Pas une semaine ne passe sans qu’on annonce la disparition d’une espèce animale. Les plus pessimistes craignent même la répétition prochaine de la catastrophe qui a transformé les dinosaures en fossiles. Vraie menace ou film catastrophe? Le point avec un expert de l’UNIL.
Les abeilles à longues antennes et les hirondelles de fenêtre vont-elles rejoindre les dinosaures dans la longue liste des espèces disparues? Au moment où s’achève l’Année internationale de la biodiversité, ces insectes et ces oiseaux vivent des heures difficiles en Suisse, où ils ont pourtant été choisis comme symboles de 2010. Ils ne sont pas les seuls. A l’Union internationale pour la conservation de la nature, les experts ont calculé qu’une espèce de mammifère sur quatre risque de s’éteindre. Le pronostic est aussi pessimiste pour un tiers des amphibiens, pour une espèce d’oiseau sur huit et pour 20% des plantes.
Plus largement, les biologistes craignent que la Terre du XXIe siècle ne se dirige actuellement vers une nouvelle période d’extinction de masse. Une catastrophe que la planète n’a plus connue depuis la disparition des dinosaures, il y a 65 millions d’années. Heureusement, nous n’en sommes pas encore là: «Si inquiétantes soient-elles, les extinctions actuelles n’ont rien à voir avec ce qui se produit lors d’une extinction massive», observe le chercheur de l’UNIL Thierry Adatte, qui étudie ces catastrophes préhistoriques.
«La vie, c’est une histoire d’extinctions»
La Terre conserve la trace des innombrables espèces qui n’ont pas survécu à ces apocalypses biologiques. Des fossiles vieux de 251 millions d’années racontent de masse, celle qui a vu disparaître près de 95% des espèces qui nageaient dans les océans de la Planète bleue. «L’histoire de la vie, c’est d’abord une histoire d’extinctions», résume Thierry Adatte. On estime en effet que 99% des espèces végétales et animales qui ont grandi sur la Terre, depuis que la vie y est les animaux et les plantes sont destinés à apparaître, à évoluer puis à s’éteindre, leur disparition massive reste rarissime.
Les supercrises biologiques – qu’on appelle des extinctions de masse – ne se sont produites qu’à cinq ou six reprises en 600 millions d’années. Heureusement, car, quand débute une de ces vagues de disparitions à très large échelle, le paysage change radicalement. C’était notamment le cas, il y a 65 millions d’années, quand les dinosaures ont subitement laissé leur place aux mammifères.
La météorite a un alibi
La faute à qui? «A la météorite», dites-vous? «Pas si simple», nuance Thierry Adatte. Le chercheur lausannois fait partie des scientifiques qui avancent une théorie plus complexe pour expliquer cette extinction massive. «Avant que la météorite n’entre en collision avec la Terre, on avait déjà assisté à un changement climatique important. Il y a eu un premier refroidissement qui a forcé les animaux à s’adapter. A ce moment, des espèces animales s’éteignent déjà, et la diversité des dinosaures diminue.»
Et voilà que survient le second drame. «Des éruptions volcaniques, très importantes et de très longue durée, ont débuté 300’000 ans environ avant l’impact de la météorite. Elles ont réchauffé l’atmosphère en y expédiant des tonnes de gaz à effet de serre», poursuit Thierry Adatte. Du coup, les dinosaures qui souffraient déjà du refroidissement, ont encore dû encaisser ce réchauffement tout aussi brutal. Et ce n’est pas fini: «Suite à des mécanismes complexes, ces éruptions volcaniques ont provoqué un nouveau refroidissement. On assiste alors à une sorte de yoyo climatique dévastateur pour les dinosaures.»
