La menace qui pèse aujourd’hui sur la biodiversité n’est rien comparée aux violentes manifestations volcaniques qui ont affecté la Terre dans le passé. Elles ont créé de larges continents de laves, modifié le climat et conduit à l’extinction de nombreuses espèces vivantes. Des chercheurs de l’UNIL ont retracé le déroulement de ces évènements géologiques exceptionnels.
Lorsqu’on parle d’extinction, il nous vient aussitôt à l’esprit la célèbre crise biologique du Crétacé-Tertiaire, il y a 65 millions d’années, qui a provoqué la disparition des dinosaures et rayé de la surface terrestre entre 60 et 80% des espèces vivantes qui s’y trouvaient.
Toutefois, bien avant cette période, notre planète a connu d’autres bouleversements. A plusieurs reprises, elle a subi de violents phénomènes volcaniques qui, eux aussi, ont eu un fort impact sur la biodiversité. Sur ce plan, les conséquences ont parfois été importantes, parfois relativement limitées. Pourquoi les mêmes causes ne produisent-elles pas toujours les mêmes effets? C’est à cette question que viennent de répondre des chercheurs de l’UNIL.
Des surfaces gigantesques recouvertes de laves
Au cours des temps géologiques, «il y a eu cinq ou six manifestations volcaniques extrêmes», explique Sébastien Pilet, maître d’enseignement et de recherche à l’Institut des sciences de la Terre de l’UNIL. Des cataclysmes capables d’émettre plusieurs millions de kilomètres cube de laves sur des périodes de 500000 à 1 million d’années (ce qui est très court, à l’échelle géologique). «C’est gigantesque», commente le chercheur. Pour donner une idée de l’ampleur du phénomène, il précise que s’il se produisait aujourd’hui, «il recouvrirait l’ensemble de l’Europe d’une couche de lave de 100 à 200 mètres d’épaisseur».
Pas de cônes, mais des fissures
Il ne faut pas imaginer que ces évènements sont dus à des volcans en forme de cône qui nous sont familiers. Ils proviennent «de grandes fissures qui provoquent des fractures dans les continents», à l’image de celle de Laki, au sud de l’Islande, constituée de plus de 100 cratères alignés sur 27 km. Lorsqu’elles laissent échapper leur lave, ces fissures donnent naissance à des «provinces volcaniques», comme les appellent les scientifiques.
C’est de cette manière que se sont formées les trapps de Sibérie, vastes plateaux formés d’épais dépôts de roches basaltiques, il y a environ 250 millions d’années. Puis sont successivement apparues la province du CAMP (pour Central Atlantic Magmatic Province), «dont on trouve des traces sur les bordures de l’Atlantique, de l’actuel Canada au Brésil et du Portugal au Sénégal», la province du Karoo-Ferrar, «située actuellement en Afrique du Sud, en Australie et en Antarctique» et celle du Deccan, en Inde. A cela s’ajoutent des «évènements de moins grande ampleur», comme celui datant d’il y a moins de 20 millions d’années qui est à l’origine des gorges de la rivière Columbia, au nord-ouest des Etats-Unis.
Les éruptions ont des impacts variés
Etonnamment, bien qu’elles aient libéré d’énormes quantités de roches en fusion, certaines de ces manifestations volcaniques n’ont eu qu’un effet relativement limité sur la diversité des écosystèmes. Cette constatation a suscité la curiosité des chercheurs de l’UNIL qui ont entrepris de mettre à jour «les mécanismes qui étaient nécessaires à la disparition des espèces vivantes». Pour répondre à cette question, ils se sont tout spécialement intéressés à deux provinces volcaniques: le CAMP et le Karoo-Ferrar.
Une collaboration multidisciplinaire
L’étude qu’ils ont publiée en mars 2016 dans Nature Scientific Reports est le fruit «d’une collaboration qui a permis de rassembler des compétences très différentes», souligne Sébastien Pilet. Outre son équipe, spécialisée dans le volcanisme, ce travail a fait intervenir des paléontologues de l’UNIL et du Muséum national d’Histoire naturelle de Paris «qui ont étudié les archives fossiles de ces deux extinctions majeures», ainsi que des géochronologistes de l’Université américaine de Princeton et de l’Université de Genève, dont le laboratoire est «l’un des meilleurs de la planète en matière de datation», estime Sébastien Pilet.
Corréler les archives fossiles et les émissions de laves
La contribution de l’équipe genevoise a permis de dater avec une très grande précision la formation du CAMP, aux limites des périodes Trias-Jurassique, et du Karoo-Ferrar, aux limites du Pliensbachien-Toarcien.
