Des lèvres plus charnues, des pommettes hautes, un œil légèrement oriental ou, pour les garçons, une mâchoire très carrée. Ce sont ces standards de beauté que les jeunes happés par les réseaux sociaux souhaitent eux aussi arborer. L’omniprésence des « selfies », ou autoportraits, sur Instagram ou TikTok, incite certains jeunes à passer par la médecine esthétique, voire la chirurgie. Ces interventions ne sont pas sans danger, notamment quand elles sont proposées par des personnes qui n’y sont pas formées.
Vous vous souvenez de l’époque où on essayait de ramener une photo de vacances sur laquelle figurerait tout le clan? Le préposé à la tâche réglait le minutage de l’appareil et courait comme un lapin pour prendre sa place dans le groupe avant que le déclencheur ne s’active. Le cadrage était un peu approximatif et les visages assez flous pour qu’on n’arrive plus trop à distinguer qui était quel cousin. Les autoportraits, on le voit, ne datent pas de l’apparition du smartphone – ni même de la photo, puisque de nombreux peintres se sont au cours des siècles prêtés à l’exercice.
Malgré cet ancrage historique, le selfie a explosé ces dix dernières années – son succès est sans commune mesure avec ce qu’on a pu connaître par le passé. La qualité des images non plus. Plusieurs facteurs expliquent le triomphe de ce genre particulier, notamment les innovations technologiques. Le smartphone cumule ainsi plusieurs caractéristiques qui ont largement contribué à sa popularisation: «En ayant constamment dans la poche notre téléphone, nous nous sommes dotés d’un appareil photo et d’une caméra embarqués: nous n’avons même plus besoin de prévoir si nous allons faire ou non des photos, cela devient un réflexe, puisque c’est possible tout le temps», constate Olivier Glassey, maître d’enseignement et de recherche à la Faculté des sciences sociales et politiques de l’UNIL et spécialiste des usages des technologies de l’information et des cultures numériques.
Si, à l’origine, les objectifs étaient situés à l’arrière du smartphone, depuis notamment l’iPhone 4 en 2010, on en trouve aussi un à l’avant: se photographier soi-même dans un décor de rêve devient un jeu d’enfant – et les jeunes en effet s’en emparent. «Spontanément, nous avons commencé par documenter ce qu’on faisait – par exemple, sur les sites de randonneurs, on publiait des photographies de la vue depuis le sommet afin de valider des itinéraires, se souvient Olivier Glassey. Et puis, de plus en plus souvent, on a vu apparaître sur ces photos de paysages le visage des photographes – un peu comme nous avions ressenti un besoin grandissant de taguer nos photographies avec notre présence.»
Pratique encouragée
Évidemment, cette tentation de se tirer le portrait à peu près partout et tout le temps aurait pu finir par lasser. Mais les réseaux sociaux ont indéniablement encouragé la pratique: poster les images de son week-end et recueillir d’innombrables likes pour les exploits accomplis ou les paysages traversés (voire les plats cuisinés, les fêtes arrosées…), ça vous donne vite un petit goût de reviens-y. Même phénomène d’incitation avec la démocratisation de la connexion à Internet: le prix des gigas a drastiquement baissé, un jeune peut constamment poster des selfies sans dépasser son forfait ni faire exploser son budget – publier tout le temps et avoir immédiatement l’avis de son cercle d’amis peut vite rendre dépendants les plus fragiles.
Sur Facebook (pour les plus âgés), Instagram ou TikTok, comme dans n’importe quelle société, des codes et des langages se sont développés. Pour ne pas être totalement ringard, mieux vaut se prendre en photo dans le bon décor, en train de relever le bon défi, dans les bons vêtements, avec les bons maquillages… Ce n’est pas pour rien qu’on parle de sa «communauté».
Et forcément, cette esthétique englobe les caractéristiques physiques. «Avec un selfie je projette une certaine une image de moi dont j’espère qu’elle me montre sous un jour favorable. Cela implique des compétences de mise en scène. Cela peut être aussi perçu comme une source de stress si on a l’impression qu’un cadrage raté ou un gros plan disgracieux risquent de déclencher des moqueries et de nous faire, au sens propre, perdre la face, analyse Olivier Glassey. La photographie de soi se trouve systématiquement soumise à une entreprise de validations collectives qui plébiscite certains stéréotypes esthétiques. On se souvient, par exemple, des mimiques forcées en “ visages de canards ” (duck face) censées affiner nos portraits selfies.»
