On ajoute un palmier dans la crèche?

Alors que la tradition chrétienne fait naître Jésus dans une crèche, le messie naît sous un palmier dans le Coran. Et cet arbre joue aussi un rôle miraculeux dans l’épisode chrétien de la fuite en Egypte. Le dattier se révèle ici comme un tronc commun oublié entre les deux grandes religions du Livre. 

Depuis Martin Luther, nous avons l’habitude que les conflits religieux éclatent quand les croyants ne lisent pas les textes sacrés de la même manière. Mais désormais, au XXIe siècle, c’est l’ignorance qui provoque des querelles de clocher. En témoigne, notamment, ce grand classique de la fin de l’année: ces polémiques désormais inévitables quand se pose la question de savoir si l’on va, oui ou non, installer une crèche dans un lieu public ou dans une école. Au risque, entend-on souvent, d’offenser la minorité musulmane.

La naissance de Jésus est racontée dans le Coran

A ce stade, il faut rappeler – et plus probablement révéler – que l’arrivée sur terre de «Jésus, fils de Marie» est aussi racontée dans le Coran. «La naissance miraculeuse de Jésus y est même sublimée par rapport aux versions des Evangiles du Nouveau Testament. Le Coran est également très flatteur pour Marie, qui est le seul nom féminin mentionné dans tout ce texte, où elle est élevée au-dessus de toutes les femmes», observe Sami Aldeeb, un spécialiste du droit musulman qui a travaillé presque 30 ans à l’Institut suisse de droit comparé basé à l’UNIL, et qui est l’auteur de nombreuses traductions du Coran, notamment en français et en italien.

Marie (qui y est appelée Maryam) donne même son nom à un chapitre du Coran, la sourate 19 ou 44, selon la chronologie adoptée (lire également Allez savoir! 53). Ce passage relate notamment l’apparition d’un ange venu annoncer à la jeune femme qu’elle donnera naissance à un enfant miraculeux, Issa (Jésus). Puis le dialogue s’engage entre Marie et l’envoyé céleste, comme on peut le vérifier dans cet extrait du Coran, traduit par Sami Aldeeb: «Comment aurais-je un garçon alors qu’aucun humain ne m’a touchée, et que je n’ai pas été abusée?» «C’est ainsi! (répond l’ange, ndlr). Ton Seigneur a dit: «Ceci m’est facile! Et nous en ferons un signe pour les Humains, et une miséricorde de notre part. C’est une affaire décidée.»

«Elle (Marie) le porta et s’isola avec lui dans un endroit extrême. Puis les douleurs de l’enfantement la firent venir au tronc du palmier. Elle dit: «Si seulement j’étais morte avant cela et que je fusse totalement oubliée!» Alors il (l’Enfant Jésus, ndlr) l’a interpellée d’au-dessous d’elle: «Ne t’attriste pas, ton Seigneur a fait sous toi un ruisseau. Remue vers toi le tronc du palmier, il fera tomber sur toi des dattes fraîchement cueillies. Mange donc, et bois, et que ton œil se réjouisse.» (Coran 44/19, 20-25).

Sami Aldeeb. Spécialiste du droit musulman. Nicole Chuard © UNIL

Jésus, «fils de Marie»

Cette version de la naissance de Jésus interpelle forcément les habitués des traditions chrétiennes, qui ne manqueront pas d’y voir des similitudes avec la scène figurée chaque Noël dans les crèches. Dans la version musulmane de l’histoire, il n’y a pas de berger ni de mage, pas de bœuf ni d’âne, pas de mangeoire ni de grotte, et surtout pas de Joseph, qui n’est jamais cité dans le Coran, puisque le récit présente Jésus comme «le fils de Marie».

