Les Suisses se méfient de leurs élites. Et ce ressentiment ne date pas d’aujourd’hui. En son temps, l’ancien conseiller fédéral Georges-André Chevallaz décrivait déjà volontiers une vieille tapisserie montrant le roi de France d’un côté, et, de l’autre, les envoyés des Waldstätten venus à sa rencontre. Sept Suisses, sept figures grises, indissociables les unes des autres. Sept témoins de cette défiance quasi génétique que l’on cultive ici pour les têtes qui dépassent.
La vigilance est telle, aujourd’hui, que le mot «élite» a disparu du vocabulaire courant. Glissez-le dans la conversation, et votre interlocuteur pensera à une agence de mannequins ou à un tireur, voire à un sportif, l’un des derniers secteurs de la société où le concept n’est pas (encore?) devenu négatif. Mais, si les «élites» ont été zappées du langage, elles n’ont pas disparu du paysage. On vise encore l’excellence et on cherche toujours à recruter les meilleurs. Signe des temps, nous avons emprunté à l’anglais une série d’équivalents moins connotés négativement, comme les leaders d’opinion, les top managers, les top guns, ou, plus simplement, les tops.
Paradoxalement, dans cette époque où la critique s’accompagne d’une revendication de transparence, ces décideurs helvétiques restent fondamentalement méconnus. Pensez, par exemple, qu’aucune étude systématique des élites suisses n’a été publiée à ce jour. La première du genre est en cours de réalisation à l’UNIL, et devrait s’achever cet automne. Entre-temps, cette lacune a été partiellement comblée par des travaux journalistiques. On pense ici aux classements des plus grandes fortunes, établis chaque année par les magazines «Bilan / Bilanz». Ou au Forum des 100, ce rendezvous organisé tous les ans par «L’Hebdo» qui rassemblera (le 20 mai à l’UNIL) la fine fleur des «personnalités qui font la Suisse romande».
En prévision de ce grand raout, «Allez savoir!» a fait cohabiter les deux tentatives de mieux cerner nos élites. Au-delà des nuances et des différences de méthodes, chercheurs et journalistes s’accordent pour dégager des tendances intéressantes. Les femmes, pour commencer. Elles sont, pour «L’Hebdo» comme pour l’UNIL, en train de gagner du terrain dans le monde politique. Pas au point d’atteindre la parité souhaitée, mais la progression est sensible, comme l’illustre la présidence Doris Leuthard.
Autre point d’accord: le très net métissage de nos élites économiques qui se dessine depuis les années 1990. La Suisse est ainsi devenue, en 2005, le pays d’Europe où l’internationalisation des managers est la plus forte. Voilà qui nous entraîne assez loin des années 1980 et de la caricature des élites suisses, masculines, repliées sur ellesmêmes, officiers à l’armée, radicaux, banquiers, membres d’une société d’étudiants et notables de père en fils.
En coloriant et en donnant du relief aux figures grises et indissociables dont parlait Georges-André Chevallaz, les recherches d’aujourd’hui esquissent un portrait plus réaliste de la situation. Cela suffira-t-il à faire tomber la méfiance traditionnelle des Suisses envers leurs élites? L’avenir le dira. Mais cela nous permettra déjà – le progrès est là – de les regarder telles qu’elles sont, et pas telles que nous les fantasmons. Cela nous montrera encore le chemin qu’il faudra – ou pas – parcourir (on pense, par exemple, à la place des femmes dans les élites administratives et économiques).
En cela, nous gagnerons vraiment à connaître nos élites.
Jocelyn Rochat