
La démolition de chefs-d’œuvre architecturaux ou artistiques a toujours existé, provoquant souvent l’indignation d’auteurs très en verve. C’est l’objet du dernier livre de Philippe Junod, qui ancre une partie de l’ouvrage à Lausanne.
Il y a des phrases qui font décoller vers le beau, qui emmènent directement au ciel. Celle-ci commence ainsi: «Il y avait, dans un coin du monde, une merveille du monde; cette merveille s’appelait le Palais d’été.» Et Victor Hugo de poursuivre l’éloge de l’édifice chinois: «Si on ne le voyait pas, on le rêvait. C’était une sorte d’effrayant chef-d’œuvre inconnu entrevu au loin dans on ne sait quel crépuscule comme une silhouette de la civilisation d’Asie sur l’horizon de la civilisation d’Europe.» Puis la rupture: «Cette merveille a disparu.»
Si un exemple résumait le dernier livre de Philippe Junod, professeur honoraire d’histoire de l’art de l’Unil, ce serait celui-ci, qui symbolise à lui seul le propos: «Quelles que soient ses origines et ses procédures, le vandalisme n’entraîne que ruine et désolation. Mais il arrive aussi qu’il soit l’occasion de chefs-d’œuvre littéraires.» Et, les chefs-d’œuvre, dieu sait qu’ils sont nombreux dans les textes que regroupe l’ouvrage: Vandalisme. Littérature et barbarie: une anthologie. La vraie démonstration que, de tout temps, lorsqu’une beauté était physiquement détruite quelque part, ceux qui s’en émouvaient étaient capables de bâtir des monuments littéraires éblouissants.

Définition extensible
Si cet article vise à mettre en lumière les sagas patrimoniales lausannoises – deux chapitres du livre – il faut préciser que l’ouvrage de Philippe Junod est exhaustif. Définition du vandalisme, histoire, tentatives de récupérations du concept, causes, formes, tout y est abordé par le biais de multiples exemples qui galopent joyeusement d’un siècle à l’autre. Ce qui permet de bien appréhender le côté relatif de l’affaire, comme le souligne l’auteur, puisque la «légitimité» d’une destruction ou détérioration varie selon l’époque: «Au sens ancien et originel, on est toujours le barbare ou l’étranger de quelqu’un d’autre.» Et de rappeler que l’urinoir de Marcel Duchamp, objet de tant de polémiques, a lui-même été vandalisé en 1993.
Un passage de Victor Hugo précise si bien l’importance du contexte historique qu’il trouve une vraie résonance à notre époque de cancel culture. Lorsque des menaces planent sur la colonne Vendôme, l’écrivain lance: «S’il faut détruire un monument à cause des souvenirs qu’il rappelle, jetons bas le Parthénon qui rappelle la superstition païenne,… jetons bas le Colisée qui rappelle les fêtes atroces où les bêtes mangeaient les hommes, jetons bas les pyramides qui rappellent et éternisent d’affreux rois, les Pharaons, dont elles sont les tombeaux.»
Raphaël, Chateaubriand, Zola, Flaubert, Loti, Burnat-Provins, Camus, Montalembert, l’abbé Grégoire, le livre de Philippe Junod permet de mesurer à quel point artistes et écrivains se sont mobilisés pour protéger le patrimoine. On ne résiste pas à citer quelques passages somptueux. «Pauvre, pauvre Nil», s’émeut Pierre Loti en 1908: «Lui qui refléta jadis sur ces chauds miroirs le summum des magnificences terrestres, qui porta tant de barques de dieux et de déesses en cortège derrière la grande nef d’or d’Amon… Pour lui, quelle déchéance! Après son dédaigneux sommeil de vingt siècles, promener aujourd’hui les casernes flottantes de l’agence Cook.»
En 1833, Montalembert recense, navré, les édifices détruits ou détournés de leur grandeur: «J’ignore quelle peine la postérité infligera à ce mépris stupide que nous tirons de notre nullité moderne, pour le lancer à la figure des chefs-d’œuvre de nos pères; mais cette peine sera grave et dure.» Flaubert, lui, décrit avec effroi «l’orgie» de la foule prenant d’assaut les Tuileries en 1848. Un tableau superbe, que Philippe Junod compare à l’assaut contre le Capitole de Washington, de 2021: «Éblouie à l’aspect de ces splendeurs, curieuse, étonnée, étourdie de son propre bruit, excitée par sa propre licence, ivre de joie d’abord, de vin ensuite, elle s’y livre à tous les excès, à tous les caprices d’une imagination en délire.»