Les crocodiles pouvaient jeûner. Ils ont survécu
Pour des espèces qui sont déjà affaiblies, de telles perturbations deviennent vite insurmontables, surtout si l’on y deux impacts de météorite. Cela dit, toute la faune de l’époque n’a pas succombé. «Les nombreux crocodiles qui vivaient alors se sont adaptés à ces changements climatiques, observe Thierry Adatte. Je pense que c’est lié à leur métabolisme. Vu sa grande taille, un dinosaure avait besoin de manger tous les jours, alors qu’un crocodile peut jeûner durant des mois. Quand ces animaux ont dû gérer une succession néfaste de modifications de leur environnement (climatique, volcanisme, impact de météorites, diminution des proies…), cette aptitude a fait la différence.»
La mer est toujours la plus touchée
Si la disparition des dinosaures est l’extinction de masse la mieux connue du grand public, c’est aussi la plus atypique. D’abord parce qu’elle est la moins dévastatrice des cinq catastrophes globales qui ont fait chuter la biodiversité terrestre (lire l’infographie en pages 32-33). Ensuite parce que, quand on pense aux dinosaures, on imagine que ce sont les espèces vivant sur la terre ferme qui ont été le plus malmenées. Ce n’est pas le cas. «A l’époque des dinosaures comme dans les crises précédentes, la majorité des extinctions se produisent dans les océans. C’est toujours le monde marin qui est le plus touché», rappelle Thierry Adatte.
L’apocalypse des dinosaures est enfin atypique parce qu’on a longtemps cru qu’elle s’expliquait par l’impact d’une météorite. On sait désormais que ces extinctions de masse obéissent à des scénarios plus lents, dont le déroulement est bien connu des experts. «Les grandes extinctions sont toujours graduelles, avec une progression des phénomènes inquiétants, une accélération, qui conduit à une extinction de masse», dit le géologue de l’UNIL.
Le point de non-retour
Pour expliquer ce mécanisme, les spécialistes font souvent référence au roman d’Agatha Christie, «Le crime de l’Orient- Express». La victime y meurt de douze coups de couteau portés par douze assassins différents, un peu comme dans une extinction de masse. «Tout commence par une multiplication des éruptions qui provoquent une fluctuation du niveau de la mer et des changements climatiques, explique Thierry Adatte. Puis le volcanisme augmente, et, avec lui, les rejets dans l’atmosphère de gaz carbonique et de dioxyde de soufre.»
S’ensuivent des pluies acides qui augmentent l’acidité des océans, «ce qui stresse et affaiblit les organismes des espèces vivant en mer. Quand elles sont arrivées à un point de non-retour, il suffit d’un événement pour déclencher une crise massive», raconte le géologue de l’UNIL. Morale de cette histoire? Nous avons tort de craindre les météorites; on ferait beaucoup mieux de se méfier des volcans.
La vie reprend toujours après une supercatastrophe
Une note d’optimisme dans ce tableau catastrophiste: la Terre a déjà traversé cinq extinctions de masse et la biodiversité en est, à chaque fois, sortie renforcée. Ce qui démontre la spectaculaire capacité de résilience de la Planète bleue: «Après une grande extinction, il y a toujours eu une reconquête. Cela nécessite des millions d’années, mais la vie reprend son cours», assure Thierry Adatte.
Du coup, quel crédit peut-on accorder aux prophètes qui annoncent l’apocalypse des animaux pour demain, quand on voit la capacité de la vie à trouver un chemin dans des catastrophes qui n’ont pas d’égales en 600 millions d’années? Il faut bien voir que, depuis les catastrophes précédentes, un nouvel acteur s’est imposé dans l’histoire, et qu’il change la donne. «Aujourd’hui, il y a sept milliards d’humains qui investissent petit à petit toutes les niches écologiques et qui éliminent les animaux qui s’y sont installés en se spécialisant», observe Thierry Adatte.
Des zones mortes, sans oxygène ni vie
En plus des dégâts causés par l’homme, les géologues et océanographes ont observé la réapparition d’un phénomène qu’ils connaissent bien, puisqu’il caractérise des extinctions de masse précédentes. «Des «dead zones» se forment à nouveau dans les océans, raconte Thierry Adatte. Dans le golfe du Mexique, en Méditerranée, un peu partout… on assiste à la création de ces zones mortes où il n’y a plus ni oxygène, ni vie. Elles ont été créées suite à des afflux massifs de phosphates issus de l’agriculture. Si le phénomène s’intensifie, ces «dead zones» peuvent s’étendre jusqu’à la surface, comme ce fut le cas lors de la grande crise du Permien-Trias où presque 95% des organismes ont disparu.»
