance à devenir un « é », son qui exige un placement moins extrême pour la langue et la mâchoire. Le « e », lui, (comme dans « meuble ») restera assez similaire, car c’est la position « zéro » de la bouche. Dans cette logique, le « u » va également perdre de l’arrondissement et de la fermeture… » Des nuances que l’on retrouve de façon caractéristique à l’oral dans certaines régions, par exemple, le fameux « i » belge (« frettes » au lieu de « frites ») ou le « u » québécois (« treuc » à la place de « truc »).
La réduction phonétique a en effet marqué l’évolution des langues de façon distincte selon les zones géographiques. Des différences existent aujourd’hui entre les francophones de France et du Québec. « Le français, tel qu’il est parlé aujourd’hui au Canada, comprend des voyelles phonologiques (des catégories de son signifiantes) que nous n’avons plus en Europe. Au XIXe siècle, isolés à l’autre bout de l’océan, les Québécois n’ont pas pu suivre l’évolution du français de référence et ont conservé celui des anciens colons. Leur langue actuelle est donc une variété de français plus proche de celle du XVIIIe siècle, dotée de diphtongues, des voyelles qui changent de timbre en cours d’émission. En France, nous les avons bousillées, en partie par flemme ! » lance cette Basque avec une pointe d’humour.
Qui aime bien… baragouine !
Notre façon d’articuler est aussi influencée par des facteurs sociolinguistiques. Nous imitons les autres de façon instinctive pour montrer notre appartenance à tel groupe social, ou afin de transmettre une certaine image, comme lors d’un entretien d’embauche par exemple. Avec nos proches en revanche, il semble que nous fassions moins d’efforts. Vraiment ? La question a intéressé Mélanie Lancien. Cette dernière a étudié le rôle de la réduction phonétique dans l’expression de la proximité sociale à travers l’acoustique des voyelles orales du français québécois. Elle a mené des expériences en mettant une dizaine de couples dans différentes situations de communication.
Résultats : lorsque les partenaires communiquaient entre eux, la réduction phonétique était extrêmement forte. « Parfois les voyelles devenaient presque toutes des « e », il n’y avait quasiment plus que des consonnes ! » Avec un inconnu, ce phénomène diminuait. Et lorsqu’ils s’adressaient à un étranger, les couples dépensaient même énormément d’énergie pour se rendre compréhensibles. « Il apparaît donc que nous réduisons phonétiquement avec ceux que nous aimons et faisons plus d’efforts avec les autres », conclut la linguiste.