De nombreux chercheurs de l’UNIL ont été exposés médiatiquement durant la pandémie. Trois d’entre eux évoquent les épisodes déraisonnables et les émotions soulevées.
«Recevoir des menaces de mort parce qu’on a fait des études scientifiques et qu’on a publié des articles, ce n’est pas habituel. Quelque chose de passionnel est entré dans ce débat », résume le doctorant en biochimie de l’UNIL Mathieu Rebeaud. La passion, c’est justement le mot qui revient dans la bouche de trois chercheurs lausannois qui ont été particulièrement visibles durant la pandémie du Covid-19, au moment de résumer leur expérience.
I. Quelque chose de passionnel est entré dans ce débat
Valérie D’Acremont, Marius Brülhart et Mathieu Rebeaud ont traversé ce toboggan émotionnel dans des rôles très différents. La première a vulgarisé des données médicales. Le deuxième a présidé le groupe économique de la task force Covid-19 du Conseil fédéral, et le troisième a sorti une méta-analyse sur la chloroquine.
Celui qui a publié des articles sensibles
En avril 2020, Mathieu Rebeaud suit les conseils de son directeur de thèse, qui lui suggère de profiter du confinement pour s’intéresser au Covid-19, et faire quelque chose d’utile pour la santé publique, s’il en a l’occasion.
Il publie coup sur coup (c’était une coïncidence) deux articles sur un thème très controversé. Avec des collègues, il sort une méta-analyse qui devait vérifier si l’hydroxychloroquine avait bien des effets sur les malades du coronavirus. Et, dans un registre humoristique, il cosigne un autre article comparant les morts du Covid-19 avec ceux provoqués par des accidents de trottinette, « pour montrer qu’il y a de nombreuses revues scientifiques qui publient des articles pas sérieux ».
Ces études poussent le professeur Raoult à lui répondre dans la fameuse vidéo du tour de cartes. Outre une célébrité immédiate, ces publications valent encore à Mathieu Rebeaud d’être cité dans Hold-up, le film complotiste qui a circulé sur YouTube. « Quand Didier Raoult parle de vous, l’armée de gens qui gravite autour de lui vous insulte et vous menace de mort. » Comme ses collègues, il reçoit des centaines de messages haineux durant des mois, par téléphone et sur les réseaux sociaux.
« C’est inquiétant, parce qu’on a le droit de ne pas être d’accord après une publication, et d’avoir un débat qui reste scientifique. Là, j’ai appris à mes dépens qu’on pouvait être pour ou contre un médicament, dit Mathieu Rebeaud. Mais c’est stupide : on est pour ou contre son utilisation dans un traitement ! La chloroquine, c’est utile pour des maladies comme le lupus ou la polyarthrite. À la base, pourquoi pas. Ce n’est pas cher, facile à produire et facile à transporter. Je n’ai jamais été contre si ça marche. Mais de plus en plus d’études nous disent que ça ne marche pas. »
L’économiste de la task force qui a demandé des aides d’État
Dans un registre très différent, le professeur d’économie à l’UNIL Marius Brülhart fait partie de ces chercheurs qui ont travaillé à titre bénévole dans la task force Covid-19. À l’inverse de ses collègues médecins qui se sont exprimés sur des mesures impopulaires comme les vaccins, les fermetures des écoles, des restaurants ou des fitness, Marius Brülhart a eu le rôle du Bon Samaritain. Il a proposé des aides économiques rapides afin que l’État soulage les entreprises fragilisées par le confinement.
Lui n’a pas été menacé. « Mais plusieurs de mes collègues de la task force ont reçu des lettres anonymes, et certains ont même reçu de la poudre blanche à leur adresse professionnelle. C’était de la farine, mais cela montre qu’il y a eu des tentatives d’intimidations assez rudes. Le Covid-19 a fait monter la tension et les émotions chez beaucoup de gens. »
Heureusement pour lui, les débats sur les mesures économiques ont été certes musclés, mais plus académiques. « Nous, les économistes de la task force, avons suggéré très rapidement que des aides financières massives étaient indispensables, parce que cette situation exceptionnelle nécessitait des mesures exceptionnelles et que la Suisse pouvait se le permettre. »
Ces propositions ont rencontré « une résistance assez forte dans les cercles économiques libéraux, au sein desquels je me compte d’habitude, mais encore de l’Administration fédérale, ainsi que dans des journaux comme la NZZ ou la Weltwoche, qui peinaient à reconnaître la gravité de la situation, et à accepter que l’État se mêle autant du fonctionnement de l’économie privée. »
Celle qui a cherché à expliquer sans polariser
La troisième chercheuse de l’UNIL qui a participé aux échanges sur le Covid-19 s’appelle Valérie D’Acremont. Cette professeure associée, basée à Unisanté, est régulièrement apparue dans les médias romands pour expliquer les aspects scientifiques de la pandémie.
