Interview de M. Jacques Hausser, professeur honoraire de l’UNIL
Si la Suisse est aujourd’hui le pays des bovins tranquilles et du gruyère, ce n’est pas parce que nos ancêtres ont domestiqué des aurochs. La vache nous est venue du Moyen-Orient, le fromage, probablement du nord de l’Europe. Et tous les deux nous ont changés en profondeur. Les explications de Jacques Hausser.
Allez savoir!: D’où viennent nos vaches actuelles?
Ce sont les lointaines descendantes des aurochs qui vivaient au Proche-Orient, entre 12’000 et 10’000 ans avant notre ère. Ces bovins ont été domestiqués les premiers, puis ils ont progressivement occupé l’Europe.
Ce ne sont donc pas nos ancêtres qui ont apprivoisé les vaches?
Non. Les aurochs européens n’ont pas beaucoup contribué à la création des vaches domestiques actuelles. Parce que les gens qui ont importé l’agriculture dans nos régions avaient le choix entre deux solutions: attraper des aurochs locaux et recommencer tout le travail de domestication à zéro, – ce qui était difficile –, ou importer des animaux déjà habitués à l’homme. La génétique nous a montré qu’ils ont choisi cette solution. Cela dit, l’étude du chromosome Y confirme que des mélanges se sont quand même produits, quand un troupeau de vaches était au pâturage et qu’un aurochs mâle venait à passer.
Domestiquer un aurochs, c’est si difficile?
Oui, cet animal était grand, vigoureux, agressif, doté de bonnes cornes et difficile à manier. Et comme c’était un animal sauvage, il devait avoir des réactions de fuite et de défense face à l’homme. Maintenant, comme nous n’avons pratiquement pas d’exemple moderne de domestication de grands animaux – à part l’élan en URSS, ou les rennes en Laponie, mais ils en sont encore à un stade intermédiaire entre le sauvage et le domestique –, nous sommes obligés d’imaginer ce qui s’est passé entre les aurochs et nos ancêtres.
Vous avez un scénario à nous proposer?
Je pense que la domestication est venue comme une conséquence de l’accompagnement des troupeaux que pratiquaient nos ancêtres. A l’époque, ils devaient suivre les grands herbivores dans leurs migrations saisonnières. Ils ont sans doute commencé par protéger les bêtes de leurs autres prédateurs, puis il y a eu une lente accoutumance. L’homme est alors passé de la prédation directe des aurochs à cet accompagnement, qui permet, par exemple, de repérer un veau abandonné ou des bêtes blessées, de les soigner et de les adopter. Ensuite, on peut imaginer que ces éleveurs sont progressivement passés de la mise en corral à la mise en enclos, pour constituer des réserves de nourriture sur pattes. Et finalement, qu’ils en sont arrivés à la domestication.
Ces aurochs agressifs n’ont donc pas été les premiers animaux domestiqués?
Non, de petits ovins, comme les chèvres et les moutons, ont été domestiqués avant les vaches. Mais le premier animal à accompagner l’homme, et de très loin, c’était le chien. Encore que dans ce cas, on ne sache pas vraiment qui a domestiqué qui. Parce que les loups ont certainement commencé par accompagner les tribus de chasseurs, qui étaient des producteurs de déchets importants, avant que des louveteaux ne soient repérés et apprivoisés par les humains.
L’homme a transformé des aurochs farouches en vaches tranquilles. Il influence donc l’animal qu’il domestique. L’inverse est-il aussi vrai?
Oui. La domestication, c’est toujours un procédé réciproque. Elle provoque des modifications de l’homme comme des animaux domestiques. Si l’aurochs sauvage est devenu une gentille vache, c’est parce que la première sélection exercée sur ces animaux a porté sur leur comportement, et pas sur la quantité de lait qu’ils produisaient, ni sur le nombre de kilos de viande qu’ils fournissaient. On a d’abord sélectionné les animaux manipulables, ceux qui n’écrasaient pas les éleveurs contre un mur dans une écurie. On a privilégié des femelles douces et tolérantes vis-à-vis de l’homme.
On voit bien comment l’homme change l’animal qu’il a apprivoisé. Mais comment l’animal change-t-il l’être humain qui l’élève?
Nous avons, par exemple, hérité de la plupart de nos maladies par notre bétail. La plus connue, actuellement, c’est la grippe dite porcine, mais qui est à l’origine une maladie d’oiseaux. La grippe traditionnelle nous vient d’ailleurs des poules asiatiques. Les animaux nous ont encore légué de nombreuses autres maladies, comme la tuberculose ou la rougeole, que nous avons héritées du bétail, il y a 10 à 12’000 ans. L’homme a dû s’adapter pour survivre à ces maladies, comme il s’est adapté pour réussir à consommer des produits laitiers, ce qui, chez l’adulte, n’était pas gagné d’avance.
Nous avons dû nous adapter au lait?
Oui. Certains humains, plus que d’autres, conservent à l’état adulte les enzymes les plus efficaces pour digérer les produits laitiers. Ils ne vivent pas en Chine, mais dans les pays nordiques et au nord de la mer Baltique. Et les vaches de ces régions montrent des signes génétiques qui nous laissent imaginer que c’est là que, pour la première fois, certains bovins domestiqués ont été sélectionnés pour leurs capacités laitières. Je pense que l’utilisation systématique du lait, et probablement la production de fromage, n’est apparue que bien après la domestication des vaches, et que ces pratiques sont nées au nord de l’Europe. Nous, les Suisses, ne sommes pas les inventeurs de cette culture laitière. Nous l’avons héritée de populations nordiques. Dans mes cours, je montrais une diapositive très explicite sur ces correspondances entre les caractéristiques génétiques humaines dans certaines régions et l’origine des vaches en Europe.
A part la vache, y a-t-il d’autres exemples qui montrent ces influences de l’homme sur l’animal?
Oui. Il y a eu, par exemple, une expérience en Russie, près de Novossibirsk, où un chercheur nommé D. K. Belyaev a travaillé avec des renards argentés qui étaient élevés pour leur fourrure. Ce sont, en général, des animaux agressifs, qui restent quasi sauvages, même en captivité. En essayant de les sélectionner pour leur seul comportement, ce scientifique a modifié d’innombrables paramètres, jusqu’à la période de reproduction des renards. Il a encore observé que certains animaux commençaient à avoir des taches dans leur pelage. Il a noté l’apparition de queues en boucles, mais aussi d’oreilles tombantes et de nez raccourcis, comme certains chiens… Cet exemple moderne montre que les taches qui apparaissent sur des animaux, notamment nos vaches, peuvent dépendre d’une sélection orientée par des traits de comportement. Le comportement dépend du cerveau qui contrôle le système hormonal par le biais de l’hypophyse. On voit bien, ici, l’influence d’une sélection basée sur le comportement, et à quel point l’homme peut, ainsi, changer l’animal qu’il élève.
Propos recueillis par Jocelyn Rochat