«vieillotte», entre autres épithètes.
Photo Nicole Chuard © Unil

Photo Nicole Chuard © Unil
Lausanne assassinée
Intitulées «Lamento sur Lausanne», les pages consacrées à cette ville offrent un précipité des tensions décrites par l’ouvrage. D’abord, par la foison et la virulence des critiques à toutes les époques. Une ville «enlaidie par les embellisseurs» selon Victor Hugo, «laide parce qu’incohérente» selon un citoyen de 1910, «qui n’a “pas su garder de noyau” d’après Éric de Montmollin en 1948, où «l’esthétique américaine se propage au loin comme une maladie infectieuse» selon l’analyse de Paul Seippel en 1897.
C’est d’ailleurs l’évolution de Lausanne qui a poussé Philippe Junod à entamer la rédaction de son livre. Un processus qui a mûri au cours de ses balades dans la ville que l’historien, jamais fatigué, contemple, analyse, photographie: «Après un long séjour en Italie et à Paris, je suis rentré à Lausanne il y a près de trente ans et je ne fais que me désoler de voir ce qu’on en a fait. Je me souviens encore du vallon du Flon avant qu’il soit bétonné. Il y avait des romanichels, des moulins qui tournaient. C’était un lieu charmant. Tout ça a disparu. Même chose pour le quartier de mon enfance, vers l’avenue Victor-Ruffy. Il y avait des jardins, des arbres fruitiers. Tout a été remplacé par des immeubles d’une banalité consternante, fruit de l’éternelle spéculation immobilière.»
Rien de conservateur dans la vision de l’historien: «Je sais qu’on peut me qualifier de passéiste. Mais ce n’est pas parce que je dénonce les cages à lapins ou les boîtes à chaussures que l’on construit aujourd’hui que je refuse la modernité. Je demande simplement que l’architecture moderne respecte le milieu dans lequel elle construit.» Des créations récentes créent même l’admiration de Phillipe Junod, comme le Musée cantonal de design et d’arts appliqués contemporains, le Mudac: «Il est original et élégant. Il parvient à réunir deux bâtiments en tenant compte de la fonction de chacun. L’utilisation de l’espace, les escaliers, la lumière, c’est vraiment très réussi, je suis enthousiaste.»
Ramuz, toujours
L’actualité fait souvent oublier l’histoire. Les polémiques architecturales de ces dernières années n’ont, en fait, rien inventé. Future place de la Gare, refonte de la Riponne, dispute de 2014 sur la tour Taoua: ces débats vous ont semblé homériques? Ils ne sont rien par rapport à ceux d’antan! D’abord, la plongée dans les textes réunis par Philippe Junod montre que les lieux qui posent problème aujourd’hui étaient déjà contestés autrefois. La zone du pont Chauderon? «Une des plus laides de Lausanne» selon Pierre Dentan en 1947. Malley? «La suprême horreur!» s’exclame le même homme, qui n’est pas plus tendre pour la Riponne: «Un des lieux les plus massacrés par les architectes d’hier, offert en holocauste à la pioche et à la pelle des entrepreneurs.»
Mais il faut laisser à César la place qui lui revient: Ramuz, l’incontournable, écrit des pages mordantes et sublimes sur cette ville qui le navre. La Tour Bel-Air, bâtie en 1931, va lui donner le souffle du dragon, non pas parce qu’elle est trop haute, comme le pensent de nombreux contemporains, mais justement parce que, selon lui, elle manque d’ambition, qu’elle est «vieillotte»: «Elle semble devenir de plus en plus poreuse à mesure qu’elle s’éloigne du sol et comme s’atténuer au lieu de s’affirmer, de sorte qu’elle est sans sommet, sans terminaison, sans accent final. D’ailleurs proprette, je n’en disconviens pas, comme tout ce qui se fait chez nous…» Bref, il la voit «essentiellement moyenne». En 1930, il sait déjà que la tour passera la rampe, malgré les critiques, parce que la région ne sort de sa «torpeur» que pour mieux y replonger vu son «caractère de pays neutre, sans accès à la mer et sans colonies». La satire est formidablement puissante puisqu’elle dépasse l’architecture et va chatouiller l’âme vaudoise: «Le débat grossit, s’anime, semble devoir un instant aboutir, puis meurt tout à coup de sa belle mort et il n’en est plus question. La solution n’est même pas intervenue. Elle n’intervient que plus tard; et généralement il n’y a pas de solution, parce qu’il n’y a qu’une demi-solution.»

