L’université, obéissant à l’effort de démocratisation, de modernisation, d’intégration de tous ceux qui ont été si longtemps écartés de la formation, se trouve, dans cette course un peu folle à la transformation incessante, souterrainement traversée de courants contradictoires qui peuvent, si l’on n’y prend garde, la dénaturer. Foyer d’un repli propice à la réflexion, elle se voit soumise aux techniques de gestion, de management, d’ouverture sur l’entreprise et le marché du travail ; lieu possible de la création individuelle, elle est noyautée par l’esprit de collectivisation qui uniformise les pratiques et tue la temporalité longue nécessaire à l’éclosion des pensées. L’université s’est ouverte comme jamais sur la réalité extérieure: il ne faudrait pas qu’elle en étouffe.
En France, étudiants, enseignants-chercheurs, dirigeants et agents administratifs sont abreuvés de termes éblouissants: l’excellence, la recherche, la scientificité, la professionnalisation… Les universitaires sont pris au filet d’un discours qui n’engage plus que la dimension collective qui les enserre. On ne pense plus seul, on n’écrit plus seul, on ne cherche plus tout à fait librement…Pour mériter la note qui sanctionne la survie d’une équipe, et toutes les modalités de quantification qui préparent le jugement des experts, on construit en amont l’architecture qui doit conduire au résultat escompté: label hautement repérable des laboratoires de recherche, qui fixent depuis le sommet de la pyramide les directives qui concernent les unités inférieures, recrutement adapté, collègues soumis à une thématique commune, rétrécissement du spectre d’analyse, présence surnuméraire de représentants d’un même courant disciplinaire venant menacer l’équilibre d’une formation pédagogique, contorsion des projets individuels pour entrer dans l’identité sans laquelle un chercheur n’a plus droit de cité.
L’insoumission, le soupçon quant à l’inanité de ce courant impérieux, sont rapidement domptés : le chercheur récalcitrant a perdu le sens du réel, est doté d’une forme de sensiblerie qui le met sur la touche. La situation des sciences humaines est la plus précaire; on ignore les expériences singulières qui les sous-tendent, et dont la plus fondamentale, déjà affirmée par Aristote, penseur de la diversité des savoirs et des méthodes, tient précisément à l’irréductibilité des différences des matériaux étudiés, des chercheurs qui les étudient et dont l’enseignement s’enrichit de cette spécificité. Seule la collectivité fait force en ce moment, et un système de complaisance réciproque encourage les uns et les autres à tout approuver. «Des individus de plus en plus nombreux, du fait de leur indolence apathique, auront pour seule aspiration de n’être rien – de façon à devenir le public tout entier», écrit Kierkegaard, cité par Lindsay Waters dans L’Eclipse du savoir. Le directeur des Presses Universitaires de Harvard y dénonce les dangers du système américain. Hannah Arendt parlerait de normalisation des individus…
Dans ce contexte, les sciences humaines sont tentées de travestir leur propre statut en essayant de singer la scientificité des sciences prises pour références. A tel point que les historiens de la philosophie, par exemple, sont relégués dans une sorte de honte intérieure; l’étudiant se sent pris dans les horizons de recherche trop pointus des enseignants, alors qu’il doit encore acquérir les bases de sa discipline. Plaquer ainsi les thématiques de recherche sur la formation, c’est dévaloriser l’enseignement et désorienter les étudiants. La formation est progressivement minorée, la recherche devenant le vocable ultime, alors que chez les grands chercheurs, grands philosophes ou historiens, l’enseignement demeurait essentiel. Avec cet éclairage si cru projeté sur l’excellence de la recherche, la primauté de l’échange entre un maître et un disciple, autrement dit un enseignant et un étudiant, est oubliée. De même que l’on compromet, en homogénéisant les pratiques du savoir, la réalité d’un dialogue entre les scientifiques et les représentants des sciences «simplement» humaines.
Marie-Hélène Gauthier
Philosophe, maître de conférences HDR à l’Académie d’Amiens