En revanche, le Coran mentionne, comme la Bible, l’annonciation de l’ange («il raconte même cet épisode à quatre endroits différents», précise Sami Aldeeb), et il présente Marie comme une vierge qui conçoit miraculeusement un enfant appelé à jouer un très grand rôle par la suite. Enfin, le Coran apporte des motifs qui ne figurent pas dans le Nouveau Testament. Il y a ce palmier, ces dattes, cette source miraculeuse, ce bébé qui est déjà capable de converser avec sa mère, et enfin ces douleurs de l’enfantement.

Le Coran raconte un accouchement douloureux

Que penser de cette version de l’histoire à la fois proche et différente du classique que nous connaissons? Il faut d’abord observer que certaines variations s’expliquent par une vision alternative du «Messie» (le mot est également utilisé dans le récit musulman pour désigner Jésus comme celui qui est oint). «Dans le Coran, Jésus n’est pas fils de Dieu, explique Sami Aldeeb. C’est un prophète, parmi les plus importants de l’islam avec Abraham, Moïse, David ou Mahomet/Muhammad. Jésus est fils de Marie et parole de Dieu, ajoute le traducteur et juriste lausannois. Pour les musulmans, Jésus n’a pas de père humain – c’est pour cela que Joseph n’apparaît pas dans le Coran. Il est né, littéralement, d’une parole de Dieu qui a été soufflée dans la poche de Marie.»

Cette vision d’un Jésus plus humain que fils de Dieu explique encore que le Coran mentionne les douleurs de l’accouchement, quand la tradition chrétienne assure une naissance indolore à sa mère, comme on peut le lire dans différents apocryphes, ces écrits antiques consacrés à des personnages de la Bible, qui ont été rejetés par la plupart des Eglises orientales et occidentales.

«Aucun apocryphe ne parle de douleurs de l’enfantement chez Marie, parce que c’est une naissance miraculeuse. Dans la tradition chrétienne, ces douleurs sont liées au récit d’Adam et d’Eve, rappelle Frédéric Amsler, professeur d’histoire du christianisme à l’UNIL et directeur de l’Institut romand des sciences bibliques. Quand les deux premiers Humains ont été chassés du Paradis, Adam a appris qu’il devrait travailler pour survivre, et Eve qu’elle connaîtrait les douleurs de l’enfantement. Pour signaler un dépassement à venir de la condition humaine, il faut que Marie accouche sans douleurs.»

Frédéric Amsler. Directeur de l’Institut romand des sciences bibliques.
Félix Imhof © UNIL

Chez les chrétiens, les voisins n’ont rien entendu

Du coup, on trouve de nombreuses variations de ce thème dans les apocryphes chrétiens. «Dans certains cas, des voisins s’étonnent de ne pas avoir entendu les cris provoqués par l’accouchement, précise le professeur de l’UNIL. Dans d’autres, il n’y a pas vraiment de naissance de Jésus, mais une apparition. Et dans d’autres encore, c’est implicite, puisque l’enfant naît dans une grotte recouverte d’une nuée, puis d’une grande lumière et, tout à coup, l’enfant est là. Dans tous les cas, la tradition chrétienne souligne la différence entre Marie et Eve qui, elle, a accouché de ses enfants humains dans la douleur.»

Cette différence de perception de Jésus, qui sera fils de Dieu pour les chrétiens, et fils de Marie pour les musulmans, ne suffit pas à expliquer toutes les différences que l’on découvre entre les récits biblique et coranique de la naissance de ce personnage. Notamment parce que la version chrétienne de cet épisode initial a considérablement évolué au cours des siècles.

La Bible donne peu de détails sur la nuit de Noël

«C’est un récit qui s’est construit progressivement, explique Frédéric Amsler. Ainsi, la nuit de Noël que nous connaissons aujourd’hui, avec tous les personnages de la crèche, n’est jamais racontée telle quelle dans la Bible. Sur les quatre Evangiles du Nouveau Testament, il y en a deux (ceux de Marc et de Jean) qui ne disent pas un mot de son enfance et débutent leur récit quand Jésus est adulte. Et les deux autres Evangiles (ceux de Luc et de Matthieu) ne proposent qu’une description très succincte, et parfois contradictoire de cette fameuse «nuit lumineuse». Ce n’est qu’au cours des siècles que cet épisode a pris de l’importance, et que de nombreux détails ont été apportés à l’histoire», explique Frédéric Amsler.