Ce phénomène inquiétant est aggravé par les grandes quantités de gaz carbonique qui flottent dans l’air. «Elles augmentent l’acidité des océans, ce qui stresse le plancton qui synthétise le carbonate de calcium (CaCO2) pour construire leurs coquilles. Du coup, ces organismes fabriquent des parois de plus en plus fines et piègent de moins en moins de CO2 au fond des mers. L’océan – qui est habituellement notre meilleure pompe à carbone – devient moins efficace.» Et cet enchaînement d’apparence anodine risque, en fin de processus, de supprimer toute vie dans la mer.
«C’est du moins ce qui s’est produit lors de la crise du Permien-Trias», observe Thierry Adatte. Qui souligne enfin l’accélération de ces processus. «Lors des crises précédentes, cette évolution a pris un million d’années, 500’000 ans, 200’000 ans… Mais à notre époque, ces changements vont 100 fois plus vite.»
L’homme peut-il rayer la vie de la surface terrestre?
Ces signes inquiétants annoncent-ils que la Terre court vers une sixième extinction de masse, la première depuis la disparition des dinosaures? Ce n’est pas exclu. Faut-il pour autant imaginer que l’homme sera capable de supprimer toute forme de vie sur terre, quand la nature, les volcans et les météorites coalisés n’y sont pas parvenus? «Si on pense aux coléoptères, par exemple, il n’y a pas de souci à se faire. Ils survivront, sourit Thierry Adatte. Je ne suis pas davantage inquiet pour la vie sur terre qui prendra d’autres formes, en cas de crise majeure dans les années qui viennent.»
Le chercheur de l’UNIL est moins affirmatif à propos de l’espèce humaine. «Tout dépendra de l’état de destruction de la planète. Si on parle d’un scénario où la vie disparaît dans les océans, c’est la catastrophe assurée pour les animaux supérieurs.»
Faut-il comprendre que l’espèce humaine risque de disparaître, comme les dinosaures? Disparaître, c’est possible, mais certainement pas comme les dinosaures. Car les «terribles lézards» ont en réalité survécu à la crise qui les a décimés, il y a 65 millions d’années. Les oiseaux, qui peuplent nos jardins, sont leurs lointains descendants. «Les amateurs de catastrophisme l’oublient souvent, mais, zoologiquement, les oiseaux viennent de la même famille que les diplodocus. La différenciation se fait il y a plus de 140 millions d’années, avec l’archéoptéryx, une sorte de poule avec des dents et des griffes, qui est l’ancêtre commun à partir duquel tous les oiseaux ont évolué.»
Nous n’en sortirons pas grandis!
Pour survivre, les dinosaures ne sont pas seulement devenus des oiseaux, ils ont également rapetissé. «Eh oui, c’est un autre phénomène typique de ces périodes d’extinctions massives, sourit Thierry Adatte. Avant la catastrophe, on voit des animaux très adaptés et spécialisés, souvent de grande taille. Quand la crise intervient, ce sont les opportunistes qui en réchappent, ceux qui peuvent se débrouiller dans n’importe quel milieu. Souvent, leur recette pour s’en sortir, c’est le nanisme.»
Après chaque période d’extinction massive, on a ainsi vu des ammonites, des dinosaures ou des mammifères survivre, moyennant une diminution notable de leur taille. «Parce qu’il faut bien que leur métabolisme soit ralenti, pendant que s’opère la reconquête des territoires dévastés, parce qu’il n’y a pas beaucoup à manger et parce que la situation est très compétitive, détaille le géologue de l’UNIL. Du coup, les suivants sont plus petits.»
Voilà qui simplifie les choses. Quels que soient les scénarios dans les prochaines décennies, les humains s’en sortiront probablement, d’une manière ou d’une autre, mais certainement pas grandis.
Jocelyn Rochat