«J’suis qu’un pauvre paysan… J’ai 89 hectares de blé, mais le blé, ça paie quoi? Ça paie la semence. Le blé, ç’a eu payé, mais ça paie plus…» Avec ce sketch inoubliable, Fernand Raynaud faisait glousser la France. Mais c’était en 1965, au millénaire précédent, et l’on peut parier qu’il mettrait moins facilement les rieurs de son côté s’il venait donner son spectacle, aujourd’hui à Lausanne. Notamment parce que, chaque année en Suisse, il y a désormais 1600 exploitations agricoles qui disparaissent. Et que, selon les scénarios qui ont été esquissés par des chercheurs de l’UNIL, le phénomène risque de s’accélérer méchamment d’ici à 2030.
Pourtant, les Suisses des villes n’ont jamais semblé si envieux de renouer avec leurs racines terriennes. Ils plantent des tomates sur leur balcon et cultivent leur jardinet. Ils font leurs courses au marché fermier, parce qu’ils ont pris goût au bio, aux produits de saison et au slow-food. Les Helvètes se bousculent encore à la ferme pour le brunch du 1er Août. Nos enfants des cités fréquentent l’école à la campagne pour découvrir que le lait ne tombe pas sur terre dans les berlingots du supermarché. Et nous avons tous en tête la musique jazzy de la pub Migros qui rythme la course folle de Chocolate, cette petite poule rousse qui file à crête abattue afin de pondre l’oeuf manquant dans la barquette en partance pour le grand magasin. Enfin, le lundi soir venu, quand on allume sa télé, on se retrouve sur M6 avec plus de 100 000 Romands pour suivre «L’amour est dans le pré», cette télé-réalité qui sourit des amours contrariées des fermiers français.
C’est dire si le petit peuple de la terre a réussi à se défaire de la mauvaise réputation qui lui collait aux basques au siècle dernier, quand les humoristes ironisaient sur les paysans en Mercedes, les éleveurs subventionnés et autres «agriculteurs pollueurs». Seulement voilà, entre-temps, tout a changé, ou presque. Au point que cette profession ne ressemble plus vraiment aux clichés que s’en font les bobos urbains du XXIe siècle. Le paysan sur son tracteur? Seulement quand il trouve le temps d’aller aux champs, car, désormais, cet «as de la débrouille» gagne 20% de son revenu dans une activité accessoire, comme emmener des adolescentes en balade à cheval, produire du biogaz ou emballer ses légumes dans du plastique.
Les paysans subventionnés? C’est toujours vrai, mais encore faut-il savoir pourquoi. Au siècle dernier, la Confédération demandait aux fermiers de nourrir la nation. Et voilà qu’ils reçoivent des paiements directs pour entretenir les forêts, laisser s’épanouir des coquelicots et assurer le bien-être des coccinelles. Bref, pour devenir des jardiniers zen du paysage. Une mutation qui ne va pas forcément de soi. Sans parler des nouveaux nuages qui s’accumulent à l’horizon. Et qui ne promettent pas une pluie bienvenue sur des cultures assoiffées après un mois d’août caniculaire. On pense ici à la possible ouverture de nos frontières aux fruits et légumes chinois, certes terriblement moins chers, mais produits dans des conditions sociales et biologiques incompatibles avec nos standards helvètes.
Du coup, vous serez certainement nombreux à découvrir dans ce numéro que la paysannerie suisse subit actuellement «une crise silencieuse» (c’est en page 30). La situation est d’autant plus problématique que les agriculteurs se retrouvent souvent «très seuls» quand ils doivent s’inventer un avenir, «car personne n’en sait rien». L’importance de l’enjeu, comme le peu d’écho que rencontrent les difficultés actuelles des paysans, ont poussé des chercheurs de l’UNIL à s’investir dans le projet «Vaud 2030: quelle agriculture pour quel territoire?». Ils vous invitent désormais à cheminer un moment avec eux, que ce soit sur Internet ou dans le cadre d’un cours public (prenez rendez-vous en page 33), afin d’imaginer un avenir pour cette profession aussi fantasmatique que menacée.