Ressembler aux standards
Pour Luigi Schiraldi, chirurgien plasticien au CHUV (Centre Hospitalier Universitaire Vaudois), le genre a clairement établi des standards esthétiques: «Il y a une influence des selfies sur les demandes que nous recevons, c’est évident, et le Covid a plutôt accentué le phénomène». L’expert en médecine esthétique recense plusieurs raisons: «On est toujours plus beau en photo qu’en selfie, pour des raisons techniques, liées notamment à l’objectif et aux déformations qu’il crée. En plus, on se regarde beaucoup plus souvent, puisqu’on passe son temps à en prendre. Il y a une discrépance entre le rendu et ce qu’on croit savoir de nous, un peu comme quand on entend notre voix enregistrée. On peut donc être surpris de se voir différent de ce que l’on pensait – moins bien, pour être clair. Comme en plus sur les réseaux sociaux, par exemple sur TikTok, toutes les jeunes filles ont la même tête, on peut vite arriver à la conclusion: oh mon Dieu mais je ne suis pas comme elles, c’est donc que je dois être laide.» Pour ressembler à ces standards bien établis, il y a d’abord les filtres, ces outils qui permettent de retoucher la photo pour y apparaître tel qu’on se veut. Tout est possible grâce à eux, de la peau de pêche aux yeux de gazelle. Beaucoup de jeunes les utilisent, qui pour rigoler, qui pour ressembler aux autres, qui pour gommer ce qu’il ou ce qu’elle pense être un défaut.
«Les jeunes ne sont pas naïfs, et ils savent bien que ces selfies sur les réseaux sociaux, comme les photos de mode ou les couvertures des magazines, sont presque toujours retravaillés par des filtres», relève Olivier Glassey. La plupart font sans problème la distinction entre les réseaux sociaux et la vraie vie. Ils ne subissent en général pas une influence forte au point de les mener à la chirurgie ou la médecine esthétique. L’adolescence reste cependant une période délicate pour tout ce qui a trait à l’apparence. Cela est d’autant plus marqué que nous vivons dans une société qui véhicule des normes esthétiques encore peu diversifiées. Cependant, ceux qui sont fascinés par les modèles de notoriété promus par la TV réalité ou les people des réseaux sociaux sont sans doute plus exposés, car ils associent ces apparences à l’idée de réussite.
Médecine esthétique
Certains passent le pas et veulent arborer tout le temps ce visage standardisé qui s’affiche partout sur Instagram ou TikTok. Ils ont alors recours à la médecine esthétique. «On en arrive à une situation absurde, constate le médecin Luigi Schiraldi. Des jeunes filles demandent des modifications, de leurs lèvres par exemple avec les Russian Lips, très à la mode en ce moment, qui rendent très bien sur les selfies. Mais on déforme l’anatomie de la lèvre, et, franchement, ça ne donne pas bien dans la vraie vie. On a vraiment ce qu’on appelle une “ tête refaite ”, ça se voit, ce n’est pas naturel. Ces Russian Lips sont une intervention faite pour être vue en deux dimensions, sur une photo, mais en trois dimensions, c’est une hérésie.»
En soi, qu’il y ait des modes quant à l’apparence que l’on souhaite afficher n’est pas nouveau: le spécialiste souligne que dans les années 90 par exemple, toutes les femmes voulaient le même nez et jure que lui et ses collègues repèrent quand ils marchent dans la rue celles qui sont passées par le bistouri dans ces années-là. Mais la demande créée par les selfies et les réseaux sociaux change la pratique et modifie le profil des personnes qui ont recours aux services des médecins et chirurgiens esthétiques: la clientèle rajeunit, avec une part plus importante de femmes de 25 à 40 ans intéressées par ce que les spécialistes appellent la beautification, ou «embellissement», par opposition à la clientèle traditionnelle des 50+ demandeuse elle de réjuvenation, ces interventions comme le lifting qui font paraître plus jeune.
Aujourd’hui, le premier groupe correspond à environ 25 % de la demande. «Il arrive que des filles plus jeunes demandent des interventions, mais nous refusons les personnes de moins de 18 ans, précise le Dr Luigi Schiraldi. Je n’ai reçu personnellement aucune personne de moins de 19-20 ans, mais j’exerce en hôpital: les plus jeunes s’attendent à ce que nous refusions, et mon secrétariat filtre de toute façon – il ne fixe tout simplement pas de rendez-vous quand ce sont des mineurs.»