La grande difficulté pour comprendre le lien entre le volcanisme et son effet sur la biodiversité est de pouvoir corréler temporellement les archives fossiles et les émissions de laves qui sont distribuées à différents endroits du globe. «L’idée lumineuse de mes collègues paléontologistes et géochronologistes a été d’étudier des roches sédimentaires contenant des dépôts volcaniques au Pérou et dans le Nevada.»
Datation: une précision de 100 à 200 000 ans
Ces deux provinces volcaniques figurent en effet «parmi les rares endroits où l’on trouve du zircon (silicate de zirconium) dans les sédiments», explique le chercheur lausannois. Or, lorsqu’il se forme, ce minéral inclut dans sa structure de l’uranium et du thorium, deux métaux radioactifs qui se décomposent au fil du temps pour donner du plomb. «En mesurant le rapport entre les éléments “pères” et l’élément “fils”, on peut dater un événement à 100 ou 200 000 années près!» C’est ainsi que les chercheurs ont pu savoir que l’activité du CAMP a débuté il y a 201,48 millions d’années et celle du Karoo-Ferrar il y a 183,25 millions d’années. Grâce à cette précision, «il est devenu possible de faire coïncider la date des sédiments et la mise en place du phénomène volcanique».
Deux périodes climatiques extrêmes
En étudiant les sédiments marins, Jean Guex, professeur honoraire de paléontologie à l’UNIL, avait constaté que les épisodes géologiques du Trias-Jurassique et du Pliensbachien-Toarcien «étaient associés non pas à une, mais à deux périodes climatiques extrêmes différentes». D’abord un refroidissement qui a fait baisser le niveau des mers, puis un réchauffement qui l’a fait remonter. C’est alors que Sébastien Pilet et ses collègues sont intervenus pour tenter de comprendre «le rôle du volcanisme dans cette série d’évènements».
Lithosphère surépaissie
«A notre grande surprise, se souvient Sébastien Pilet, on s’est rendu compte que dans les deux cataclysmes étudiés, le volcanisme avait eu lieu à des endroits où la lithosphère, cette partie rigide de notre planète comprenant la croûte et la partie supérieure du manteau terrestre, était surépaissie.» Ce qui a des conséquences sur la libération du magma, cette «pâte» de roches en fusion qui va donner naissance aux laves, en surface.
En effet, comme l’explique Sébastien Pilet, le matériel qui remonte du centre de la Terre vers la croûte «est chaud, mais il n’est pas fondu». Ce n’est que lorsqu’il se trouve à une profondeur de 150 à 180 km sous la surface qu’il entre en fusion.
Une succession de deux périodes climatiques extrêmes
Or, les chercheurs ont constaté que lorsque l’enveloppe terrestre est plus épaisse que d’habitude, cela retarde la formation de magma et donc diffère la libération des laves. La lithosphère doit d’abord se réchauffer et, au cours de ce processus, «de grandes quantités de dioxyde de soufre (SO2) qui étaient stockées à sa base sont relâchées dans l’atmosphère». Ce qui a pour effet de provoquer un refroidissement rapide de la surface du globe. Ce n’est que dans un deuxième temps, «lorsque le magma arrive vraiment à se créer en profondeur», que les écoulements basaltiques émettent du CO2, un gaz bien connu pour entraîner un réchauffement climatique.
Le rôle crucial des gaz
Ce n’est pas anodin, car ces gaz jouent un rôle crucial dans l’extinction des espèces. Comme le dit le chercheur, «les coulées de lave ne tuent que les animaux ou les plantes qui se trouvent à proximité». En revanche, le SO2 et le CO2 peuvent éliminer de nombreuses espèces qui vivent à des milliers de kilomètre du volcan. Car non seulement ils modifient le climat, mais ils ont aussi pour effet d’acidifier l’atmosphère et les océans, ce qui est nuisible à la vie.
Des espèces qui résistent au froid
Les scientifiques de l’UNIL sont donc les premiers à avoir mis en évidence la succession d’évènements qui a mené à la perte de la biodiversité lors de la formation du CAMP et du Karoo-Ferrar. Mais en quoi cela explique-t-il que d’autres cataclysmes aussi violents n’aient pas eu les mêmes impacts sur le monde vivant? «Il est probable que certaines espèces soient capables de s’adapter au refroidissement de l’atmosphère et de résister à ce changement climatique, répond Sébastien Pilet. Mais lorsque, ensuite, l’atmosphère se réchauffe, elles disparaissent.»