Contrairement à de nombreux médecins médiatiques, comme Karine Lacombe, Didier Raoult, Éric Caumes, mais aussi Didier Pittet et d’autres, Valérie D’Acremont n’a pas été menacée.
« J’ai échappé à ça, comme les collègues autour de moi. Je n’étais pas une figure polémique. J’ai essayé de rester neutre, et j’ai plutôt été perçue comme une figure d’apaisement qui explique, en restant la plus scientifique possible. Et puis, je ne suis pas allée voir ce qu’on disait de moi sur les réseaux sociaux. »
II. Gérer les e-changes et les e-motions
Valérie D’Acremont évite les plateformes comme Twitter, « parce qu’on ne peut pas y dialoguer, ni calmer les émotions ». Pour la chercheuse de l’UNIL, de tels médias témoignent du mal-être des gens après des mois de confinement. « Ce n’est pas la seule cause de la polarisation de la société, mais c’est un des paramètres. Ça devrait induire une réflexion pour savoir si nous avons trouvé la bonne manière de dialoguer, surtout quand le sujet devient difficile et complexe. »
Durant la crise du Covid-19, Valérie D’Acremont a surtout lu des e-mails. « Là, les gens donnent leur nom et ils expliquent mieux les raisons de leur colère ou de leur désaccord, ce qui permet de répondre en profondeur. »
La professeure associée fait un bilan positif de ces échanges « pas toujours polis, mais jamais menaçants, avec des gens qui n’étaient pas d’accord avec moi. Je réponds toujours de manière à désamorcer le conflit. Comme médecins, nous avons parfois des patients qui menacent de faire un procès, alors nous sommes formés à manager des réactions émotionnelles. Il y a des techniques pour dédramatiser qui donnent d’excellents résultats. »
De leur côté, Marius Brülhart et Mathieu Rebeaud sont présents sur Twitter. Tous les deux ont vu leur audience croître durant la crise. « Au début, en quelques mois, j’ai gagné 15 000 abonnés, parce que nos informations sur la pandémie touchaient tout le monde, ce n’était plus un sujet scientifique de niche », dit Mathieu Rebeaud.
Comme membre de la task force, Marius Brülhart a eu lui aussi « son petit fan-club sur Twitter », mais il y a également croisé « des gens qui sont clairement des trolls, et qui expriment leurs frustrations en termes virulents. Malgré cela, je pense que ces messages ont leur utilité. Quand on reste dans sa bulle, on risque de s’enfermer dans son monde, et c’est toujours intéressant de voir comment d’autres membres de la société vivent une telle situation. »
Et puis, un réseau comme Twitter est très efficace et ne demande que peu d’efforts pour attirer l’attention sur une information ou sur la publication d’une étude. « Je continuerai », assure Marius Brülhart.
III. Le Covid a fait monter la tension
Les chercheurs de l’UNIL ont aussi cherché des explications à l’évolution de la société lors de cette expérience inédite de recherches accélérées en temps de pandémie. Ils en ont tiré quelques pistes de réflexion.
Cette fois, les scientifiques ne sont pas d’accord entre eux
Le Covid-19 n’est pas le réchauffement climatique. Avec le coronavirus, nous avons assisté au retour fracassant des controverses scientifiques. Tout ou presque a dégénéré en polémiques. La croissance exponentielle ou pas du nombre des malades, les effets secondaires des vaccins, l’existence puis l’influence des variants, le rôle du laboratoire chinois de Wuhan dans cette affaire, la transmission de la maladie par les mains ou en aérosol, ou encore l’état mental de la population durant les périodes de confinement.
Rien à voir avec l’épisode précédent, la crise climatique, qui avait été caractérisé par un large consensus scientifique, où l’on a entendu que « le GIEC estime que », ou que, selon la célèbre formule de Greta Thunberg, « LA Science » nous enjoint de faire ceci ou cela.
« C’est juste, mais il faut bien voir que le consensus scientifique sur le climat a nécessité une trentaine d’années pour être compris totalement. Il y a eu de longues et nombreuses polémiques sur les causes du réchauffement climatique, avant d’en arriver au consensus actuel, observe Valérie D’Acremont. Dans le cas de la pandémie de Covid-19, avec un nouveau virus qui débarque et qu’on connaît mal, on ne pouvait pas s’attendre à un consensus immédiat. C’était normal qu’il y ait des débats jusqu’à ce qu’on ait assez de faits scientifiques pour mettre un terme à certaines polémiques. »
Les médias ont mis de l’huile sur le feu
Si les chercheurs ont rarement été d’accord, leurs divergences ont été mises en scène par les médias, ce qui leur a valu des critiques pour une fois unanimes de Didier Raoult et de Marius Brülhart.