Injection de produits
Les personnes qui arrivent en consultation poussées par les standards des réseaux sociaux sont à 90 % des femmes, même si quelques hommes qui souhaitent une mâchoire à la Brad Pitt, très carrée, passent aussi parfois la porte des cabinets. Ce qu’elles veulent? Cela dépend bien sûr des modes. Après la Duck Face, ce sont surtout les Russian Lips donc, et les yeux en amande, ou Fox Eyes, parfois appelés Cat Eyes. Mais il y a aussi des demandes pour rendre plus apparentes les pommettes, ou d’autres parties du visage, comme le menton, ou combler des vides, par exemple sous les yeux. Il s’agit généralement de donner plus de volume, et cela passe par l’injection de produits, appelés fillers – souvent, de l’acide hyaluronique.
La bonne nouvelle, c’est que ces injections se résorbent spontanément. Elles tiennent environ six mois, parfois un peu plus. Si le changement demandé n’est qu’une toquade passagère ou ne convainc pas, rien de définitif. Il existe même la possibilité de revenir en arrière par l’injection d’un autre produit – même si Luigi Schiraldi souligne que ça ne s’efface pas comme d’un coup de gomme: «ça n’est pas sans risques, je déconseille d’y avoir recours, sauf en cas de catastrophe». La mauvaise nouvelle, c’est que de nombreuses personnes qui n’ont pas la formation et les titres requis pratiquent en toute illégalité. «Faire une injection, ce n’est pas de la chirurgie, c’est même extrêmement facile, relève Luigi Schiraldi. N’importe qui peut acheter ces produits: la seringue est même déjà prête à l’emploi. L’injecter par contre, c’est un acte médical, qui requiert une formation. Et faire bien une injection de ce type, c’est déjà plus difficile. Sans la formation nécessaire, c’est risqué: le résultat peut ne pas être beau. Nous savons que cela se pratique par exemple chez des esthéticiennes ou des coiffeuses, alors que c’est illégal.»
Complications dangereuses
Comment le Dr Luigi Schiraldi le sait-il? Parce que c’est lui qui assure, au CHUV, le service après-vente des ratages. «Le dernier exemple en date, c’est une jeune fille qui s’est retrouvée avec quatre fois le volume d’acide hyaluronique indiqué dans chaque lèvre. Autant vous dire qu’elle ne ressemblait à rien. Je lui ai injecté un produit qui annule rapidement cet effet filler. Mais nous savons que nous ne voyons que la pointe de l’iceberg: il y a énormément d’injections qui se font sous le manteau.» Pour des raisons financières avant tout: une injection chez un professionnel, c’est quelque 500 francs environ, contre une centaine chez une personne qui s’improvise des compétences dans le domaine. Mais cette économie peut se payer très cher: injecter c’est facile, injecter bien, c’est un art, repérer une complication et savoir y faire face n’est possible que pour un médecin spécialisé.
«Il y a deux complications rares vraiment dangereuses. La première, c’est une mauvaise oxygénation de la peau à cause du produit qui bouche des vaisseaux, et qui conduit à une souffrance cutanée et une nécrose de la peau. Si l’on n’est pas médecin, on peut facilement confondre ça avec un bleu, un simple hématome dû à l’injection, et ne rien faire, alors que des cellules sont en train de mourir. La seconde complication, extrêmement rare, c’est le gel qui migre via une artère dans laquelle il a été injecté par erreur, et qui finit par arriver au mauvais endroit. Je vous épargne les détails, mais si cela survient, vous avez 20 minutes pour agir ou votre patiente finit aveugle. Et c’est irréversible. Si vous êtes chez une esthéticienne, il y a peu de chances qu’elle comprenne ce qui est en train de se passer, sans compter le temps pour arriver à l’hôpital. Un spécialiste aura lui les compétences pour analyser la situation, et les infrastructures à disposition pour réagir à temps.»
Le spécialiste précise que ce cas de figure ne s’est pas encore présenté dans le canton de Vaud, à sa connaissance, «mais ce n’est qu’une question de temps: c’est statistique, avec ce type d’injection, il va y avoir un problème grave un jour, c’est certain». Avec un médecin expérimenté, les risques sont très faibles, mais il faut se garder d’avoir recours à des personnes qui n’ont pas la formation et les autorisations nécessaires, et qui pratiquent dans l’illégalité. Ou en rester aux filtres, qui autorisent toutes les audaces pour pas un franc et ont zéro conséquence dans la vraie vie.