L’attentat contre Charlie Hebdo a attiré l’attention des Occidentaux sur la guerre que se livrent les musulmans dans de nombreux pays. Voici quelques clés pour comprendre ce conflit aussi opaque que sanglant, où s’affrontent des conceptions différentes du Coran et de la tradition islamique.
Cela semble incompréhensible. Et pourtant, tout est malheureusement vrai. Dans le film Timbuktu, on voit des djihadistes africains détruire les tombes de saints musulmans. Ailleurs, ce sont des attentats commis au nom d’Al-Qaida qui ciblent des mosquées au Yémen, faisant près de 150 morts et 350 blessés chez les croyants. Et, encore plus inimaginable, il y a ces avions iraniens qui bombardent l’Etat islamique (Daech) qui se retrouvent aux côtés des Américains. L’ex-«grand Satan» est devenu allié de circonstance…
Chaque jour qui passe vient troubler davantage les Occidentaux. Choqués par les attentats de Paris, Copenhague et Tunis, les Européens découvrent qu’ils ne sont pas la première cible des fous de dieu. Qu’il ne s’agit pas d’un conflit de civilisation entre la chrétienté et l’islam, mais plutôt d’une guerre mondiale au sein de l’islam qui fait beaucoup plus de victimes chez les musulmans que chez les caricaturistes européens.
Un Coran, mais deux messages
Pour comprendre ce qui se passe, un peu partout sur la planète, mais aussi en Suisse, il faut remonter aux origines de l’islam. Tout commence dans une montagne des environs de La Mecque, vers 610 après Jésus-Christ. Selon la tradition, Muhammad (qu’on traduit souvent, mais improprement, par Mahomet) a entendu la voix de l’ange Gabriel lui révéler des sourates (fragments) qui deviendront les chapitres du Coran. Alors que le prophète essaie de convertir les foules polythéistes d’Arabie au monothéisme, il reçoit un accueil mitigé dans sa ville natale, qui le pousse à partir pour l’oasis de Médine. Muhammad y développe les règles de l’islam, avant de prendre les armes contre La Mecque et de conquérir sa ville natale en 630.
Après sa mort en 632, l’enseignement de Muhammad est rassemblé dans le Coran. Ce livre raconte deux histoires sensiblement différentes. «Dans la première partie, qui correspond à l’époque où le prophète vivait à La Mecque, Muhammad est un prédicateur qui peine à convaincre les riches Mecquois polythéistes dont il trouble les coutumes. Il a donc besoin de s’appuyer sur les Juifs et les chrétiens, et son message est pacifique. La seconde partie du Coran correspond aux années durant lesquelles le prophète réside à Médine, où il devient à la fois chef d’Etat, juge et même commandant militaire qui mène des razzias. Ces textes sont bien plus juridiques et polémiques», détaille Jean-Claude Basset, qui a donné à l’UNIL un cours intitulé «Courants de pensée dans l’islam contemporain». A l’inverse de la Bible des chrétiens, qui commence par des périodes belliqueuses pour aller vers un message pacifique, «le Coran débute avec une période pacifique et se termine sur la période belliqueuse. Cette organisation du livre peut en influencer la compréhension, ajoute Philippe Gonzalez, sociologue à l’UNIL. Imaginez, par exemple, que la Bible ne se termine pas sur le message de Jésus, mais sur Le Livre de Josué qui campe la conquête de la terre promise… Cela donnerait une tonalité moins pacifique à ces textes.»
Qui sont les arbitres ?
Comme le prophète a été prédicateur puis chef d’Etat, son enseignement développé dans le Coran (un texte poétique et juridique, narratif et éthique compliqué) comporte de nombreuses répétitions et de notables contradictions. «La difficulté est de savoir ce qu’il faut faire dans des cas de ce genre. Sur le principe, les juristes de l’islam ont décidé que c’était la période la plus récente qui prévalait. Or c’est la période des enjeux politiques, et aussi celle du djihad», explique Jean-Claude Basset.
