Avaler leurs yeux rendrait plus fort en Afrique, tandis qu’entendre leur hululement aux États-Unis obligerait à porter un vêtement à l’envers. Pour tenter de protéger les rapaces nocturnes de superstitions archaïques, une psychologue et un biologiste ont uni leurs forces et lancé une enquête en Suisse et à l’international, à découvrir aux Mystères de l’UNIL. Premiers résultats.
«Au départ, il s’agissait d’une étude pilote. Et voilà qu’en deux ans, nous avons récolté les réponses de près de 21 000 participants de 102 pays différents. Cela a pris une ampleur à laquelle nous ne nous attendions pas du tout», se réjouissent Christine Mohr et Alexandre Roulin, tous deux professeurs ordinaires à l’UNIL, la première en psychologie cognitive à l’Institut de psychologie de la Faculté des sciences sociales et politiques, le second au Département d’écologie et évolution de la Faculté de biologie et de médecine. Si leur questionnaire interdisciplinaire sur les croyances qui gravitent autour des rapaces nocturnes a fait mouche, c’est bien parce que les superstitions collent aux plumes de ces oiseaux encore persécutés de nos jours. Vol au-dessus d’un nid de croyances étranges, auxquelles cette étude d’envergure aimerait mettre fin.
Du pire au meilleur
L’enquête de l’UNIL a permis de réaliser un vaste inventaire des superstitions qui entourent les rapaces nocturnes dans le monde entier. Ainsi, pour gagner une élection au Kenya, on conseille de manger les yeux d’une chouette. «Si l’on n’a pas gagné, on raconte que c’est parce qu’on n’en a pas mangé suffisamment», précise Christine Mohr. Au Zimbabwe, on imagine que croquer de tels yeux améliore la vue, voire aide à tout percevoir dans l’obscurité. De leur côté, les Mongols s’inquiètent qu’un rapace pénètre de nuit dans leur maison et vole leurs ongles. Tandis qu’en Inde, tuer un hibou lors du festival des lumières (Diwali) amènerait richesse et prospérité au foyer. Et les Occidentaux ne sont pas en reste. En Allemagne, les cris simultanés d’une chouette et d’un nouveau-né augureraient une vie de malheur à l’enfant. Quant aux États-Unis, pour conjurer le mauvais sort lorsqu’on entend un hululement, il faut répondre à la chouette ou enlever un de ses vêtements pour le remettre à l’envers.
«Dans le monde celte, ajoute Alexandre Roulin, la chouette était une guide qu’on respectait, car ses bons yeux permettaient aux humains d’embrasser la nuit. Ces superstitions, positives ou négatives, sont très ancrées dans la tête des gens, même chez les scientifiques.» Le biologiste se souvient avoir discuté avec un confrère congolais qui lui a expliqué que ses compatriotes avaient besoin d’être éduqués pour ne plus craindre ces oiseaux. «En sortant du forum, je suis tombé sur une chouette effraie empaillée et la lui ai montrée. Il a alors fait un bond en arrière impressionnant.» La psychologue Christine Mohr indique que pour l’instant, il s’agit de se faire une image des différentes populations. «Qui pense positivement, qui pense négativement. L’un de nos grands challenges actuels est de traiter les données dans 35 langues différentes pour qu’elles soient comparables. Ensuite, nous devrons décrire quelles populations ont une grande probabilité d’avoir des attitudes négatives, en fonction de leur âge, de leur sexe, de leur formation, de leur profession et de leur personnalité. Notre but est de les trouver et de travailler avec eux.»
Barrière de röstis et neutralité ornithologique
Une fois n’est pas coutume, Suisses romands et Suisses alémaniques n’ont pas la même approche du sujet: les premiers seraient un peu plus superstitieux que les seconds, qui ont une image plus positive des chouettes en général. Serait-on plus proche de la nature outre-Sarine? Pour l’heure, les chercheurs ne se prononcent pas encore. Mais un élément important ressort. «Les populations qui vivent proches de la nature, du fait de leurs activités, ont moins de pensées négatives par rapport aux rapaces nocturnes, déclare le biologiste Alexandre Roulin. La raison est simple: ils connaissent la faune. En revanche, les chercheurs, notamment les ornithologues qui ont répondu à nos questions, ne sont ni positifs ni négatifs. Dans leur esprit, penser du bien ou du mal d’un animal touche à l’anthropomorphisme, donc n’a aucun intérêt.» Parmi les demandes faites aux participants figure la présence, ou non, d’un animal domestique au sein de leur foyer. Les réponses ont démontré que les propriétaires de chien, en particulier, ont une opinion plutôt favorable des chouettes. Dans cette enquête, contrairement à d’autres sur les croyances paranormales, les personnes âgées se sont montrées plus superstitieuses que les plus jeunes, remarque la psychologue Christine Mohr. «Ce genre de croyances baissent normalement avec les années et les femmes ont en général plus de croyances paranormales que les hommes. Nos questions sur les chouettes ont donné des résultats différents. Les hommes âgés se sont montrés plus superstitieux que les autres face aux rapaces, surtout s’ils étaient nés à la campagne. Peut-être est-ce dû à une éducation moins poussée ou à l’influence de l’Église. Nous devons encore le vérifier.»
