Payerne aux siècles des siècles

Les talons dans la terre du district de la Broye-Vully et la tête tournée vers le ciel, la ville de Payerne conjugue la chair et l’esprit. Entre son site clunisien et quelques pépites d’architecture art nouveau, on en oublierait presque qu’elle est aussi le berceau du boutefas…

Il faut visiter Payerne dans la lumière rasante d’une fin d’après-midi. Quand le soleil chauffe la pierre, exalte sa blondeur. Il faudrait presque fermer les yeux, approcher du cœur historique sans rien voir, et ne les ouvrir que sur place, au pied de l’Abbatiale. La plus grande église romane de Suisse, et qui vient justement d’être entièrement restaurée (voir ci-dessous).

Ce jour-là, elle a le clocher bâillonné et les yeux rieurs (départ de la balade sur la place du Marché, voir le plan ci-dessous). Signe que les Brandons sont passés par là. Les ocres de l’avant-nef explosent dans la lumière, une façade immense percée d’un portail en fer forgé, tandis que les calcaires jaunes et gris forment un décor en stéréotomie sur les murs extérieurs du chœur. «Les restaurateurs ont posé un glacis tout en laissant la lecture archéologique. Il était important d’uniformiser tout en faisant ressortir les strates historiques», explique Brigitte Pradervand, historienne d’art, qui a enseigné pendant près de dix ans à l’Université de Lausanne. 

© Stéphanie Wauters

Des cris d’enfants montent soudain de la cour du collège, que l’on rejoint par une porte voûtée, et ricochent contre les murs de l’ancien cloître (N°2). Ici, dans ce petit enclos de pierre, les époques de l’histoire s’entrechoquent, les temps se bousculent. Le rire des écoliers et le silence des moines. Les classes ont remplacé les celliers, les tableaux noirs ont supplanté les monastiques cuisines. Dans ce carré parfait qui était en fait le préau du cloître, il reste encore le puits, mais le péristyle a disparu. «C’est le même volume, avec au nord la nef de l’église et, à l’est, le bâtiment conventuel avec l’ancienne salle capitulaire au rez et le dortoir des religieux à l’étage. Ces deux ailes ont conservé leur parement de l’époque romane», précise Brigitte Pradervand, qui a déjà publié de nombreuses brochures sur l’architecture de Payerne, dont elle est aussi originaire. 

Là-haut sur la colline

Le site est bien préservé. Et pour cause: on se trouve là sur une colline, qui peut atteindre un dénivelé de huit mètres de haut. Un emplacement idéal pour un monastère, lequel a été bâti entre le Xe et le XIIe siècle, sur le site d’une ancienne villa romaine. C’est la famille royale de Bourgogne transjurane, dont la reine Berthe de Souabe, qui a donné l’impulsion, d’abord d’un collège de chanoine, puis du centre religieux que l’on connaît aujourd’hui. L’impératrice Adélaïde et son frère Conrad de Bourgogne (enfants de la reine Berthe) donneront le site à l’ordre de Cluny en 962. «Toute la colline était fortifiée naturellement, de par son relief mais aussi par de hauts murs. Le prieur venait proclamer la justice à la balustrade, sur l’actuelle place du marché. Les familiers du prieuré, artisans, gestionnaires, vivaient là tout autour, dans cette enceinte monastique.»

On imagine l’acropole clunisienne et la lente construction de la ville en contrebas. Une croissance organique, tourmentée, un peu anarchique. Payerne née véritablement de ce cœur médiéval, ce joyau juché tel un vaisseau immobile dominant la grande plaine de la Broye. Les premières bâtisses longent les remparts extérieurs, par commodité – il est toujours avantageux d’économiser un mur. «Payerne est une ville dite d’accession. Contrairement à une ville neuve dont le plan aurait été déterminé ex nihilo, permettant ainsi une régularité dans l’ordonnance des maisons et des rues, Payerne s’est développée lentement et son urbanisme porte, aujourd’hui encore, la trace de cette longue histoire», écrit Brigitte Pradervand dans la revue Patrimonial, N°3 (Le Territoire (2018), Lausanne). D’après des gravures du XVIIIe siècle, la défense de la cité était assurée par neuf tours, trois fausses tours, trois portes et mille deux cent cinquante mètres de murs dont il reste encore quelques vestiges aujourd’hui.

