Les ouvriers de la construction du savoir

Cartes à jouer utilisées comme supports d’inventaire pour la «Bibliographie universelle de la France» (fin du XVIIIe siècle). © Fichiers bibliographiques des dépôts littéraires. Bibliothèque de l’Arsenal, Ms 6939

La connaissance ne se crée pas à partir du vide, mais résulte d’un travail pratique qui implique des supports, des gestes, des savoir-faire, des contraintes. «Heuristiques», une nouvelle collection d’ouvrages dirigée par Jean-François Bert, ouvre une fenêtre sur l’approche matérielle des savoirs, entre histoire et anthropologie. 

Au XVIIIe et au début du XIXe siècle, la carte à jouer faisait partie de la boîte à outils de certains savants. Le premier ouvrage de la collection «Heuristiques», publié chez Schwabe Verlag à Bâle, traite de la manière dont un botaniste, un géologue et un mathématicien, entre autres, ont détourné cet objet de son usage ludique.

«À l’époque, le verso des cartes était libre, ce qui offrait un espace de prises de notes bien différent des carnets largement utilisés alors», indique Jean-François Bert, maître d’enseignement et de recherche à l’Institut d’histoire et anthropologie des religions et codirecteur de la collection, avec Jérôme Lamy. «Ce dispositif bon marché a engendré de nouvelles réflexions au sujet de la manière d’accumuler, d’organiser, de produire et de transmettre le savoir.»

Ouvrage collectif, Les cartes à jouer du savoir nous propose quelques cas concrets, comme celui du physicien genevois Georges-Louis Le Sage, qui a annoté plus de 35 000 rectangles de papier de 6 par 9 centimètres, entre le milieu du XVIIIe siècle et sa mort en 1803. Cette «incroyable encyclopédie mouvante», organisable et réorganisable à en perdre la tête, contenait par exemple des informations synthétisées, des citations ou des réflexions personnelles. Cet «échafaudage», comme le qualifiait lui-même Le Sage, soutenait également la mémoire du savant. Comme l’explique Jean-François Bert dans sa contribution, chaque carte ajoutée à cette collection le forçait à lui trouver une place, à la lier à d’autres par proximité et donc à «créer de nouveaux réseaux de sens».

Le deuxième titre de la collection «Heuristiques» est un essai «théorique et expérimental», précise son auteur Jean-François Bert. «Chaque société dessine ses propres figures du savoir, comme par exemple les prêtres, les scientifiques, les marabouts ou les mandarins. Je traite de leurs pratiques, de leurs gestes et de leurs savoir-faire dans une approche comparatiste.» Dans la seconde partie de son essai, le chercheur de l’UNIL réemploie le cadre proposé dans Les techniques du corps de Marcel Mauss (1936). «Cet anthropologue tente de catégoriser ce que devrait être une observation ethnographique des pratiques humaines, de manière générale. Je l’applique à la situation particulière des savants, tout au long de leur vie, dans plusieurs contextes historiques et géographiques.»

La collection «Heuristiques» a pour vocation «d’accueillir les travaux scientifiques au sujet de la matérialité des savoirs, entre histoire et anthropologie, de manière ouvertement interdisciplinaire», indique Jean-François Bert. Des recherches qui, comme certaines cartes à jouer de Le Sage, ne sont pas faciles à classer.

Les cartes à jouer du savoir. Éd. par Jean-François Bert et Jérôme Lamy. Heuristiques vol. 1. Schwabe Verlag Basel (2023), 250 p.
Le corps qui pense. Par Jean-François Bert. Heuristiques vol. 2. Schwabe Verlag Basel (2023), 136 p.

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