En juin 2020, le professeur marseillais a dénoncé sur BFM TV l’incapacité des journalistes à arbitrer les débats entre chercheurs. « Si je vous demande qui sont les meilleurs joueurs de foot, vous savez me répondre, mais vous ne pouvez pas me dire qui sont les Mbappé de la science. »
Marius Brülhart ne dit pas autre chose. « C’est un peu triste de voir comment certains reçoivent toujours une tribune. Dans les médias, il y a une amplification des voix minoritaires. Même si vous avez 99 chercheurs qui pensent A et 1 chercheur qui pense B, vous allez souvent retrouver A et B à la télévision, avec un temps de parole comparable. Parce que cette incitation à chercher le débat, le désaccord et les conflits est dans le business model des médias. Sur un plateau TV, ce sera plus amusant d’avoir quelqu’un qui nie la pandémie, plutôt que trois sommités mondiales qui disent la même chose. »
Difficile de lui donner tort. Le problème reste de savoir comment régler cette question des « Mbappé de la science ». Parce que, quand la majorité des chercheurs est le plus souvent dans le vrai, il arrive que le camp minoritaire gagne la bataille des idées scientifiques.
Des revues scientifiques peu fiables
Pour compliquer la tâche des analystes et des médias, les passions n’ont pas épargné les revues scientifiques, qui servent habituellement de thermomètre pour trier le bon grain de l’ivraie. La crise a notamment été marquée par le Lancetgate, ce moment où deux revues prestigieuses, The Lancet et le British Medical Journal, ont dû retirer deux articles – encore sur la chloroquine – qui avaient été bidonnés.
L’affaire a eu un retentissement planétaire. Elle a montré que les revues scientifiques, même les plus prestigieuses, n’étaient pas vaccinées contre les tentatives de manipulation.
« Je trouve que ces titres ont bien réagi, en retirant l’article, quand il s’est avéré que le chercheur avait utilisé une base de données suspecte. Toutes ne le font pas, note Mathieu Rebeaud. Parce que, à côté de cela, il y a eu d’innombrables articles qui ont été publiés sans être correctement relus, et qui n’auraient pas mérité de l’être. »
Bon nombre de polémiques ont débuté par la publication d’articles « scientifiques » peu ou pas fiables, estime Mathieu Rebeaud que « cette question de la crédibilité des revues passionne. C’est pour cela que nous avons publié notre article gag sur les trottinettes. Pour montrer qu’il y a de nombreuses revues prédatrices, où l’on paie 50 francs pour publier ce qu’on veut, sans véritable contrôle par les pairs. »
Davantage politique que scientifique
Durant cette crise, certaines mesures politiques ont été prises sur une base scientifique fragile, contestable, voire même inexistante.
« La distinction pour savoir si on parle de faits scientifiques, établis, ou de décisions politiques, de choix de société est devenue très floue, observe Valérie D’Acremont. Dans la discussion sur l’opportunité de lever les mesures de confinement, les gens s’acharnaient à chercher des raisons scientifiques de le faire, notamment pour la fermeture des restaurants, alors que c’est un choix de société. Le fait scientifique nous dit que, si on ouvre les bistrots, il y aura un petit peu plus de transmission, mais la question n’est pas du tout là. En réalité, la question était plus politique. C’était de savoir si, dans notre société, on accepte ou non que le virus se transmette un peu. »
IV. La science sans passion ?
Le problème, avec ce rapprochement inédit de la science et d’un État qui gère une crise sanitaire en tâtonnant, c’est que la politique est bien plus passionnelle que la science. Et que ce mélange des genres a lui aussi fait monter la tension d’un cran supplémentaire.
La politique est-elle possible sans passion ? Clairement pas. Et la science sans passion ? La question reste ouverte, après cet épisode Corona. Ce qui est sûr, c’est que nous aurons désormais l’occasion d’y réfléchir plus souvent. « Parce que le Covid-19 nous a appris que la science est la seule solution pour les problèmes de l’humanité », estime Marius Brülhart.
Sans le vaccin « on aurait encore des millions de morts à craindre. La crise nous a aussi montré que la science n’avait pas toutes les bonnes réponses tout de suite, mais que c’est la méthode la plus fiable pour finir par trouver la bonne réponse. » /
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