
«Personne n’était comme elle avant», a dit l’un de ses biographes. La jeune princesse, née à Orbe en 931, est devenue l’une des personnes les plus importantes de son siècle, avant de tomber dans l’oubli.
C’est une figure majeure de notre passé qui est tombée dans les oubliettes de l’histoire. Adélaïde était pourtant «l’une des femmes les plus remarquables du Xe siècle», rappelle le Dictionnaire historique de la Suisse. D’autres évoquent «la femme la plus puissante de son temps», une dirigeante «qui a façonné l’Europe de l’an mil», et des sources médiévales saluent «la plus impériales des impératrices», une consors regni, celle qui partageait le pouvoir, et aussi une literatissima, une femme de la plus haute érudition. Adélaïde était «hors du commun. On la surnomme aussi, parfois, la mère de tous les royaumes. Il suffit d’énumérer toutes les casquettes, ou plutôt les couronnes qu’elle a portées dans sa vie, pour comprendre son importance», complète Anne-Gaëlle Villet, qui a étudié l’histoire de l’art à l’UNIL avant de devenir directrice-conservatrice de l’Abbatiale de Payerne. Sur le célèbre site médiéval, qui a bénéficié des largesses d’Adélaïde, une signalétique rappelait le parcours de la souveraine, l’été dernier, lors de l’Opéra Lothario de Haendel, qui lui donne le beau rôle. Elle mentionnait: reine d’Italie, puis reine de Germanie, impératrice du Saint-Empire romain germanique, régente, et, finalement, sainte.
«Ces chapitres résument bien le côté exceptionnel du personnage. C’est une figure qui peut intéresser l’époque actuelle, car Adélaïde est une femme forte et puissante, actrice de l’histoire», précise Anne-Gaëlle Villet. Et puis, c’est une figure romanesque.
Ce que le CV de la souveraine ne dit pas, c’est que sa geste ressemble à une saison de la série TV Game of Thrones. Presque tout y est: des drames familiaux, des affrontements sanglants pour le pouvoir, une grande bataille du passé, des méchants de compétition, un pape décadent, du sexe et des scènes de torture. Seuls manquent les dragons et les Marcheurs blancs.
Orpheline et violée?
Mais commençons par le commencement. Il était une fois une princesse de Bourgogne, qui naît probablement à Orbe en 931. C’est la fille de la reine Berthe et du roi Rodolphe II. À 6 ans, Adélaïde apprend la mort de son père. Dès lors, les drames se succèdent pour la petite orpheline. La famille est séparée. Son frère Conrad devient l’otage du roi de Germanie, Otton Ier, qui a des vues sur le royaume de Bourgogne.
Le roi d’Italie, Hugues d’Arles, tente également d’unir son royaume à cette région du centre de l’Europe. Il s’empare des deux femmes, épouse Berthe en 937, à Colombier, au bord du lac de Neuchâtel, où il promet encore Adélaïde à son fils Lothaire.
Les noces de la princesse sont célébrées dix ans plus tard. Adélaïde a alors 16 ans. Un chroniqueur de l’époque assure que la damoiselle a été déshonorée par son beau-père ce jour-là, avant d’arriver à son lit de noces.
L’anecdote est plausible, vu le profil d’Hugues, qui est le premier grand méchant de cette histoire, étant donné sa réputation et les mœurs de l’époque. Il est notamment connu pour le nombre de ses maîtresses et de ses bâtards. «Le Xe siècle est l’une des périodes les plus sombres du Moyen Âge, c’est un siècle de fer. Le tableau qu’en dresse Cingria dans La reine Berthe et sa famille est édifiant», observe Alain Corbellari, professeur de littérature médiévale à l’UNIL, qui a réalisé l’édition critique de cet ouvrage.
Prisonnière et veuve
Malgré ce beau-père peu recommandable, Adélaïde passe quelques années paisibles avec son mari Lothaire. Le couple semble heureux. Ils ont une fille, Emma, qui deviendra reine de France. Mais l’accalmie est de courte durée. Un nouveau concurrent conteste déjà la place de Hugues sur le trône d’Italie. Cet autre vilain de l’époque s’appelle Bérenger II d’Ivrée. Il pousse le beau-père d’Adélaïde à abandonner la couronne à son fils Lothaire. Hugues se replie ensuite à Arles, où il meurt peu après. Lothaire ne survit pas longtemps à son père. Après trois années sur le trône, le jeune mari d’Adélaïde meurt en 950, dans des circonstances suspectes. On parle d’un empoisonnement commandité par Bérenger, cet «homme farouche et rapace qui régnait alors en Lombardie», précise le chroniqueur Widukind.
Pour Adélaïde, qui se retrouve veuve à 19 ans, la pression s’accentue. «Les sources médiévales nous apprennent qu’elle a été arrêtée en avril 951 par Bérenger et jetée en prison au château de Garde, ou enfermée dans les environs du lac de Côme», précise Anne-Gaëlle Villet.