Concurrence entre ville et monastère

Dès le XIIIe siècle, une nouvelle église (N°3) s’installe face à l’Abbatiale. Immense nef qui vient s’inscrire dans le prolongement de l’abside clunisienne, nouveau paquebot qui lui tourne le dos, mais impose la présence de la bourgeoisie montante. «Le très vaste bâtiment de l’église paroissiale, appelée autrefois la chapelle, témoigne de la volonté des bourgeois, alors taxés par le monastère, de prendre place dans le dialogue.» Une manière de dire la forte concurrence qui se jouait entre la ville et la communauté des moines, les nombreuses insurrections qui ont ébranlé le début du XVe siècle, poussant le prieur à prendre la fuite en 1420.

Il vaut toutefois la peine d’y jeter un coup d’œil pour en saisir les nombreux trésors. À commencer par la lumière d’incendie qui coule à flot du vitrail flamboyant au Christ ressuscité. Arches du XIVe siècle, peintures décoratives du XVIIe autour des fenêtres, orgue somptueux du XVIIIe, mais aussi la ribambelle de bancs sculptés aux armoiries des familles de notables, comme celui de Jean-Pierre de Trey, apothicaire du XVIIe siècle, qui avait fait venir des menuisiers de Zurich pour ouvrager son siège… À noter aussi le tombeau en marbre noir sur le bas-côté: c’est là que reposeraient les ossements de la reine Berthe, inhumée à Payerne en 961. «Il sera ouvert en mai 2021 pour permettre des analyses plus poussées afin de déterminer s’il pourrait s’agir réellement de la reine Berthe», se réjouit Brigitte Pradervand.

Les saccages de la Réforme

Avant de quitter l’église paroissiale, on peut s’attarder encore devant une peinture médiévale au thème rare, l’Ostension du Saint Suaire. Trois évêques en bleu et carmin apparaissent tenant un tissu, mais toute la moitié inférieure est illisible. Il faut dire que cette œuvre du XVIe siècle a subi les saccages de la Réforme: «En 1536, les Bernois se sont emparés du prieuré et ont badigeonné toutes les peintures, renversé les statues des églises. Le pouvoir religieux a été mis à sac. Le couvent est alors sécularisé et devient la demeure des gouverneurs bernois.» Les Autorités construisent quelques années plus tard un hôtel de ville en molasse avec son escalier monumental, qui vient s’appuyer sur la probable ancienne maison du prieur. Comme une manière de l’effacer. 

Pendant toute la période bernoise, le culte dans l’Abbatiale est abandonné. On y fond des cloches, on y entasse le grain, l’avant-nef devient prison… Ce n’est qu’à l’indépendance vaudoise que la commune pourra racheter le monument. Et peu à peu songer à sa sauvegarde. Avec une première restauration que l’on doit à un personnage d’envergure, Louis Bosset, architecte et archéologue cantonal. Il joue sur tous les fronts, politique (syndic de la ville de 1929 à 1941) scientifique et entrepreneurial. C’est lui qui supervise le patrimoine bâti, tout en dirigeant d’importants travaux dont ceux de l’Abbatiale. 

La griffe d’un architecte payernois

Descendre la rue du Temple, qui porte sa griffe, permet de se faire une belle idée de ses œuvres. Au numéro 9, la façade néobaroque taillée à la gradine a été entièrement dessinée par ses soins: fenêtres géminées, rosaces, lucarne élégante, toiture à croupe sur la rue. De même au numéro 15, le profil d’une villa saisit le regard: avec ses tourelles d’angle et son arcature, on y lit tout le style de l’architecte, inspiré par le Jugendstil et ses séjours viennois. Il aimait mélanger les genres avec raffinement, mettre de la rondeur dans la pierre, comme l’attestent de nombreux exemples parsemés dans la ville, dont sa propre demeure, au sentier des Invuardes: oculus, bow-window et façades coiffées de murs pignons, la maison est un véritable bijou de complexité posé sur l’herbe, un rêve qui n’aurait pas déplu à Gustav Klimt.

