A l’occasion du Sommet de la Francophonie, qui aura lieu du 22 au 24 octobre 2010 à Montreux, «Allez savoir!» s’est demandé si la diversité linguistique qui prévaut actuellement en Europe est un avantage ou un handicap, par rapport au continent nord-américain qui parle massivement l’anglais. Les réponses de la professeure de linguistique de l’UNIL Anne-Claude Berthoud.
Face à un continent nord-américain qui parle massivement l’anglais, face à un monde globalisé qui, lui aussi, pour être entendu, baragouine un anglais standardisé passe-partout, face, en un mot, au rouleau compresseur anglophone, l’Union européenne joue-t-elle la bonne carte avec son plurilinguisme affiché, ses 23 langues officielles, sa noria de traducteurs, le bon milliard d’euros qu’elle dépense chaque année pour promouvoir la diversité des langues?
Cela la rend-elle plus forte? Plus performante? Plus intelligente? L’Union européenne pense que oui. Oui, il lui semble bien que naviguer entre 23 langues officielles (plus quelques bonnes poignées d’autres qui se parlent sur son immense territoire), c’est un plus. Encore faudrait-il en apporter les preuves. Des preuves scientifiques.
Ce travail, elle l’a notamment confié aux chercheurs du projet «DYLAN», coordonné par Anne-Claude Berthoud, professeure de linguistique à l’Université de Lausanne (UNIL), avec la collaboration des professeurs Georges Lüdi de l’Université de Bâle et François Grin de l’Université de Genève, ainsi que le management scientifique de SCIPROM à St-Sulpice.
Le projet porte le nom de code «DYLAN», pour dynamique des langues et gestion de la diversité. C’est un projet du 6e programme-cadre européen financé par la Commission européenne (www.dylan-project.org). Retenez le mot dynamique: il servira à Anne-Claude Berthoud de fil conducteur, de troisième voie, de chemin de salut entre deux camps qui se déchirent entre eux.
Car en matière de parler, il y a ceux qui voudraient que chaque langue s’oppose farouchement à la contamination des autres, et surtout à la contamination de l’anglais, sur l’air du «chassez ces anglicismes qui salissent notre langue». A l’opposé, il y a ceux qui voudraient que la diversité des langues capitule face au rouleau compresseur anglophone, sur l’air cette fois de «parlons tous anglais, c’est comme ça que nous nous comprendrons et que nous perdrons moins de temps».
Entre ces extrêmes, Anne-Claude Berthoud sort, tel Merlin l’enchanteur de sa petite valise, l’instrument qui rendra l’Europe plus performante, plus intelligente, plus forte: la boîte à outils plurilingue. Elle s’en explique pour «Allez Savoir!».
Vous dirigez, Anne-Claude Berthoud, un vaste projet qui regroupe 19 partenaires, 12 langues, près de 80 chercheurs, «DYLAN», pour dynamique des langues et gestion de la diversité. Le but de ce projet?
«DYLAN» doit montrer en quoi et sous quelles conditions la diversité linguistique de l’Europe constitue un atout plutôt qu’un obstacle, pour le monde de la connaissance et pour le monde de l’économie. La Commission européenne a des convictions: que la diversité linguistique est un plus pour l’Europe. Elle a fait appel aux linguistes, leur disant: «Donnez- nous des arguments scientifiques pour fonder ces convictions».
Vous en êtes, avec votre équipe, à une année de la remise du rapport final. A ce stade, vous avez un début de réponse? Le plurilinguisme rend-il plus intelligent, plus performant?
Pour vous répondre sous forme de slogan: le plurilinguisme, c’est bon pour l’Europe! Mais il faut s’accorder sur ce que l’on entend par plurilinguisme. Jusqu’à peu, on comprenait par là la capacité de savoir deux ou plusieurs autres langues presque aussi bien que sa langue maternelle. Pour nous aujourd’hui, le plurilinguisme, c’est autre chose. C’est la capacité, pour un individu, dans un contexte donné, de se débrouiller avec des moyens empruntés à plusieurs langues. Ce que nous appelons des répertoires plurilingues: une boîte à outils constituée de connaissances plus ou moins abouties, ou plus ou moins partielles, mais qui fait qu’on se débrouille, qu’on se comprend, que l’on se fait comprendre. Dans certains domaines, vous possédez très bien une langue étrangère, vous en maîtrisez toute la subtilité, à l’oral comme à l’écrit. Dans d’autres langues, vous avez des savoirs minimaux qui sont adaptés aux besoins des situations de communication qui sont les vôtres, et cela suffit ainsi.
