Octobre 1917, qu’en reste-il ?

Illustration originale de Raoul Ganty

L’automne sera marqué par deux grandes commémorations communistes, à savoir les 100 ans de la Révolution russe et les 50 ans de la mort du Che. Mais y a-t-il encore lieu de se réjouir de ces évènements qui marquèrent le XXe siècle ? Le point avec l’historienne Stéfanie Prezioso.

Pour de nombreux historiens, le XXe siècle commence en 1917. En octobre 1917, plus précisément. Alors que la Première Guerre mondiale met l’Europe à feu et à sang, la Russie choisit de s’engouffrer dans un nouveau destin: le communisme. En huit mois seulement, de la révolution de février à celle d’octobre, la révolution prolétarienne prend le pouvoir et le régime monarchique du tsarisme s’effondre. Une ère nouvelle s’ouvre alors pour les peuples opprimés. Une lueur d’espoir, partie de Russie (qui deviendra officiellement l’Union des républiques socialistes soviétiques en 1922) et qui embrasera bientôt d’autres élans révolutionnaires et libertaires à travers le monde.

On connaît cependant l’histoire (en partie, du moins). Les heures sombres qui ont suivi ces temps victorieux où tout semblait alors possible: le stalinisme dès les années 30, les purges, les massacres de masse, le système des camps… A l’heure où se mettent en place les différentes commémorations autour du centenaire de la Révolution russe, quel regard convient-il de poser sur ces événements qui ont bousculé le XXe siècle? Et surtout: que reste-t-il de l’enthousiasme et de la force vive d’octobre 1917 en cet automne 2017? L’historienne Stéfanie Prezioso, professeure associée à l’UNIL et auteure du récent Contre la guerre 14-18, Résistances mondiales et révolution sociale nous éclaire dans ces réflexions, sans oublier de rappeler à l’occasion le rôle qu’a aussi joué la Suisse dans ces chamboulements magistraux… Explications en cinq points.

Aussi surprenant que cela puisse paraître, la Suisse a joué un rôle important pour la gauche révolutionnaire durant la Première Guerre mondiale. «D’abord parce que la Suisse a accueilli sur son sol les Conférences de Zimmerwald (1915) et de Kiental (1916)», rappelle Stéfanie Prezioso. Ces deux réunions internationalistes, qui se sont déroulées dans le canton de Berne, en appelaient à la paix immédiate, sans indemnités ni annexions. Par la voix de leurs délégués, elles invitaient également les socialistes de toutes parts à faire pression, dans ce but, sur leurs gouvernements, au moyen de grèves et de manifestations européennes.

«La Suisse a également été au cœur de toute la recomposition des socialistes de gauche», poursuit l’historienne. En effet, dès le début de la guerre, la Deuxième Internationale se désagrège, entre les partisans d’une Union sacrée et les tenants d’une vision résolument pacifiste. «Une partie des socialistes ayant rompu avec les options et les partis de la Deuxième Internationale (qui soutenait les efforts de guerre) ont alors trouvé asile en Suisse», précise encore la professeure. «On se retrouve donc avec des exilés politiques très importants, dont le héros de la Révolution d’octobre, Lénine, et avec une recomposition bien réelle d’une gauche qui va devenir la gauche communiste après 1917.»

Un réseau bien installé

Pourquoi notre pays? «La Suisse, neutre, est le meilleur terrain à ce moment-là pour accueillir les conférences internationales contre la guerre et ses exilés», répond Stéfanie Prezioso. «L’Europe est en guerre, et la Suisse est une plateforme politique et de refuge utile pour les leaders de la gauche révolutionnaire. De plus, elle est aussi au cœur de tout un réseau d’exilés provenant de l’est de l’Europe.» Par ailleurs, nombreux étaient ceux qui venaient déjà y poursuivre leurs études, qui plus est les femmes qui en étaient interdites dans leur pays – l’étudiante la plus célèbre étant sans conteste la théoricienne polonaise Rosa Luxemburg. «Quand on est des militants politiques, on a besoin de réseaux d’accueil, de gens et de partis déjà installés qui pourront vous soutenir et vous aider à travailler ou à lutter, selon les options.» La Suisse conjuguait tous ces avantages.

Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, rentre en Russie après la révolution de février, en avril 1917. «C’est alors qu’il pose ses thèses d’avril: tout le pouvoir aux Soviets, la paix immédiate, le pain, la terre», replace l’historienne. Il deviendra ensuite le héros de la révolution d’octobre. Longtemps mis sur un piédestal, Lénine a depuis été largement critiqué par les historiens. Comment doit-on alors regarder cette figure aujourd’hui?

«Lénine a très mauvaise presse», confirme Stéfanie Prezioso. Et d’expliquer: «Il y a des liens qui sont faits automatiquement entre la pensée révolutionnaire de Lénine, les premières années de la révolution et l’installation du régime stalinien, ce totalitarisme soviétique.Cette lecture plaît bien dans une époque où on essaie de faire table rase des luttes du mouvement ouvrier du passé, façon « Regardez, ça finit toujours par des crimes de masse! »»

En réalité, les choses sont beaucoup plus complexes, assure l’historienne. «Lénine conduit à Staline? En réalité, il n’y a rien de moins sûr, tonne-t-elle. De fait, rien ne prédisait que la révolution d’octobre allait forcément conduire à Staline.» Ce qu’il s’est passé alors, selon l’historienne? «La figure de Lénine a été montée en épingle, en particulier par le régime stalinien. Staline avait besoin de la légitimité de Vladimir Ilitch pour asseoir son pouvoir, c’est-à-dire la légitimité révolutionnaire de quelqu’un qui est mort en 1924.» Elle en veut pour preuve notamment les très nombreux tableaux où l’on voit la figure de Lénine placée en arrière-fond, derrière l’image du père des peuples. «Cela a poussé à penser qu’il y avait une sorte de continuité entre les deux, qu’il ne pouvait y avoir que Staline après.» Or, pour Stéfanie Prezioso, «il n’y a véritablement pas de raison de bannir Lénine, de le mettre au ban des personnages historiques monstrueux sur lesquels il ne faudrait pas s’attarder.» La professeure regrette d’ailleurs que «ce révisionnisme ait eu autant de prise sur la lecture des luttes du passé», et du fait que «Lénine ne soit que peu, voire pas du tout lu dans les pays francophones», alors que les pays anglo-saxons connaissent «une espèce de revival des études à son sujet».

