Ils sont puissants et méconnus. Dans l’ombre des athlètes qui occupent les podiums et les médias, les grands patrons du sport bénéficient néanmoins d’un pouvoir considérable, comme l’explique un professeur de l’UNIL, qui publie l’une des très rares études sur ces leaders particuliers.
«Ancien athlète de préférence. Ni jeune, ni Suisse, ni femme. Amoureux du sport, passionné de politique, d’économie et de management. Démocratique sur la forme. Bénévole, mais avec des privilèges garantis. Résidant dans l’arc lémanique.» Tel est le pedigree «classique» du grand patron d’une organisation sportive internationale.C’est, en tout cas, le profil que dessine Emmanuel Bayle, professeur en gestion du sport à l’Institut des sciences du sport de l’UNIL (ISSUL), qui est le maître d’œuvre d’un des premiers ouvrages à s’intéresser aux grands dirigeants qui façonnent le sport.
Autant de personnalités souvent méconnues, peu étudiées, voire pas du tout, car difficiles d’accès et qui, malgré leur pouvoir et leur influence considérables, évoluent dans l’ombre des grands athlètes. Et souvent dans nos contrées, puisque la plupart des fédérations des sports olympiques possèdent leur siège en Suisse (20 sur 35) et plus particulièrement à Lausanne, où trônent le Comité international olympique (CIO) et le Tribunal arbitral du sport (TAS).
Si la Suisse est le centre névralgique, le cœur des institutions sportives, olympiques et mondiales, elle fournit beaucoup moins de patrons. Aujourd’hui, il n’y a que trois présidents suisses en poste: le Valaisan Joseph S. Blatter à la tête de la Fédération internationale de football association (FIFA), la plus influente et plus prestigieuse; le Fribourgeois René Fasel, à la Fédération internationale de hockey sur glace (IIHF) et le Grison Gian-Franco Kasper, à la Fédération internationale de ski (FIS).
1. Qui sont les «grands» dirigeants du sport?
«Grand» dirigeant, l’originalité réside dans le titre. Habituellement, quand on parle de sport, on évoque l’athlète ou la performance. Et on oublie souvent de mentionner ceux qui décident, dirigent ou gouvernent. «Le terme de dirigeant, précise le professeur Emmanuel Bayle, doit se comprendre comme une personne élue et bénévole, dans la très grande majorité des cas, au sein d’un conseil d’administration d’une institution sportive au statut associatif, comme les fédérations nationales et internationales, ainsi que les comités olympiques et le CIO. Il s’agit également du propriétaire ou du dirigeant à la tête d’un club professionnel ou d’un grand événement sportif.»
Selon le professeur de l’UNIL, un «grand» dirigeant doit se comprendre dans les deux sens du terme: d’une part, les personnes à la tête des plus grandes organisations ou institutions du sport. D’autre part, les personnes qui sont à la tête de ces structures privées et qui, par leurs parcours, leurs décisions, le développement de leur organisation, marquent de leur empreinte le monde du sport, voire au-delà.
Les grands débuts
Il n’existe pas un grand dirigeant type, mais des dirigeants aux parcours divers, variés et qui ont dû se positionner face aux dichotomies: sport/argent et sport/politique. «Dans un premier temps, entre la fin du XIXe siècle et 1950,il y a eu l’institutionnalisation du mouvement sportif international. Pierre de Coubertin pose ses valises à Lausanne pour fonder le CIO. Jules Rimet, président de la FIFA durant trente-trois ans, crée la Coupe du monde de football. Et, en Suisse, Francis Messerli (le fondateur du Comité olympique suisse en 1912, ndlr) fait la promotion de l’olympisme, de l’activité physique et sportive, et défend l’apolitisme et l’amateurisme.»
Les pionniers du sport-business
Entre 1960 et 1980, les pionniers du sport-business changent les codes de commercialisation du sport. On assiste alors au «développement du sponsoring, du merchandising, du travail de la marque et à l’organisation de nouvelles compétitions. A cette époque, des dirigeants comme Thierry Sabine créent le Paris-Dakar, et Bernie Ecclestone imagine un nouveau marketing pour la Formule 1. Durant cette période, apparaissent les premiers experts en marketing du sport. Le meilleur exemple parmi les grands dirigeants, c’est Philippe Chatrier. Il est président de la Fédération française de tennis, de la Fédération internationale de tennis ainsi que propriétaire et gestionnaire de Roland-Garros. Il a su créer les conditions pour que le tennis se développe en réinjectant l’argent récolté dans la fédération. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui le modèle Chatrier.»