L’homme qui manque
Ramuz s’est mis en voix, il ne s’arrête plus. Il passe aux responsables, ou plutôt à leur pâleur: «Il y aurait fallu un homme et nous n’en avons pas eu.» Impitoyable, il poursuit: «Il aurait fallu que survînt à ce moment-là dans nos administrations quelque chose de plus qu’un simple administrateur ou teneur de comptes, un simple gérant plus ou moins bien doué de la prospérité publique, ce que j’appelle un homme, c’est-à-dire un individu doué de toutes les qualités d’homme, qui ne sont pas seulement la possibilité de calculer, ni même celles de combiner plus ou moins bien ce qui existe, mais d’imaginer ce qui devrait être et de faire en sorte que ce qui devrait être soit.»
S’il y a un trait qui réunit la plupart des défenseurs du patrimoine, c’est d’ailleurs celui-là: la critique des politiques. Hugo résumait, en 1832: «Dans beaucoup d’endroits, le pouvoir local, l’influence municipale, la curatelle communale a passé des gentilshommes qui ne savaient pas écrire aux paysans qui ne savent pas lire. On est tombé d’un cran.» Et de fustiger ces décisions qui font «disparaître un monument féodal» pour «agrandir le carré aux choux».
Débats anciens
Comment le responsable actuel de la ville, le syndic de Lausanne Grégoire Junod, lit-il ces critiques? «Intéressant de voir à quel point ces débats sont anciens», commente-t-il, pour ironiser, à son tour, sur certains passages de Ramuz, notamment ses prédictions sur la Tour Bel-Air qui affirmaient: «Née du désordre, elle ajoutera au désordre, sans y apporter aucun embellissement, ni d’ailleurs aucun enlaidissement sans doute, ce qui serait difficile. Le plus probable est qu’on ne la remarquera même pas.» «Là-dessus en tout cas, Ramuz s’est trompé», lance le syndic: «Aujourd’hui, la tour est classée.» Aurait-il, lui-même, permis certains travaux s’il avait été aux affaires à l’époque: la construction d’un parking de la Riponne ou la destruction de la maison de Viollet-le-Duc? «J’espère que non», lance-t-il, en relativisant le réel pouvoir d’un syndic en la matière: «Je peux donner un préavis mais toutes les décisions se prennent à sept, à la Municipalité. Quand les projets touchent une zone sensible, on consulte la Commission consultative d’urbanisme et d’architecture. Si nous sommes opposés, nous avons un levier, une disposition du règlement qui nous permet de contester au motif de l’esthétique ou de l’intégration dans l’environnement.»
Grégoire Junod admet que les arbitrages ne sont pas toujours faciles: «Il existera toujours, dans un exécutif, la tentation de se laisser attirer par celui qui veut investir, qui va créer des logements, des emplois, des revenus, un accroissement fiscal. D’autant que la loi sur l’aménagement incite à exploiter le terrain existant.» La politique de Lausanne en la matière est posée: pour faire face à l’accroissement de la population, la ville a dégagé des secteurs, comme les Plaines-du-Loup ou les Prés-de-Vidy, où des logements peuvent se construire sans avoir à remettre en question les secteurs à protéger.
Lorsqu’un débat architectural se lève, le syndic est souvent fasciné par les alliances contre-nature qui se créent: «Il y a les gens qui ont une approche patrimoniale historique. Les mouvements nationalistes qui prennent appui sur le patrimoine. Les milieux libéraux qui ne veulent pas que les prolétaires viennent dans leur quartier. Les écologistes qui prônent le maintien d’un environnement existant.»
Historien et politicien, les deux Junod – qui n’ont aucun lien de famille – se rejoignent sur un constat optimiste: la protection du patrimoine a avancé, des réflexes et des instances de contrôle se sont créés. «Le vent est en train de tourner», se réjouit Philippe Junod. Grégoire Junod s’en félicite: «C’est fondamental d’avoir un patrimoine, c’est ce qui vous rend fiers de l’endroit où vous vivez. Je suis convaincu qu’une ville se développe mieux si elle attache de l’importance à son histoire.»
On démolit moins aveuglément, reste à savoir si on bâtit de belles choses. Là encore, laissons le dernier mot à Victor Hugo: «Il en est des monuments de Louis XIV comme de ses enfants. Il y a beaucoup de bâtards.»
Des édifices portés disparus

Dans son ouvrage, Philippe Junod a établi une «Chronologie sélective des abattis», soit des édifices démolis à Lausanne, de la Réforme à nos jours, mais également de quelques sauvetages. Exemples.
XVIIesiècle Démolition du cloître de la Cathédrale de Lausanne
1782 Démolition de la Porte de l’Ale
1783 Démolition de la Porte de Pépinet
Vers 1839 Démolition du Cloître de Saint-François
1899 Démolition finale du Cloître de Saint-François (pour faire passer le tram)
1920 Démolition de l’Hôtel Gibbon
1927 Balafre du parc Mon Repos par le nouveau Tribunal fédéral
1958 Inauguration de l’usine d’incinération du Vallon en pleine ville
1975 Démolition de la maison de Viollet-le-Duc (photo)
2006 Inauguration de l’usine d’incinération Tridel en pleine ville
2021 Démolition de l’Église de la Science chrétienne à Sainte-Luce
2022 Nouvelle amputation du parc de L’Hermitage par le Tribunal cantonal
Mais il y a aussi des sauvetages
1896 La Tour de l’Ale, grâce au peintre Charles Vuillermet
1978 Les Galeries du commerce sont transformées en Conservatoire de musique
