Interview de Harro von Senger, expert de l’Institut suisse de droit comparé.
Juriste et sinologue, Harro von Senger est professeur en Allemagne et expert de l’Institut suisse de droit comparé, installé à l’UNIL. Il observe que la culture des affaires, en Europe, n’est pas tellement plus respectueuse des marques que celle des Asiatiques.
Entre l’éloge de la ruse – dont vous faites état dans votre livre sur les 36 stratagèmes – et le respect de la propriété intellectuelle, où passe la frontière en droit chinois?
Il me semble que la frontière n’est pas très claire non plus chez nous… Penser que nous avons une culture des affaires qui respecte les marques relève du mythe. Il suffit d’observer le lancement du quotidien gratuit «Le Matin Bleu» pour contrer l’arrivée de «20 minutes». Ou de regarder les quasi-copies de produits Nestlé vendues par la Migros et les autres grands distributeurs en Europe. Les fabricants automobiles s’observent également en permanence, et chacun s’inspire des produits des autres qui ont rencontré du succès pour concevoir ses nouveaux modèles. On copie souvent son concurrent, mais quand ce sont les Chinois qui le font, cela devient sensationnel!
Des piratages informatiques en provenance de Chine auraient été repérés aux Etats-Unis et dans plusieurs pays européens. Les Chinois pratiquent-ils, plus que d’autres, l’espionnage économique?
Les 36 stratagèmes ont été conçus à l’origine comme des stratagèmes de guerre. Le stratagème 33 – celui de l’agent secret – concerne l’espionnage. Aujourd’hui, de nombreux livres chinois sont consacrés à l’utilisation des 36 stratagèmes dans la guerre économique. J’ai lu dans l’un de ces ouvrages que l’espionnage économique représente quelque 70% de l’ensemble des activités d’espionnage menées à travers le monde. Mais les Chinois, comme les autres, ne communiquent évidemment pas sur l’espionnage qu’ils pratiquent. Impossible, donc, de savoir s’ils utilisent plus que d’autres l’espionnage économique.
Les actes de cybercriminalité, tels que le vol de données informatiques à distance, sont-ils punissables en droit chinois?
Oui, le Code pénal de 1997 contient deux articles sur ce sujet (art. 286 et 287). Donc, lorsque Angela Merkel a reproché aux Chinois de pratiquer la cybercriminalité à l’occasion d’un voyage, en août 2007, le premier ministre chinois a répondu que, si c’était vrai, les coupables seraient punis. Et je vous rappelle que l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme précise que «toute personne accusée d’un acte délictueux est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie au cours d’un procès public où toutes les garanties nécessaires à sa défense lui auront été assurées». Quand a eu lieu ce procès public à propos de la cybercriminalité chinoise? Les faits ont-ils été établis?
Nombre de copies de produits de grandes marques, vendues via Internet, sont fabriquées en Chine. Une pratique tolérée sur place?
En Chine, comme ailleurs, un entrepreneur qui n’a pas enregistré sa patente ou sa marque court le risque d’être imité. On peut copier entièrement son produit. Une licence obtenue en Suisse n’est évidemment pas valable en Chine. Une entreprise qui protège mal ses produits ou les éléments-clés de leur fabrication ne peut s’en prendre qu’à elle-même. Il est évident que les Chinois feront tout ce qui est dans leur intérêt. Ils sont sensibilisés très jeunes à la pratique des stratagèmes et ont une grande capacité à utiliser la ruse adaptée à une situation donnée.
Quel est le stratagème le plus important en matière économique?
«Emmener un mouton en passant.» C’est l’histoire d’un paysan de la Chine ancienne qui se rend dans la forêt pour couper du bois. Sur son chemin, il remarque un mouton sur le chemin qui ne semble appartenir à personne. Un homme rusé prendra le mouton et rentrera chez lui avec la bête et le bois. Un paysan trop focalisé sur son objectif premier ne verra même pas le mouton… Les Chinois sont très vigilants, toujours en alerte pour saisir les opportunités qui se présentent.
Propos recueillis par Geneviève Brunet
A lire:
«Stratagèmes», Harro von Senger, Paris, 1992 (ouvrage épuisé à se procurer auprès de l’auteur ou en bibliothèque).
«36 Strategeme fu?r Manager», Harro von Senger, Mu?nchen, 2006