En traversant la place de la Concorde (N°4), on peut voir sous un autre angle les hauts murs du château bernois avec ses briques rouges non restaurées. Cette belle place, occupée aujourd’hui par des voitures stationnées, est une des caractéristiques de Payerne: «C’est une ville qui a gardé plusieurs espaces vides, mais ceux-ci sont pleins de sens historique. Ainsi l’actuelle place du Marché était l’ancien cimetière du monastère, tandis que le parking a recouvert le verger des moines…» En suivant la rue de Lausanne, il faut deviner qu’y glissait autrefois un ruisseau qui, avant de se jeter dans la Broye, emportait les déchets de boucherie. La ville a d’ailleurs gardé ses nombreux commerces de viande et sa réputation charcutière qui vaut à ses habitants le surnom de «Cochons rouges», rappelle l’historienne.

En bifurquant sur la rue des-2-Tours, on sort alors du périmètre de la ville médiévale pour rejoindre la Broye, avec en point de mire un vestige de la tour des Rammes, ouverte à la gorge (N°5). Elle toise la rivière, tandis qu’un chantier lui retourne les pieds. «Nous voilà à l’extérieur des murs, mais le front des maisons nous permet de voir la ligne qu’occupait autrefois le rempart. Certaines demeures ont encore à l’intérieur des pans de muraille prise en sandwich!» relève Brigitte Pradervand.

Comme dans un tableau de Millet

De l’autre côté de la Broye, le faubourg de Vuary, déjà présent au Moyen Âge, voit ses anciennes fermes remplacées une à une par des blocs modernes. Un coup d’œil par-dessus l’épaule permet d’admirer le pont de Guillermaux avec ses ajours à motifs végétaux et ses lanternes, encore un ouvrage ciselé par Louis Bosset. Mais il faut longer le quai de la Broye, en gardant les yeux fixés sur la rive droite, pour entrer dans un tableau de Millet. L’énergie de l’eau, les berges à l’herbe fatiguée, la lumière du soir qui vernit les maisons basses où se trouvaient les anciens moulins du prieuré. «Dans cette zone se tenaient aussi les tonneliers, une forge, divers artisans et même des bains. Une vaste retenue d’eau abritait également une réserve à poissons – piscitum – pour les moines», rappelle l’historienne.

Les quais mènent jusqu’à la «fausse tour» (N°6), aujourd’hui reconvertie en logements, tandis que pointe au loin la Tour Barraud. Et l’on revient par la rue à Thomas, dont un des représentants de cette famille, qui fut avoyer des biens du monastère, avait là ses logis. Sur la petite place, on y voit encore une grange, des toits imbriqués les uns dans les autres, un air d’abandon qui parle d’un autre siècle, renvoie aux jardins médiévaux, à des potagers peut-être. Pour peu que le soir tombe, et la rue du Portail (N°7) avec sa maison à colombages, toute biscornue, pierres de taille et plafonds peints, fait croire au promeneur qu’il a emprunté le chemin de Traverse cher à Harry Potter… Avant de débouler à nouveau dans la Grand-Rue, ses arcades qui abritaient l’ancien marché, ses halles, juste sous le monastère. Une ruelle y ramène, le temps d’embrasser une dernière fois l’esplanade avec ses deux fontaines du Banneret aux étendards de la ville (N°8). Et de saluer le ginkgo qui grandit dans la cour. Arbre millénaire, que l’on dit résistant à tout, et qui semble bien placé pour contempler le palimpseste des siècles gravés dans ces murs.

Une restauration de haut vol

Elle sort d’un gigantesque chantier, qui a duré près de treize ans. Mais depuis mai 2020, l’Abbatiale, avec ses hautes voûtes en berceau et sa douce luminosité, a retrouvé une nouvelle jeunesse et surtout une stabilité.

«Dès le XIVe siècle, cette église avait un problème de statique. Mais quand une clef de voûte s’est descellée en 2007, il a fallu entreprendre des travaux en toute urgence», explique Anne-Gaëlle Villet, directrice-conservatrice de l’Abbatiale de Payerne. Pour éviter que les parois de la nef ne s’écartent et finissent par s’effondrer, neuf tirants ont été placés dans les piliers extérieurs, un défi technique qui n’avait jamais été réalisé dans une église. 

La restauration a également permis de remettre en valeur le monument par une scénographie à la fois discrète et immersive: des bornes interactives invitent à mieux saisir certains détails, comme les mandorles des chapiteaux, et à plonger dans mille ans d’histoire avec un grand H.

Infos et visites sur abbatiale-payerne.ch

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