Les deux Evangiles de la Bible apportent des précisions différentes au sujet de la naissance de Jésus. «Les bergers apparaissent dans l’Evangile de Luc, mais pas dans celui de Matthieu. Quant aux mages (qui ne sont ni rois, ni trois) et à la fuite en Egypte, ils figurent dans le récit de Matthieu et pas chez Luc. Ce n’est que dans les textes apocryphes que l’on va trouver des versions qui combinent les deux traditions, comme nous le faisons aujourd’hui», rappelle Frédéric Amsler.

C’est aussi dans les apocryphes, et pas dans la Bible, qu’il faut aller chercher une série de figures qui deviendront des incontournables de la crèche, comme le bœuf et l’âne, les rois (dans le Nouveau Testament, les mages ne sont que des astrologues babyloniens, bien moins prestigieux). Bref, autant de pièces qui ont été progressivement ajoutées «par une traduction agglutinante, pour constituer le tableau final que nous connaissons», relève Frédéric Amsler.

Il y avait plusieurs visions de Jésus

On observera encore que, si les apocryphes proposent de nombreux récits de la nuit de Noël, ces variantes ont probablement circulé en parallèle dans l’Antiquité, parce que les croyants des premiers siècles ne constituaient pas un groupe homogène, qui se transmettait un credo unifié. Les premiers groupes de chrétiens avaient aussi des conceptions sensiblement différentes de Jésus, «et ces lectures différentes ont cohabité, explique le chercheur de l’UNIL. Certaines traditions s’intéressaient à l’enseignement de Jésus, d’autres à sa personne. Il y a eu des transmissions différentes de son message, dans une pluralité d’évangiles, dont quatre sont tenus pour normatifs. Dans le milieu influencé par Paul, on a fortement développé la spéculation sur le Jésus fils de Dieu et ressuscité, alors que dans d’autres milieux, on insistait sur son enseignement et on estimait qu’il s’agissait d’un homme et d’un prophète. A la fin, tout cela a été mixé pour donner un fils de Dieu à la fois prophète et messie, mais aussi fils de l’Homme.»

Ces différents groupes de croyants se sont également transmis des versions différentes de la naissance de Jésus. «Il y a eu, très tôt, des traditions de la Nativité qui n’étaient pas celles du canon (les récits retenus dans la Bible par la Grande Eglise), explique Frédéric Amsler. Certaines sont très anciennes, probablement antérieures aux Evangiles de Luc et de Matthieu, et certaines, comme le Protévangile de Jacques, ont connu un succès immense dans les premiers siècles de la chrétienté.» En témoignent les 150 manuscrits qui nous sont parvenus de ce texte dans sa langue originale – le grec – mais encore sous forme de traductions en latin, syriaque, copte, arménien, géorgien, éthiopien, arabe et même en vieil irlandais.

«Ces récits, qui sont désormais appelés apocryphes et qui ne sont plus lus que par des spécialistes, ont parfois joué un rôle bien plus important dans la piété que les Evangiles canoniques», rappelle le professeur de l’UNIL. C’est dans le Protévangile, par exemple, que Joseph est décrit sous les traits d’un vieil homme, alors que les Evangiles ne disent rien à propos de son âge.

Rejeté dans l’Occident latin, le Protévangile a été utilisé par les Eglises d’Orient jusque dans leur liturgie. Il témoigne des formes très variées que pouvait prendre la vision de Noël dans les différentes provinces de l’Empire romain. «Ce texte était tellement utile qu’il a été réintégré en Occident sous une autre forme qu’on a appelée L’Evangile du Pseudo-Matthieu», explique Frédéric Amsler. C’est dans ce texte, qui aurait été rédigé au tournant des VIe et VIIe siècles, que le bœuf et l’âne, ces rudes adorateurs, font leur apparition dans la crèche, et, depuis lors, dans la tradition chrétienne de Noël.