Si je vous comprends bien, pour être plurilingue, au sens de «DYLAN», pas besoin de savoir les autres langues comme sa propre langue ?
C’est cela même. Tout est question de contexte. Le répertoire plurilingue, c’est, par exemple, la capacité dans une même conversation de recourir à plusieurs langues grâce à ce qu’on appelle des alternances codiques. Vous êtes dans une conversation, vous cherchez un mot, vous vous rendez compte que dans la langue choisie ce n’est pas assez précis, vous alternez: vous allez le chercher dans la langue qui dispose du mot, qui dispose du concept. Certains mots sont plus disponibles en anglais comme «marketing», ou «e-mail», d’autres plus forts en allemand comme «Punkt Schluss» et «Röstigraben». Dans un restaurant italien, vous demanderez de la «pasta» ou une «pizza al tonno» et vous passerez votre commande de préférence en italien, ce qui vous donnera avec le service une plus grande connivence… avec souvent un meilleur résultat. La conception plurilingue, c’est la possibilité d’hybridation pour être plus efficace, et la possibilité d’alterner, c’est le contraire du purisme.
En vous entendant, le député UDC jurassien Dominique Baettig doit avoir les bacchantes qui frémissent d’horreur, lui qui veut bannir les anglicismes du vocabulaire officiel de la Confédération…
Le débat, c’est jusqu’où on accepte l’hybridation. Le répertoire plurilingue, effectivement, consiste à accepter des mots, des structures, d’une autre langue dans le discours. Acceptons donc, si l’on fait allusion à l’anglais, des mots comme marketing, e-mail, debriefing: c’est du «prêt-à-parler», nous pouvons le plus souvent nous en satisfaire. Nous ne sommes pas dogmatiques. Nous n’envisageons pas les langues comme chacune bien rangée dans sa petite case où il faut tout traduire, tout adapter. Comme le préconise Dominique Baettig, ou, en France, comme l’ordonnait la loi Toubon.
Eh bien dites donc, vous n’allez pas vous faire que des amis au Sommet de la Francophonie qui aura lieu bientôt à Montreux !
Au contraire! La francophonie veut aujourd’hui s’inscrire dans une perspective plurilingue. Et ayant dit ce qui précède, la question maintenant est de savoir jusqu’où on peut aller dans l’hybridation. Pour que – ici en l’occurrence – l’anglais n’étouffe pas les autres langues: c’est une question d’équilibre, de balance. Il s’agit de concevoir ce débat dans l’espace d’une tension. Entre ceux qui nous disent: «tout traduire en français!» mais ce serait une conception archaïque, monolingue, idéalisée d’une langue pure, et ceux qui sont prêts, à l’extrême opposé, à encourager l’invasion totale… il y a les répertoires plurilingues. Avec lesquels chaque individu, selon ses besoins, jongle. N’importe quel cuisinier ou gastronome non francophone saura les mots français qui sont usuels lorsqu’on se mêle de «bonne» cuisine. Un universitaire professeur de philosophie moderne doit nécessairement pouvoir pratiquer l’allemand. Peut-on imaginer travailler dans le monde de l’opéra, sans parler un tant soit peu d’italien… ou dans celui de la finance sans maîtriser l’anglais de la finance?
Mais, la main sur le coeur: ces jongleries, cette diversité faite de bricolage… cela ne nous fait-il pas perdre du temps et de la précision? L’Europe ne seraitelle pas plus redoutable à parler une seule langue? En quoi l’Europe est-elle plus forte, plus performante, à développer et soutenir son plurilinguisme?
Le plurilinguisme fait partie intégrante de notre héritage européen, héritage que l’on a jusqu’ici largement proclamé et défendu en termes sociaux, culturels et identitaires. Mais deux bastions, deux noeuds de résistance, émergent aujourd’hui et insistent dans le paysage: l’économie et la connaissance. Certains pensent que ces deux domaines peuvent se satisfaire d’une «lingua franca», l’anglais, fondée sur le mythe d’une langue universelle. Laquelle servirait à la globalisation du marché et à l’internationalisation de la connaissance et de la science. L’observation nous montre que, si la maîtrise de l’anglais est nécessaire, elle n’est plus suffisante aujourd’hui. Ce qui fait la différence, ce sont la ou les langues en plus. Ce qui conduit même à dire que les monolingues anglophones commencent à ressentir un sérieux handicap sur le marché européen face à leurs voisins plurilingues. Certains chercheurs montrent que le nombre de langues maîtrisées est en relation directe avec le montant du salaire, les entreprises interrogées voyant notamment dans le plurilinguisme un gage d’innovation et de créativité.