Mais dans le détail, comment gérer les contradictions du texte ? Qui va décider en cas de doute ? C’est problématique, car l’islam ne connaît pas, comme l’Académie française, par exemple, une instance reconnue qui arbitre. Quand il y avait un pouvoir politique, comme le calife, celui-ci pouvait rendre des avis, après discussion avec les savants, les oulémas, les responsables religieux. Mais le dernier califat a été aboli par Atatürk en 1924. Du coup, on assiste à d’innombrables conflits d’interprétation, depuis la crise majeure qui a provoqué la séparation des sunnites et des chiites en 657.
Un texte, mais tellement de lectures
Pour comprendre la diversité de l’islam et ses conflits actuels, il ne suffit pas de lire le Coran. Il vaut mieux examiner ses lecteurs. Ce qui n’est guère plus facile, car «le monde musulman est traversé par des courants très nombreux, qui peuvent être parfaitement contradictoires», observe Jean-Claude Basset.
«Tout commence par une question plus politique que religieuse: qui va succéder à Muhammad à la tête du mouvement ?» En 632, le prophète meurt subitement sans avoir organisé sa succession. Dès lors, deux clans s’opposent. Certains pensent qu’il faut se tourner vers la famille. Ils verraient bien Ali, le cousin et gendre du prophète, devenir calife. D’autres estiment qu’il est trop jeune, et préfèrent coopter celui qui semble le plus apte à diriger le mouvement. S’ensuivent des intrigues, des conflits fratricides et des assassinats comme ceux d’Ali et de son fils Hussein, dont le martyre à Kerbala scelle la séparation religieuse entre les sunnites et les chiites, qui perdure encore aujourd’hui
Qui sont les chiites ?
Ces chiites, toutes sectes confondues, représentent entre 10 et 13% des musulmans (selon le PEW Research Center). Souvent minoritaires, ils ont été persécutés, ce qui a poussé certains d’entre eux à se réfugier dans les montagnes, comme les Druzes. En Occident, on associe volontiers ce courant à l’ayatollah Khomeiny. C’est logique, quand on sait que le chiisme est la religion officielle de l’Iran, dont la population est composée à 80% de chiites. Pourtant, cela reste très réducteur, parce que, «en focalisant sur l’Iran perse, on oublie de dire que les bases de ce courant sont arabes. On sait aujourd’hui que l’Irak est un pays à majorité chiite, et qu’il y a des chiites un peu partout dans le monde arabe, comme les zaïdites du Yémen. Quant aux chiites ismaéliens, dont le plus connu est l’Aga Khan, ils sont présents aussi bien en Occident qu’en Afrique», précise Jean-Claude Basset.
Les chiites considèrent que Dieu a choisi les imams, Ali et ses descendants, pour conduire la communauté musulmane. Souvent privés du pouvoir, ils ont développé une interprétation plus spirituelle du Coran. Beaucoup d’entre eux vivent dans l’attente du retour de l’imam caché qui doit venir juger les vivants et les morts.
Enfin, les chiites ont des divergences politiques et géostratégiques avec les sunnites. Leur zone d’influence part d’Iran pour s’étendre à la moitié de l’Irak, mais encore à Bahreïn (chiite à 70%). Sans oublier la Syrie, où les Iraniens soutiennent le régime de Bachar al-Assad. Pas forcément pour des raisons religieuses, puisque les chiites alaouites sont considérés comme des hérétiques, mais pour une forme de solidarité face à la poussée des sunnites dans la région.
Qui sont les sunnites ?
Les sunnites, c’est le courant très largement majoritaire dans l’islam, puisque 87 à 90% des musulmans s’en réclament (toujours selon le PEW). A la mort de Muhammad, ils ont opté pour des califes issus de la tribu mecquoise des quraychites. Le troisième de ces califes a fixé le texte du Coran sous la forme que nous connaissons aujourd’hui, et il a fait disparaître les variantes qui ont pu circuler précédemment. Enfin, au moment de situer les sunnites sur la carte du monde, on cherche l’Arabie saoudite, l’Egypte et la Turquie…
«Une fois encore, c’est un peu plus compliqué, sourit Jean-Claude Basset, parce que le premier pays sunnite, c’est l’Indonésie. On trouve ensuite le Pakistan, l’Inde et le Bangladesh. Et là, vous n’avez pas encore donné le nom d’un seul pays arabe. Si on reste dans la région où est né l’islam, on voit effectivement qu’il y a la version turque, avec les héritiers des Ottomans. Il y a aussi l’Egypte, qui a toujours été un phare, l’Arabie saoudite, qui est le nouveau venu, et le Qatar, qui joue de son influence grâce à l’argent du pétrole.»