Il faut ajouter à cette liste les deux derniers présidents de la FIFA (João Havelange et Joseph S. Blatter) qui ont radicalement modifié le visage du football, «par des transformations politiques, managériales, économiques et identitaires». Le football se développe sur l’ensemble de la planète grâce à la télévision et à de nombreux sponsors. Le chiffre d’affaires de la fédération fait un bond énorme, passant de 5,6 millions de dollars US en 1974 à 3800 millions aujourd’hui, selon le rapport de gestion de la FIFA 2012. Et le nombre de collaborateurs travaillant dans son administration passe de 70 en 1998 à plus de 400 à la fin 2013!
L’avènement du sport-spectacle
Finalement, «les années 2000 marquent l’avènement du sport-spectacle dans un contexte de globalisation et de mondialisation. Les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) accueillent ou vont accueillir les plus grands événements, sans oublier le Qatar avec sa stratégie de “sport-power” menée par la famille régnante Al-Thani. C’est un changement radical pour l’avenir du sport.»
Sport, argent et politique, l’essentiel est de réussir. Alors, forcément, beaucoup de ces dirigeants ont été, ou sont critiqués, comme les anciens présidents Rubén Acosta (volley-ball), Primo Nebiolo (athlétisme), João Havelange et Joseph Blatter (football). «Même s’ils ont été contestés, à tort ou à raison, ils ont été de grands dirigeants du sport. Un grand dirigeant construit, développe et agrandit sa fédération, soit avec des événements, soit avec des projets. Le Mexicain Acosta a développé le volley-ball, on ne peut pas le nier. Même s’il régnait peut-être en maître sur son sport, avec un pouvoir autocratique, il a fait du volley-ball et du “beach” un beau produit commercial.»
2. Il y a peu de Suisses au pouvoir
Si la Suisse est liée à l’histoire du sport moderne, elle n’a fourni – paradoxalement – que peu de dirigeants capables de marquer leur fédération comme le fait J.S. Blatter actuellement. Il y a bien eu Hans Baumann, Léon Bouffard, Denis Oswald, Eugène Empeyta, Charles Thoeni, Arthur Gander, Max Sillig, Fritz Kratz, Max Burgi, Kurt Hasler ou encore James Koch, qui ont tous en commun d’être Suisses et d’avoir été présidents de fédérations internationales, mais jamais avec l’aura d’un Juan Antonio Samaranch (CIO), d’un Bernie Ecclestone (F1) ou d’un Philippe Chatrier (tennis). «En Suisse, il y a eu de grands dirigeants nationaux et de comités olympiques, comme Messerli, par exemple, l’a été au début du XXe siècle», résume le professeur Bayle.
Maigre compensation, il y a beaucoup d’Helvètes membres du CIO, mais avec moins de pouvoir. «Oswald a eu de l’influence, mais le dirigeant majeur, aux côtés de Samaranch, c’était Richard Pound. Ce Canadien moins connu a été le grand argentier du CIO et le premier président de l’Agence mondiale antidopage. Il a traité tous les gros dossiers économiques (droits de télévision et marketing) en véritable lieutenant de Samaranch.»
Le Suisse? Un homme de l’ombre
Dans les arcanes du sport, le Suisse est plutôt un homme de l’ombre, discret, efficace et de dossiers. «François Carrard, en tant que directeur général, a eu une importance majeure au CIO. Il a eu beaucoup d’influence comme de nombreux autres Suisses secrétaires généraux ou directeurs de fédérations internationales ou au CIO. Ce sont de grands managers, mais pas de grands dirigeants à mon sens.»
Même constat pour les clubs professionnels. Difficile de citer un président emblématique qui aurait vraiment développé son club et qui aurait laissé une trace majeure sur le plan européen ou international, comme ont pu le faire Santiago Bernabéu (Real Madrid), ou, à un degré moindre, un Jean-Michel Aulas à Lyon. Au FC Bâle, Gisela «Gigi» Oeri a surtout officié comme mécène.