Le rôle de Lénine dans les évènements de 1917 a donc été surinvesti par le régime stalinien, alors que ceux joués par Trotski (en tant que chef de l’Armée rouge) ou d’autres figures révolutionnaires comme Boukharine ont été totalement effacés de la propagande stalinienne. Faut-il dès lors, a contrario, en déduire que l’importance de Lénine a été survalorisée? Non, répond l’historienne. Elle s’explique: «Quand Lénine revient en Russie, le pays est dans une période de grands mouvements sociaux. Vous avez deux millions de paysans qui quittent tout simplement le front et rentrent chez eux. Vous avez un pays en ébullition, des grèves avec un gouvernement provisoire qui prend toute une série d’options très importantes, sociales et politiques, mais qui ne sort pas de la guerre et n’arrive pas à répondre à la colère sociale. Lénine comprend ce qui se passe, il saisit que c’est le moment d’agir. Quand il arrive en avril 1917, il déclare qu’il n’y a que deux seules choses à faire: sortir de la guerre, redistribuer la terre aux paysans. Il a la lucidité de lier la nécessité de la paix avec le mouvement social.»

Stéfanie Prezioso.
Professeure associée à la Faculté des sciences sociales et politiques.
Nicole Chuard © UNIL

Une question de timing

Stéfanie Prezioso rappelle alors «cette phrase magnifique» de Lénine: «L’histoire ne nous le pardonnera pas si nous ne prenons pas immédiatement le pouvoir.» Pour la professeure, «Lénine est l’un des rares à percevoir que c’est le bon moment. Même au sein des communistes, il n’y a pas forcément cette conscience. Beaucoup conseillent plutôt de temporiser, d’attendre. Ils ne sentent pas que la révolution sociale est déjà là. »

2017. Vient l’heure du bilan. Que reste-t-il, cent après, de cette révolution? Une chose est sûre: le communisme a mauvaise presse. «Et pour cause!», s’insurge l’historienne. «Tout un courant historiographique, aidé par un révisionnisme politique, a réussi à le réduire à l’Union soviétique.» Les conséquences sont dès lors immédiates: «Cette réduction empêche de penser la richesse de cette pensée, qui n’est pas unique. Il n’y a pas un mais plusieurs communismes. Ils changent selon les périodes et les pays. Ils n’ont pas tous les mêmes horizons d’attente», insiste-t-elle.

Stéfanie Prezioso se méfie de la tournure que peuvent prendre ces commémorations: «Toute une série d’historiens vont vouloir enterrer en première classe octobre 1917.» C’est-à-dire? «Une commémoration implique qu’on commémore des morts. Les morts sont bien tranquilles, ils sont dans leurs tombes, et tout ça est réglé une fois pour toutes», commente-t-elle. A l’acte de commémorer, l’historienne lui préfère alors le terme de «remémorer». Et d’étayer: «C’est l’idée que l’histoire des vaincus peut, et même doit, être réinvestie au présent.» Non pas qu’il faille lire Lénine et ses camarades pour comprendre le monde d’aujourd’hui, précise-t-elle, mais «pour en comprendre le sous-sol, d’où notre monde vient. Car une société qui perd la mémoire de ses vaincus, une société qui perd la force vive de la mémoire (et non pas le seul devoir de mémoire), c’est une société qui ne peut avancer», argue-t-elle.

L’historienne en appelle de ses vœux à de véritables réflexions sur le sens de cette histoire, après cette longue phase où il a été de bon ton de faire table rase du passé. Elle en est convaincue: «Octobre 1917 a encore beaucoup de choses à nous dire. Sur comment est-ce qu’on pense l’émancipation, la lutte sociale, le rapport à la violence dans le cadre des avancées ou non de l’histoire… Mais pour cela il faut aussi prendre avec nous la mémoire des vaincus.»

Car oui, pour Stéfanie Prezioso, en cette année anniversaire, on peut encore et aussi se réjouir d’octobre 1917. «Quelque chose a fondamentalement changé, aussi la manière dont les dominés se percevaient ou percevaient le monde. Il y avait tout à coup quelque chose qui était de nouveau possible. Le XXe siècle de l’espoir et des utopies s’ouvre ; des mouvements étudiants, de Mai 68, du mouvement tiers-mondiste, de Che Guevara, de l’émancipation des femmes aussi. Ça ouvre ce champ d’expérience et cet horizon d’attente.» Des espoirs qui doivent aujourd’hui prendre «d’autres types d’envol, mais tout en prenant en charge cette histoire-là dans son ensemble, sans laisser sur le bas-côté de la route tout ce qui ne nous plaît pas?. Ce n’est qu’ainsi que 1917 pourra faire du sens pour demain encore.

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Contre la guerre 14-18, Résistances mondiales et révolution sociale. Textes choisis et présentés par Stéfanie Prezioso. La Dispute (2017), 424 p.

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