Il y a une guerre au sein de l’islam
La rivalité ancestrale entre les sunnites et les chiites a été réactivée ces dernières décennies, et elle a pris un tour sanglant. Pourquoi ? Jean-Claude Basset remonte à la Révolution iranienne de 1979, menée par l’ayatollah Khomeiny. «Pour la première fois, un mouvement populaire musulman a réussi à faire tomber un régime autoritaire, soutenu par l’Occident et relativement armé. C’est un évènement qui a donné des raisons d’espérer à tout le monde musulman, chiite comme sunnite, de l’Indonésie jusqu’au Maroc.»
Cette révolution, explique Jean-Claude Basset, «est l’aboutissement d’un mouvement de réformes qui commence au début du XXe siècle. Des intellectuels, choqués par l’état catastrophique des pays musulmans, comme par les pressions exercées par l’Occident, ont développé l’idée d’un retour aux origines». Cela se passe notamment en Arabie saoudite, où se développent des courants fondamentalistes comme le wahhabisme. Et aussi en Egypte, qui «est le noyau de ce mouvement de réislamisation. Pourtant, les Frères musulmans, qui ont mené ce projet ne sont arrivés au pouvoir qu’en 2011, et n’y sont restés qu’un an et demi, contrairement aux Iraniens dont la révolution est à la fois l’aboutissement de cette réflexion visant à réformer l’islam, et le déclencheur d’autres changements».
Après, il y a eu l’attaque de l’Iran par l’Irak, menée par Saddam Hussein, bien conscient que la majorité des Irakiens étaient chiites, et qu’ils risquaient d’être influencés par leurs voisins iraniens. Puis les guerres d’Afghanistan, et de nombreux crimes religieux, comme ceux du commandant Massoud (sunnite), coupable d’une attaque de la tribu chiite des Hazaras, qui s’est soldée par le massacre de 6000 personnes et le viol de 3000 femmes. Bref, une succession de drames qui ont ravivé la tension latente entre les deux grands concurrents de l’islam.
Pourquoi tuer des musulmans quand on vise l’Occident
Les journaux en témoignent tous les jours: des organisations terroristes comme Al-Qaida et Daech ont fait assassiner bien plus de musulmans que d’Occidentaux. «Ces mouvements frappent des pouvoirs musulmans parce qu’ils estiment qu’il y a trop de croyants qui sont prêts au compromis avec l’Occident, et parce qu’ils les considèrent comme des vendus, explique Jean-Claude Basset. Dans le monde musulman, il y a une frustration énorme, celle d’avoir été une grande civilisation et de ne plus l’être. A l’âge d’or de l’islam, tout le monde, de l’Inde à l’Espagne, allait étudier dans les universités de Bagdad. Et puis, au XVe siècle, il y a eu un renversement complet. Les musulmans ont été chassés d’Espagne, et, simultanément, de nouvelles voies de navigation ont été découvertes. Elles ont permis l’essor de l’Occident qui ne s’est plus laissé rattraper. La colonisation a aussi constitué un choc énorme, parce qu’une terre islamique doit rester islamique. Enfin, il y a eu George Bush qui a parlé de croisade, et les Américains qui ont détruit l’Irak et laissé la place à Daech.»
«Si on a une diffusion du wahhabisme et du salafisme à l’international, c’est aussi à cause des pétrodollars des pays du Golfe qui ont financé des traductions, des imams, des écoles, des réseaux et qui ont diffusé ces idées fondamentalistes, estime Philippe Gonzalez. Jusqu’à ce que la créature se retourne contre le créateur. Car désormais, l’Arabie saoudite est aussi menacée. Si le califat de Daech devait réussir son implantation, il tenterait de prendre le contrôle des lieux saints de l’islam dont l’Arabie est la gardienne.»