Pourtant, indiscutablement, la Suisse joue un rôle central dans le management du sport depuis des années, et notamment Lausanne en tant que capitale mondiale de l’administration du sport. «Les institutions ont tendance à engager des directeurs ou des cadres qui vivent en Suisse ou qui ont été formés ici.» Les formations de management sont nombreuses, telles que le Centre international d’étude du sport (CIES), l’Académie internationale des sciences et techniques du sport (AISTS), l’Institut de hautes études en administration publique (IDHEAP), et plus récemment le master en gestion du sport proposé au sein de la Faculté des sciences sociales et politiques de l’UNIL. Elles permettent de former des étudiants au plus près des grandes institutions sportives.
3. Un ancien athlète fait-il un grand dirigeant?
«Quand on veut diriger une fédération, il est préférable de posséder un parcours sportif: avoir participé aux Jeux ou encore mieux, avoir été médaillé.» C’est le cas de l’ancien président du CIO Jacques Rogge (skipper lors des JO de 1968, 1972 et 1976) et de l’actuel patron Thomas Bach (qui a remporté la médaille d’or au fleuret par équipe aux JO de 1976). «La légitimité est encore plus forte lorsque l’on a été un sportif emblématique comme Michel Platini, l’actuel président de l’UEFA. Il a occupé de nombreux postes: joueur (trois fois Ballon d’or), sélectionneur de l’équipe de France, organisateur de la Coupe du monde en 1998 et vice-président de la fédération française», poursuit Emmanuel Bayle.
D’autres ont souvent un passé d’arbitre, comme René Fasel ou Yvan Mainini, qui préside la Fédération internationale de basket depuis 2010.
Les antécédents sportifs dans les institutions sont sans doute plus importants que la capacité managériale. «C’est une certitude! Avec cette légitimité, si on est un peu un animal politique, on peut arriver à ses fins… Encore faut-il passer le plus souvent par le niveau national avant de pouvoir parvenir à l’international. C’est, en quelque sorte, un parcours initiatique à l’intérieur du système. De plus, au-delà du titre et de la fonction officielle, les dirigeants peuvent se positionner très différemment. Il y a des présidents de fédérations internationales qui sont juste des présidents de “représentation”, des hommes de communication; d’autres sont des présidents plus stratèges et d’autres encore sont de véritables PDG qui ont besoin de diriger l’administration, de maîtriser, de contrôler…»
4. Quels sports créent le plus de dirigeants?
Les domaines plus traditionnels, moins professionnels, moins médiatiques, où l’argent se fait plus rare – comme l’escrime ou l’aviron – ont tendance à produire davantage de dirigeants et de managers. «Les anciens sportifs de ce type de sport non professionnel montrent peut-être plus d’engagement dans leur sport, avant et après leur carrière sportive. L’origine des formations des dirigeants des fédérations est très hétérogène: ils viennent du droit, du management, de la médecine, ou du monde politique. Ce ne sont pas des capitaines d’industrie. Au contraire des clubs professionnels où c’est très clair. Ce sont toujours des chefs d’entreprise, car prendre le pouvoir dans un club professionnel de football ou de hockey, que ce soit en Suisse ou ailleurs, c’est prendre la tête d’une quasi-chambre de commerce locale, et être en lien direct avec les politiques, avec la population. C’est posséder un outil de communication et de relations publiques assez unique.»
5. Et les grandes dirigeantes du sport?
Même si les pratiques féminines se généralisent, dans de nombreux pays et de nombreuses épreuves, le sport institutionnel reste conservateur et très masculin. Pour Emmanuel Bayle, le bilan est alarmant: «Il y a trop peu de femmes qui, sur le plan international, occupent des postes de présidentes de fédérations. C’est un univers peut-être un peu machiste, bien plus fermé que la politique ou le monde économique. Lorsque les femmes ont des postes, ils ne sont ni majeurs, ni déterminants. On note cependant quelques évolutions… A la FIFA, il y a désormais trois femmes dans le conseil d’administration.»
L’explication est simple: «Le stock de dirigeants est à 98% masculin, et l’on élit des personnes qui sont dans ce stock». Difficile de trouver des femmes. Pionnière en la matière, la Fédération internationale de curling a choisi l’Ecossaise Kate Caithness comme présidente depuis 2010. Mais cette nomination n’en annonce pas des dizaines d’autres. Car même si la pratique féminine a gagné ses lettres de noblesse, avec le tennis par exemple, où il y a désormais parité dans les revenus gagnés par les athlètes, et même si le football féminin va poursuivre son développement mondial, «il y aura toujours très peu de femmes au pouvoir dans les fédérations. Car contrairement à la politique ou l’économie où les choses évoluent progressivement, le sport est très en retard.»