Les établissements états-uniens sont à l’origine de la grave crise financière de 2008. Pourtant, moins de dix ans plus tard, Bank of America ou Goldman Sachs se portent comme des charmes alors que les banques européennes – et suisses – sont à la peine. Comment expliquer ce retournement de situation?
70 milliards de bénéfice net en 2016! C’est le score réalisé par les big five, les cinq plus grandes banques américaines, soit Citigroup, Bank of America, Goldman Sachs, JP Morgan et Morgan Stanley. La même année, l’UBS voyait sa marge bénéficiaire fondre de 47%. Et le Credit Suisse a affiché une perte importante de 2,44 milliards de francs, qui s’explique notamment par une pénalité financière de 5,28 milliards de dollars infligée par les Autorités américaines, pour solder l’affaire des créances hypothécaires résidentielles. Non loin de nous, les banques de la zone euro ont également connu une année difficile, notamment les italiennes, mais aussi la Deutsche Bank qui a, pour sa part, perdu quelque 8 milliards au cours des deux derniers exercices.
Cette comparaison, mise en évidence par le magazine français L’Expansion, est éloquente : incontestablement, l’industrie de la banque se porte bien mieux aux Etats-Unis qu’en Europe ou en Suisse. Pourtant, les enseignes américaines sont à l’origine de la crise qui, en 2008, a d’abord été financière, avant de devenir globale. Ce sont elles en effet qui avaient mis sur le marché des actifs «pourris», les fameux subprimes, en les dissimulant au milieu de produits plus sains, histoire de les rendre moins repérables. Des banques historiques, réputées, ont fait faillite, comme Lehman Brothers par exemple, qui a dû déposer le bilan en septembre 2008, alors que cet établissement avait été fondé en 1850 et qu’il avait survécu à la grande dépression…
Comment les Américains ont géré la crise
Comment est-il possible que, moins de dix ans après avoir créé et vécu un authentique désastre, cette branche se porte tellement mieux sur le Nouveau Continent que sur le Vieux? Pour Diane Pierret, professeure assistante au Département de finance de la Faculté des hautes études commerciales de l’Université de Lausanne, ces destins divergents s’expliquent notamment par les mesures prises au moment même de la crise – plus particulièrement par la réaction des banques centrales. Aux Etats-Unis, c’est la très fameuse Fed, pour Federal Reserve System, qui joue ce rôle. «Dès le début, elle a décidé de recapitaliser massivement le système bancaire, quitte à y participer elle-même en achetant des actions des banques. Cette recapitalisation massive a contribué à renforcer la confiance des investisseurs privés, ce qui a permis aux banques de retrouver des liquidités rapidement et en quantité». En clair: la Banque centrale a laissé se noyer les établissements en situation désespérée, mais a forcé les autres à se recapitaliser massivement, pour qu’elles puissent absorber le choc, payer leurs dettes et continuer à investir, prêter de l’argent, bref mener leurs affaires tout en disposant d’un coussin d’économies, ou «fonds propres».
En Europe, la crise a été gérée de manière fort différente, entre autres pour des raisons politiques: «On imagine mal la Banque centrale européenne (BCE) utiliser l’argent de contribuables allemands pour acheter des actions de banques italiennes en perdition, résume la spécialiste. Ce serait une stratégie très difficile à défendre auprès des populations. Par ailleurs, les cahiers des charges de la Fed et de la BCE sont différents – la Fed a plus de pouvoirs, peut imposer plus de règles aux banques».
Certaines banques manquent de cash!
Partout dans le monde, la crise a révélé deux problèmes fondamentaux. D’abord, les établissements ne disposaient pas d’assez d’argent à eux par rapport aux montants qu’ils engageaient pour leur business, et ils se retrouvaient en situation périlleuse dès qu’un problème survenait – à court de cash, ce qui est pour le moins ennuyeux pour une banque… Ensuite, les contrôles mis en place pour évaluer le ratio entre les fonds propres et les fonds engagés manquaient de rigueur dans les meilleurs cas – étaient folkloriques dans les pires. Chaque banque devait en effet se soumettre à un «stress test», soit modéliser ce qui se passerait pour elle si le pire scénario économique devenait réalité. En jouant sur des paramètres macroéconomiques, comme une chute du PIB, une hausse massive du chômage, etc., elles devaient estimer si elles avaient assez d’argent pour absorber des pertes sur un temps donné.
Les banques européennes choisissent les contrôles qu’elles s’infligent
«Le premier problème, c’est que les banques pouvaient décider elles-mêmes du scénario à évaluer – elles avaient évidemment tendance à en choisir un pas trop dangereux, pour avoir des résultats honorables à présenter et surtout ne pas apparaître comme trop endettées, le verdict qu’elles veulent toutes éviter», explique Diane Pierret, qui est plus particulièrement spécialisée dans ces tests. «L’autre problème, c’est qu’il n’y avait pas de regard extérieur sur ces scénarios, sur les règles suivies pour évaluer le comportement de la banque – bref aucune transparence». Enfin, précise l’experte de l’UNIL, «il n’y avait pas de scénario commun, donc pas de benchmark: aucun moyen de comparer les banques entre elles».