Croyances ou déforestation: qui tue le plus de rapaces?
Alexandre Roulin se félicite d’ouvrir la biologie au monde de la psychologie grâce à cette enquête. «En tant que biologiste, la conservation de la nature fait partie de mes principaux objectifs. Mais si on y ajoute une dimension psychologique, cela peut inspirer d’autres biologistes quant à l’importance d’écouter préalablement une population pour ensuite avoir un impact sur elle.» Christine Mohr sourit: «Les psychologues sont un peu les biologistes des sciences humaines. Nous réalisons un test formidable pour voir si on peut comprendre les superstitions et changer des comportements pour être plus favorables à la conservation de la nature.»
Impact de la science
Si leur enquête permet d’allier deux types de sciences qui se boudent souvent pour faire avancer la cause animale, on peut se demander ce qui, finalement, nuit le plus aux rapaces, des croyances grotesques des humains ou des atteintes qu’ils portent à la nature… «La question est vaste, déclare le biologiste. Cela dépend de l’endroit où ils vivent. Les superstitions sont un véritable fléau dans des pays comme l’Inde où toutes les chouettes sont chassées continuellement, car les habitants pensent devenir riches en les exterminant. Mais la déforestation, le trafic routier et la destruction de l’habitat des oiseaux nocturnes restent les plus destructeurs selon les dernières analyses. En outre, l’utilisation de poisons pour tuer les rongeurs et d’insecticides pour faire disparaître les insectes conduisent à l’appauvrissement de leur régime alimentaire. Notre enquête va révéler l’impact humain global sur les rapaces en fin de compte.» La psychologue Christine Mohr souligne que les données récoltées vont aussi permettre de réfléchir à l’impact que la science peut avoir sur les comportements actuels. «Pour changer les croyances, il faut donner des informations alternatives qui aident à créer une nouvelle réalité ou de nouvelles connaissances. Dire simplement à quelqu’un que ses croyances sont fausses pour telle raison n’aura aucun impact sur sa vision du monde. C’est quelque chose qui se vérifie avec les théories du complot et la désinformation qu’engendrent les médias sociaux. Les gens ont besoin de nouveaux éléments cohérents et logiques qui puissent remplacer d’anciens savoirs.»
La suite de l’étude sera menée sur des groupes réfractaires aux chouettes et aux hiboux à qui seront communiquées diverses informations sur ces oiseaux. « Nous nous intéressons à la manière dont les personnes vont mémoriser ce que nous leur apprendrons, signale la psychologue. Nous allons travailler sur plusieurs façons de transmettre des connaissances. De quoi se souviendront les participants une semaine après l’apprentissage? Notre hypothèse est que si des individus peuvent encoder une information, ils seront plus ouverts à un changement d’attitude.»
Parler aux émotions
Le biologiste Alexandre Roulin, fort de son expérience de poseur de nichoirs en terrain miné, sait qu’il faut d’abord émouvoir avant d’arriver à changer des habitudes. Fondateur du projet «Chouettes pour la paix» qui réunit Israël, la Palestine et la Jordanie autour de la sauvegarde de chouettes effraies dans la vallée du Jourdain, le Vaudois a réussi à mettre tout le monde d’accord en remplaçant les produits chimiques des champs par des rapaces mangeurs de taupes. Et cela fonctionne depuis 2002. «J’ai compris que de longs discours explicatifs ne serviraient à rien. Un doctorant m’a dit un jour que je posais des nichoirs sans jamais m’intéresser aux paysans chez qui je les installais. Cela a été un déclic. Pour que quelqu’un vous suive, il faut parler à son cœur.»
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Une chouette biodiversité
Dans le cadre des Mystères de l’UNIL, qui offrent chaque année la possibilité aux enfants de 8 à 12 ans de faire la connaissance de chercheurs et d’apprécier leurs réalisations, l’Institut de psychologie propose un atelier sous forme de conte interactif. Le thème de 2022 étant le parcours de vie, «Une chouette aventure pour sauver les animaux!» invite à entrer dans l’existence pleine de dangers d’un rapace pour mieux comprendre l’importance de la biodiversité. Naissance, nourrissage, premier envol, recherche de territoire, reproduction, nidification: à chaque étape-clé des quatre ans d’espérance de vie d’une chouette, les enfants devront choisir quels comportements adopter pour aider l’animal à poursuivre son chemin. Les participants rempliront aussi un questionnaire sur les croyances qui entourent les habitants de la nuit. Quelle vision ont-ils des chouettes, plutôt Edwige de Harry Potter ou alors affreuse créature fantomatique? Comment les sensibiliser à la nature? Et surtout, les jeunes aventuriers arriveront-ils à sauver les rapaces?