Une théorie qu’il reste à confirmer
Une partie du mystère a donc été élucidée. Toutefois, souligne le spécialiste de géosciences, «il ne s’agit là que d’une théorie que nous devons encore confirmer». Comment? «En étudiant par exemple les isotopes du soufre pour tenter d’identifier l’origine de cet élément», répond–il. Une autre piste consisterait à «voir si la séquence d’évènements que nous avons mis en évidence pourrait permettre d’expliquer d’autres grandes extinctions, comme celles des trapps du Deccan en Inde».
Pas de menace immédiate
Reste une question capitale: de tels cataclysmes pourraient-ils frapper à nouveau la surface du globe? «Ce type de grands évènements volcaniques se produit tous les 10 à 20 millions d’années», constate Sébastien Pilet. Sachant que le dernier réveil violent des fissures (qui a donné naissance à d’immenses plateaux basaltiques couvrant les Etats de l’Oregon et de Washington) a eu lieu il y a environ 14 ou 15 millions d’années, «il ne serait pas exclu qu’un tel phénomène puisse se reproduire prochainement – à l’échelle géologique, bien sûr». Que l’on se rassure: il semble toutefois ne pas y avoir de menace dans l’immédiat, car aucun indicateur géophysique ne suggère qu’un tel processus soit en train de se produire.
Une preuve que le CO2 élève le niveau des océans
Bien qu’elle concerne des temps très reculés, l’étude des chercheurs de l’UNIL et de leurs collègues entre malgré tout en résonance avec la problématique, bien actuelle, du réchauffement climatique. Si la plupart des scientifiques s’accordent à prévoir que l’augmentation des rejets de CO2 dans l’atmosphère produira une élévation du niveau des mers, ce point fait toujours l’objet de discussions. Or, «l’enregistrement du passé montre clairement que c’est bien le cas, souligne Sébastien Pilet. Il existe une corrélation directe entre les émissions de gaz à effet de serre et la remontée des océans.» Celle-ci peut être de grande ampleur «puisqu’on sait qu’à l’échelle géologique, les niveaux marins ont parfois varié d’une centaine de mètres». Les prédictions du GIEC (Groupe d’experts intergouvernementaux sur l’évolution du climat) selon lesquelles ils pourraient s’élever de 50 cm à 1 m d’ici à la fin du siècle «sont donc tout à fait crédibles». Même sans épisode géologique extrême.
A la base de la lithosphère
La planète est entourée d’une enveloppe rigide que les scientifiques nomment «lithosphère» (ce qui signifie littéralement «sphère de pierre») et qui comprend la croûte terrestre et une partie du manteau supérieur. Notre sort est lié à l’existence et aux soubresauts de cette écorce, non seulement parce que c’est là que nous vivons, mais aussi parce que les plaques tectoniques qui la composent se déplacent régulièrement, provoquant des séismes et des éruptions volcaniques.
Pourtant, «on connaît encore très mal la nature de la base de la lithosphère», constate Sébastien Pilet qui, avec ses collègues de l’Institut des sciences de la Terre de l’UNIL, a décidé de se pencher sur la question.
Un nouveau type de volcanisme
Pour ce faire, il travaille sur des volcans très particuliers qui ont été récemment découverts par des chercheurs japonais, au large des côtes de l’archipel nippon, dans une zone où, en théorie, aucune activité volcanique n’est envisageable. Ces volcans sous-marins «sont très petits: ils ne font qu’une cinquantaine de mètres de haut», précise le chercheur lausannois. En outre, ils correspondent à un nouveau type de volcanisme car, contrairement à ceux que l’on connaissait jusqu’ici, ils «ne sont liés ni aux phénomènes de subduction (plongée d’une plaque tectonique océanique sous une autre plaque), ni aux dorsales océaniques (sortes de fossés qui se forment sous les mers). Ils nous donnent donc des informations uniques sur la nature profonde de la lithosphère océanique.»
Echanges chimiques
En collaboration avec des collègues japonais, les chercheurs de l’UNIL ont analysé «des échantillons provenant de portions de manteaux qui ont été entraînés par ce volcanisme». Ils en ont conclu que «les idées classiques que l’on se faisait de la lithosphère sont partiellement fausses», indique Sébastien Pilet. Alors que l’on pensait qu’il s’agissait d’une zone passive, «nos études ont montré que la partie du manteau qui se trouve juste en-dessous laisse passer des liquides. Ceux-ci ont pour effet de modifier les propriétés physiques et chimiques de la base de la lithosphère et de créer, dans le manteau terrestre, des zones fertiles qui peuvent être la source de nouveaux magmas.» Les échanges chimiques qui ont lieu entre la profondeur et la surface de la Terre éclairent d’un jour nouveau l’évolution de l’enveloppe de notre planète.