Aux Etats-Unis, les banques sont scannées
Avec la crise, la Fed a totalement changé sa politique et ses exigences. Le président américain Barack Obama a fortement renforcé ses pouvoirs dans une loi votée par le Congrès en 2010, le Dodd-Frank Act. Désormais, les plus grandes banques doivent lui remettre leurs chiffres, y compris les plus confidentiels. La Fed a engagé une armée d’experts de premier plan – ce sont eux qui imaginent les scénarios catastrophe, eux qui y soumettent les banques à la lumière des données qu’elles sont obligées de fournir, eux qui décident des ratios à respecter. «Les banques ont été passées à ce crible dès l’éclatement de la crise – les cas désespérés ont fermé boutique, celles qui ont échoué mais étaient sauvables ont été massivement recapitalisées», se souvient Diane Pierret. Qui précise que la Fed a pu revendre plus tard les actions achetées – en dégageant un profit, donc que l’opération s’est révélée finalement bénéficiaire pour le contribuable américain.
Les «stress tests» sont peu transparents
Et en Europe? La crise a révélé les mêmes faiblesses, mais les mesures prises ont été plus molles: peu de banques ont été livrées à elles-mêmes et contraintes de déposer le bilan, et les banques centrales n’ont jamais été dotées des mêmes pouvoirs. Aujourd’hui encore, les «stress tests» n’offrent ni la même impartialité ni la même transparence qu’aux Etats-Unis: «La BCE par exemple ne réalise pas elle-même les “stress tests », ce sont les banques qui les font à l’interne, précise la spécialiste de l’UNIL. Donc elles utilisent toujours leurs propres modèles pour calculer les pertes hypothétiques de la banque dans le stress scénario défini par la BCE, pour donner un exemple qui pose problème. De même, il existe différentes façons de pondérer les risques, et on ne sait pas quelle pondération choisit une banque. On s’en doute, les résultats obtenus à partir des mêmes chiffres peuvent livrer des résultats très différents selon le poids qu’on leur donne. »
La Suisse est plus opaque encore que l’Europe
L’experte souligne cependant que, depuis la crise de 2008, les règles se sont durcies: elles sont plus précises sur la façon de mener les tests, sur les fonds propres exigés, plus élevés qu’avant. Les établissements ont dû engager des spécialistes pour appliquer ces contraintes et réaliser les tests. «Mais cela reste plus opaque qu’aux Etats-Unis, et moins contraignant», conclut-elle. Et en Suisse? «Alors là, c’est encore plus opaque, on ne sait presque rien…», soupire Diane Pierret.
Pourquoi les banques américaines ont rebondi
On a bien compris que les «stress tests» sont moins transparents et exigeants en Europe, mais en quoi ont-ils influencé les résultats des établissements américains? «C’est l’un des paramètres, répond l’économiste. Il est important pour expliquer un avantage concurrentiel dont bénéficient aujourd’hui les banques outre-Atlantique. La rapidité avec laquelle la Fed a soumis les banques à ces «stress tests» a permis d’assainir le marché, en laissant les moribondes faire faillite. En Europe, on a été moins catégorique, et on a laissé des établissements en mauvaise santé vivoter.»
En outre, la recapitalisation des établissements jugés viables au sortir de ces tests a elle aussi été rapide et massive: «Les banques américaines possèdent des fonds propres plus élevés que les européennes, poursuit la spécialiste. Ces dernières, qui n’ont pas été refinancées dans les mêmes proportions en 2008-2009, doivent constamment veiller à garder un ratio de capital acceptable. Ce manque d’argent les empêche de faire des affaires, d’une part, et d’autre part leur coûte très cher: lever du capital, se refinancer, est toujours très onéreux. Sans compter que cela les pousse à investir dans des actifs moins sûrs, pour augmenter la rentabilité de leurs placements.» Un cercle vicieux donc.
Les banques américaines licencient davantage
Outre la question, centrale, des fonds propres, d’autres facteurs expliquent la moins bonne évolution des instituts financiers du Vieux Continent. On peut citer le libéralisme à l’américaine: les entreprises ont dégraissé très massivement – Citigroup par exemple a baissé de 30% le nombre de ses employés depuis la crise. Les Européens ont certes licencié, mais pas dans les mêmes proportions. Le nombre de filiales ou d’agences fermées n’est pas comparable non plus.
Mais plus fondamentalement, la crise de la dette souveraine, survenue en Europe dès 2010 dans le sillage de la crise financière, plombe aujourd’hui encore les résultats des banques européennes. Pour résumer très brièvement, on rappellera qu’un certain nombre d’Etats européens (notamment les PIGS, pour Portugal, Italie, Grèce et Espagne) ont vu un accroissement massif de leur dette publique, à la suite entre autres des efforts consentis pour soutenir leur secteur bancaire au moment de la crise de 2008. Le marché s’est affolé et toutes les détentrices d’obligations souveraines de ces Etats en ont pâti – et en souffrent encore. La croissance, qui reprenait lentement au sortir de la catastrophe de 2008, s’est retrouvée en outre freinée par cette nouvelle crise, ce qui forcément n’est pas advenu aux Etats-Unis, d’où un nouvel avantage pour cette industrie outre-Atlantique.
Les banques européennes ont un problème
Et demain? Diane Pierret n’est guère optimiste: «Entre les exigences en matière de fonds propres, la politique monétaire qui ne les avantage guère, les conséquences de la crise de la dette souveraine, les coûts élevés de la compliance, la croissance économique pas terrible, le grand nettoyage qui n’a pas encore été fait et qui implique qu’il y a encore trop de banques en activité qui auraient dû fermer, je pense qu’il y a un vrai problème de rentabilité pour les banques européennes. Elles doivent absolument réfléchir à un nouveau business model – l’ancien n’est plus assez rentable dans le contexte actuel.»