Quand le bébé Jésus parle à Marie

Et c’est aussi dans ce texte qu’apparaît un chapitre intitulé «Comment la palme s’inclina jusqu’aux pieds de Marie». On y découvre un long développement de l’épisode de la fuite en Egypte (brièvement évoqué dans l’Evangile de Matthieu). Dans cette variante apocryphe, nous suivons Marie, Joseph et l’Enfant Jésus qui se sont mis en route pour échapper aux tueurs du roi Hérode, quand Marie, dans le désert, «souffre de l’excessive chaleur du soleil et, voyant un palmier, désira se reposer un peu à son ombre (…) levant les yeux, elle vit qu’il était chargé de fruits… alors le petit enfant Jésus, assis sur les genoux de sa mère, la Vierge, s’écria et dit au palmier: «Arbre, incline-toi et restaure ma mère de tes fruits… Fais jaillir de tes racines les sources cachées et que l’eau à notre satiété en coule» (selon la traduction de Jan Gisel, dans la collection de La Pléiade).

Difficile, en lisant ces lignes, de ne pas y voir des similitudes avec le récit de la naissance de Jésus qui figure dans le Coran, d’après le récit récolté par Mahomet/Muhammad dès l’année 610. On observera également que le Coran et l’Evangile apocryphe du Pseudo-Mathieu présentent des similitudes et des différences. Alors que les deux textes sont à peu près contemporains, tous les deux ont retenu ce motif du palmier (probablement plus ancien et d’origine orientale), qui est relié à la naissance de Jésus dans le Coran, alors qu’il intervient durant la fuite en Egypte côté chrétien.

De quels chrétiens parle le Coran?

Reste, à ce stade, à comprendre pourquoi le Coran raconte un Noël différent de celui qui a été retenu par la tradition chrétienne. «C’est simple, c’est parce que ce texte reflète les traditions chrétiennes orientales», estime Sami Aldeeb. Le traducteur précise encore que «le Coran n’emploie jamais le terme de «chrétien» pour parler des communautés qui vénèrent Jésus. Il parle de nazôréens, terme qui n’a aucun rapport avec Nazareth, mais qui fait référence aux nazirs, les consacrés, ceux qui ont fait un vœu de pauvreté. Ce terme désigne probablement la branche chrétienne orientale, un courant qui a disparu en Occident, mais qui restait influent en Orient, où il avait son propre Evangile».

Ce terme désignait probablement les communautés chrétiennes qui étaient actives dans la péninsule Arabique à l’époque du Prophète, et qui avaient visiblement adopté un credo différent de celui qui s’est finalement imposé en Occident, dans l’Eglise catholique romaine.

On retiendra de cette plongée dans les credo antiques que «le Coran aussi honore Jésus et sa naissance miraculeuse», note Sami Aldeeb, et que le palmier témoigne d’un tronc commun oublié entre les visions chrétienne antique et musulmane de la naissance de Jésus. A ce titre, l’arbre pourrait devenir un trait d’union entre les communautés. Ainsi, plutôt que de bannir les crèches des lieux publics, on ferait mieux d’y ajouter un palmier, pour rappeler que nous connaissons également la version musulmane de cette scène mémorable.

«Disposer un palmier dans la crèche, ce serait un joli clin d’œil, parce que l’on y a déjà rajouté de nombreux autres personnages au cours des siècles, comme le bœuf et l’âne, observe Frédéric Amsler. Il y aurait sa place, et l’on pourrait également offrir des dattes, puisque c’est la même origine.» Alors que la tradition chrétienne fait naître Jésus dans une crèche, le messie naît sous un palmier dans le Coran. Et cet arbre joue aussi un rôle miraculeux dans l’épisode chrétien de la fuite en Egypte. Le dattier se révèle ici comme un tronc commun oublié entre les deux grandes religions du Livre.

Laisser un commentaire