La violence, c’est un phénomène récent
Reste à comprendre pourquoi cette violence n’a éclaté que ces dernières décennies, alors que le ressentiment est bien plus ancien. «Il y a des siècles entiers durant lesquels on ne parle pas de djihad, précise Jean-Claude Basset. C’est un discours qui réapparaît dans les temps de crise. Ce concept de «guerre juste», plutôt que de «guerre sainte», a notamment été développé par le penseur Ibn Taymiyya, qui a vécu peu après la chute de Bagdad, en 1258. Ce juriste musulman, qui appartenait à l’école minoritaire des hanbalites, l’école de Droit la plus restrictive de l’islam, a tenté d’organiser la résistance par le djihad sur les ruines laissées par les Mongols.» Et aujourd’hui, c’est ce juriste qui est le plus traduit et qui se retrouve cité dans la propagande de Daech. Parce que le XXIe siècle est perçu comme une nouvelle crise, où les Occidentaux auraient remplacé les Mongols.
A l’image de Muhammad, qui est passé du discours pacifique de la Mecque, au ton guerrier de Médine, des musulmans réactivent la violence latente des textes religieux en période de crise. Cette caractéristique du Coran explique peut-être aussi son succès au XXIe siècle. «C’est une religion qui a pensé la politique dès le départ avec Muhammad, ce qui n’était pas du tout le cas d’un Jésus, par exemple. Dans un moment de crise, face à la chute des idéologies et à la mondialisation qui bouleverse toutes les structures, on peut imaginer que l’islam, avec son discours de résistance violent peut constituer une sorte de valeur refuge», suggère Jean-Claude Basset.
La Suisse et l’islamisme
Reste à comprendre pourquoi la Suisse, comme l’Europe, n’est pas sensibilisée à cette guerre mondiale dans l’islam. «La première difficulté, c’est que la majorité de nos contemporains manquent de repères religieux, répond Philippe Gonzalez, sociologue des médias à l’UNIL. Dans mon cours sur l’après-Charlie Hebdo, je suis obligé de donner des précisions sur l’histoire chrétienne, sur le blasphème notamment, parce que le référent religieux est devenu très mince, sans parler du traitement médiatique qui est expéditif et sommaire. Et le deuxième élément, c’est que la Suisse n’a pas d’histoire avec l’islam. Devoir expliquer les différences entre les sunnites et les chiites, c’est comme si on devait expliquer l’histoire des guerres de religions dans le christianisme depuis la Réforme à une population qui n’en a jamais entendu parler.»
S’ajoute une troisième difficulté: l’omniprésence dans les médias d’interlocuteurs folkloriques. «Les deux acteurs qui sont intéressés à donner une représentation publique de l’islam en Suisse sont soit des musulmans ultraconservateurs qui essaient d’imposer l’image la plus rigoriste de leur religion, soit des politiciens qui veulent thématiser la question de l’étranger, en mettant la photo d’Oussama ben Laden sur un passeport suisse», observe Philippe Gonzalez.
Un problème bien réel, une méconnaissance de la gravité de la crise comme de ses enjeux… il y a là un cocktail détonnant. «Le religieux fait un retour dans nos sociétés qui ont perdu le sens du danger que peuvent représenter des fanatiques, ajoute Philippe Gonzalez. Ici, on traite volontiers du religieux sous l’angle de l’opinion, comme un phénomène culturel, comme des goûts et des couleurs qui ne se discuteraient pas. Et nous sommes rattrapés par des gens qui ne pensent pas du tout de la même manière. Du coup, il faudra bien réguler ces discours, parce qu’il y a des gens qui prêchent la haine.» Des gens qui sont prêts à en découdre, ce qui laisse imaginer que «ces problèmes vont se poser durant les vingt prochaines années, au moins», estime Jean-Claude Basset. C’est dire s’il est devenu impératif de s’y intéresser.