Au-delà de cette capacité de jongler avec des langues partiellement maîtrisées, en quoi la diversité linguistique nous enrichit, nous rend plus intelligent?
La diversité linguistique nous oblige à nous confronter aux autres langues. Du coup, nous prenons conscience de l’épaisseur du langage, de l’opacité des mots, des mots qui résistent. Prenez un terme comme «globalization» en anglais. Son équivalent français, comme l’a pointé le professeur Jean-Claude Usunier de l’UNIL, c’est quoi? «globalisation?» «mondialisation?». Pourquoi le français possède deux termes fort proches, là où l’anglais parle seulement de «globalization»? On peut multiplier à l’infini ce genre de test. On parlera ici de description épaisse ou de standardisation épaisse. A être confronté à ses équivalents étrangers, le mot d’une langue montre ses limites, ses implicites, son opacité parfois. Postuler une langue «universelle» qui rendrait tout transparent serait une erreur funeste. On appauvrirait ainsi notre perception du réel. Passez un mot sous le kaléidoscope, le prisme du plurilinguisme, il en devient un objet beaucoup plus riche. Le plurilinguisme sert de révélateur des choses que l’on ne voit pas. Sans cette confrontation, ce sera la pensée unique. On pensera comme les Américains. Adieu la diversité.
Mais alors, vous voilà tout à coup sur la même longueur d’onde que Dominique Baettig?
Mais non! Il n’est pas question aujourd’hui pour nous de combattre la lingua franca, mais une certaine conception de la lingua franca. Pas question d’avoir un débat idéologique de résistance absolue. Ce qu’il faut faire, c’est analyser froidement les choses dans un débat proactif. Il faut inventer des instruments nouveaux, comme la boîte à outils plurilingue. Dans cette boîte à outils, la lingua franca a une place. Mais j’insiste: une place, pas toute la place. Une bonne place, pas la seule place. Elle doit entrer en complémentarité avec les autres langues, admettre l’hétérogénéité et s’orienter vers une «standardisation épaisse».
Et la Suisse, fonctionne-t-elle sur un mode plurilingue?
La Suisse aurait tout le potentiel pour fonctionner sur un mode plurilingue, pour autant qu’elle utilise sa boîte à outils collectivement. C’est le cas dans de nombreuses situations, que ce soit par exemple au niveau des institutions académiques, scientifiques ou politiques au niveau fédéral, où chacun parle sa langue tout en comprenant l’autre. Mais ce modèle tend à être galvaudé sous les pressions externes des discours simplificateurs et apparemment plus économiques. Sous les pressions du «prêt-à-communiquer», de la communication immédiate, qui tend massivement à opter pour une lingua franca, l’anglais. Je fais ici allusion aux propositions du Genevois Antonio Hodgers qui en vient à prôner une communication en anglais comme la solution la plus réaliste du dialogue entre Confédérés.
Ah ! Les déclarations du jeune Vert genevois Antonio Hodgers ne vous ont pas convaincue !
Elles m’ont fait «grimper au mur». Il y a aujourd’hui cette tendance au moindre effort, à la superficialité, à l’homogénéisation, sans tenir compte des risques à long terme de ces choix, en termes de perte identitaire. Et de droit à la différence: ce n’est pas la même chose de faire de la politique en allemand, en suisse allemand ou en français. Si l’on se dit qu’on résoudra tous les problèmes d’intercompréhension en parlant anglais, on se trompe. On va écraser la différence plutôt que de faire avec. Le répertoire plurilingue, c’est d’opter pour la diversité, la prendre à bras-le-corps. Nourrir l’illusion que l’anglais entre Confédérés garantit l’intercompréhension, c’est un leurre
Bon, bon, bon: la diversité linguistique c’est bon pour la Suisse, comme pour l’Europe…
Oui. J’enfoncerai même le clou plus profond: la diversité linguistique, c’est bon également pour la créativité et l’innovation. Le maire de Bienne Stöckli l’a bien senti: on lui demandait comment il s’expliquait la croissance de Bienne. Sa réponse: «C’est simple, nous sommes une ville plurilingue. Le plurilinguisme est une source d’innovation. On est plus créatif». Une dernière question: l’anglais restera- t-il la lingua franca du monde globalisé? Si l’anglais joue aujourd’hui un rôle massif de lingua franca, l’espagnol, le chinois et l’arabe notamment commencent à devenir des langues majeures avec lesquelles il faudra compter à l’échelle de la communication mondiale.
Propos recueillis par Michel Danthe