À peine installé sur la banquette de ce pub irlandais du centre de Lausanne, Patrick Gyger parle d’un «projet fou». Actuellement, des ingénieurs travaillent sur l’idée de placer des satellites autour de la Lune. Leurs panneaux solaires recueilleraient l’énergie électromagnétique que déverse l’étoile pour l’envoyer vers la Terre sous forme de micro-ondes. Le directeur général de Plateforme 10 voudrait-il accoler un spatioport aux trois musées du quartier des arts de la gare de Lausanne? Non. Mais «il y a peut-être un moyen d’en sortir un projet culturel», dans le fil de l’exposition Space in the Place, présentée récemment au mudac.
Si tout cela semble curieux, c’est que tout va bien. Concrétisée ou non, l’idée s’inscrit dans l’un des axes stratégiques de Plateforme 10: la création «de nouveaux récits. Nous voulons construire des propos qui incluent les nouvelles technologies, mais également, de manière plus large, des perspectives venues d’autres domaines», indique Patrick Gyger.
Une visite dans l’une des trois institutions constitue «une expérience sensible». Si les gens en ramènent des impressions ou des réflexions auxquelles ils ne s’attendaient pas, c’est une réussite. «Nous devons être aussi ambitieux et rigoureux que possible, tout en réduisant la distance entre le public et nos projets. Le but n’est pas de faire venir un maximum de monde, mais qu’un maximum de monde puisse venir.» Cela passe par exemple par des expositions qui proposent plusieurs niveaux de lecture, afin que chacun y trouve son compte. «Les musées ne sont pas seulement au service des artistes ou des collectionneurs. Ils doivent servir à tout le monde. Il s’agit d’un but politique, au sens propre du terme.»
La durabilité fait partie des axes forts du quartier des arts. «Nos collections sont des capsules temporelles. Quelles œuvres allons-nous pérenniser aujourd’hui pour que d’autres humains, dans 500 000 ans si on est optimiste, puissent les voir?» La question, qui flotte dans les espaces infinis de la fiction, donne le vertige. Mais c’est dans ce cadre que, par exemple, Patrick Gyger a noué des contacts avec l’UNIL, où de nombreux scientifiques s’intéressent à ce domaine.
En charge notamment de faire dialoguer Photo Elysée, le MCBA et le mudac, Patrick Gyger a qualifié ces trois musées d’ «enfants turbulents» dans Le Monde. Souhaite-t-il collaborer davantage avec la vieille dame qu’est l’UNIL? «Elle me fait penser à Baba Yaga, la grand-mère étrange des contes slaves!» Licencié en Lettres, le médiéviste de formation ajoute que «l’université fourmille d’idées qui partent dans toutes les directions. Elle apporte une perspective plus analytique au monde de la culture».
Plusieurs expositions de Photo Elysée ont mis en valeur des femmes photographes (comme Laia Abril avec On Mass Hysteria), ou Richard Mosse, qui dénonce la déforestation en Amazonie au moyen d’images violentes. Un musée doit-il s’engager? «Pas de manière directe, mais par les voix des artistes, qui doivent être diverses. Plateforme 10 revendique d’être un lieu de débat et d’opinion», soutient Patrick Gyger. Ce dernier continue d’ailleurs à dire tout haut ce qu’il pense. «Je ne me fais pas que des potes, mais cela fait partie de mon travail. Si la liberté de ton n’existe plus dans mon domaine, où sera-t-elle encore possible?»
Quel était votre lieu préféré à l’UNIL pendant vos études ?
Évidemment le BFSH2 ! Ce bâtiment qui se déplie dans tous les sens est un bel environnement. Il avait alors ce nom hyper technique, qui collait bien à son architecture, un mélange de vaisseau spatial et de dessins de Piranèse, avec ses escaliers étranges . Là-bas, tu ne sais jamais vraiment à quel étage tu te trouves, ni ce qu’il y a plus haut ou plus bas. Quand j’ai entamé mes études à l’UNIL en 1989, le « B2 » était ouvert depuis deux ans seulement et n’était donc pas surexploité comme aujourd’hui. Il offrait de nombreux recoins de calme. Mais également des activités farfelues, comme le bar Zelig.
À quels cours ou quels séminaires retourneriez-vous demain ?
Cette question n’a pas beaucoup de sens… Parce que je les ai suivis, ces cours. Donc, j’en ferais d’autres, peut-être à l’EPFL ! Ou alors je choisirais les questions géopolitiques et l’histoire contemporaine. Après, l’intérêt de l’université, par rapport à d’autres études, c’est que tu peux te lancer dans un cursus qui correspond à tes goûts. J’ai mené mon parcours à l’UNIL de cette manière, dans une approche non utilitariste. J’ai suivi des cours d’histoire de l’art médiéval, de français médiéval, d’histoire médiévale. Et d’autres sujets, abordés un peu par la bande, mais qui toujours m’intéressaient. Les professeurs sont bien sûrs importants. Je pense à de belles personnalités comme François Zufferey, Carlo Bertelli, Agostino Paravicini Bagliani ou Jean-Daniel Morerod.
Quel conseil donneriez-vous à des étudiantes et des étudiants d’aujourd’hui ?
Les personnes qui vous entourent à l’université suivent les mêmes cours que vous. Donc, cultivez un peu votre singularité en vous intéressant à d’autres choses, que ce soit le jeu vidéo, le manga ou même la bière… Mais faites-le sérieusement, même dans le cas de la bière. L’université nous apprend à creuser des sujets et cette méthode d’approfondissement peut être appliquée à d’autres thèmes, hors du monde académique. C’est ce que j’ai mis en pratique pour la science-fiction ou la musique, entre autres.
Quelle est votre devise préférée ?
Dans Le reniement de Saint-Pierre de Baudelaire se trouve ce vers : « Certes, je sortirai quant à moi satisfait / D’un monde où l’action n’est pas la sœur du rêve. » Si le contexte ne nous permet plus d’agir tout en ayant des grands idéaux, c’est un vrai problème. J’aime bien Rutger Bregman, qui a écrit Utopia for Realists. Cet auteur expose des projets qui ont l’air utopiques, comme le revenu de base universel, et qui pourtant ont été appliqués avec succès un peu partout, y compris aux États-Unis. Je soutiens totalement cette idée, tout comme celle d’instaurer une taxe Tobin (ou taxe sur les transactions financières).