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Évasion et marécages
Selon sa biographe, Hrotsvita de Gandersheim, Bérenger dépouille Adélaïde de ses richesses. Son autre biographe, l’abbé clunisien Odilon, nous apprend que la jeune reine a été violentée à cette occasion. «Ils lui infligèrent divers supplices, lui arrachèrent les cheveux, lui donnèrent des coups de poing et de pied sans relâche, et la jetèrent dans un horrible cachot avec une servante pour seule compagne.» Adélaïde va réussir à s’enfuir, et cet épisode a marqué les esprits, même si les détails de cette évasion varient. Hrotsvita raconte que la jeune reine, sa servante et un prêtre ont réussi à creuser une galerie secrète en cachette. Cette issue permet de s’évader nuitamment, pour aller se cacher dans des grottes, des forêts et des champs de blé où elle se cache de l’armée lancée à sa poursuite par Bérenger.
Selon Odilon, Adélaïde se serait plutôt dissimulée dans des marécages après son évasion. Elle y aurait survécu des jours et des nuits sans nourriture, au milieu des roseaux. Ce qui est sûr, c’est que la jeune veuve conserve des alliés. Ceux-ci, peut-être son frère Conrad, parviennent à convaincre le roi de Germanie de voler à son secours. Otton 1er, ou Otto der Grosse, franchit les Alpes avec son armée.

Un jour mon prince viendra…
Le souverain qui entre en Italie est auréolé de son récent succès à Lechfeld, près d’Augsbourg. Il vient de remporter une bataille décisive face aux Magyars, ces envahisseurs venus des steppes de l’Est qui menaient des campagnes de pillage incessantes.
«À l’époque, l’Europe était ravagée par trois sortes de barbares, résume Alain Corbellari. Sur les ruines de l’empire de Charlemagne, il y a des incursions de Vikings ou de Normands, mais aussi de Hongrois, et enfin de Sarrasins qui ont fait des razzias jusqu’en Valais. La victoire d’Otton sur les Magyars est l’un des tournants de ce siècle étonnant, qui commence très mal, et qui finira très bien vers l’an mil, avec ce que l’on appelle désormais la renaissance ottonienne.»
Bérenger, qui voit arriver le vainqueur du Lechfeld, ne se fait pas d’illusion. Il s’incline devant Otton. «Une fois la veuve jeune, belle et intelligente sortie de prison, il ne lui reste plus qu’à se faire aimer d’Otton, lui aussi veuf de la reine Edith», écrit Hrotsvita. Le Germain tombe sous le charme d’Adélaïde, de vingt ans sa cadette.
Cette union permet encore d’agrandir les possessions du roi. Adélaïde, reine d’Italie, devient encore Adelheid, reine de Germanie. À peine couronné, le nouveau couple royal repart pour l’Allemagne. L’histoire ne nous dit pas s’ils vécurent heureux, mais Otton et Adélaïde eurent quatre enfants, dont un succédera à son père sous le nom d’Otton II.
Le plus scandaleux des papes
Pendant que la famille royale s’agrandit loin de Rome, la situation évolue en Italie, où Bérenger s’est trouvé un nouvel ennemi. L’ombrageux seigneur menace désormais le pape Jean XII, alors âgé de 26 ans. «C’est une période de totale décadence dans l’Église, précise Alain Corbellari. On voit des papes avec des harems, et certains historiens parlent de cette époque comme d’une pornocratie.»
Si l’histoire d’Adélaïde était adaptée en série TV, façon Game of Thrones, ce souverain pontife deviendrait un vilain de référence. Car Jean XII est considéré comme le plus scandaleux des papes Jean. Certains chroniqueurs de l’époque parlent d’un antéchrist siégeant dans le temple de Dieu. Il était amateur de femmes, de festins, de chasses et de guerre. Il sera accusé par la suite d’apostasie, d’homicide, de parjure et d’inceste, et il va mourir sous les coups d’un mari qu’il avait cocufié. «C’est une époque où les papes se sont totalement déconsidérés avec des conduites scandaleuses», relève Alain Corbellari, qui voit dans cette décadence un signe annonciateur du Grand schisme dans l’Église. De leur côté, Adélaïde et Otton n’auront pas à s’en plaindre, puisque Jean XII les appelle au secours. Même basés en Germanie, ils restent les souverains d’Italie. Le puissant duo et son armée franchissent une nouvelle fois les Alpes. Cette fois, les troupes allemandes capturent Bérenger, et le couple de pouvoir obtient une récompense royale.
Impératrice
«Le 2 février 962, Otton Ier et Adélaïde sont sacrés empereur et impératrice. Ce moment marque le début de ce que nous connaissons sous le nom de Saint-Empire romain germanique», précise Anne-Gaëlle Villet, qui «souligne un point tout à fait inhabituel: Adélaïde est aussi couronnée après Otton, ce qui n’allait pas du tout de soi à l’époque.»
Après ce couronnement, «les mentions de l’impératrice se font plus fréquentes dans les chartes. Avec un mari vieillissant, Adélaïde, qui est lettrée, expérimentée et mère du futur empereur Otton II, a probablement joué un rôle plus important dans la gestion des territoires de l’empire», estime la directrice de l’Abbatiale de Payerne.
«Avec Otton Ier, Adélaïde règne désormais sur un territoire qui ambitionne de succéder à l’empire romain, et qui concurrence l’empire romain d’Orient, ou byzantin. Cet ensemble s’étend désormais de Rome au Danemark actuel, et de l’Oder à la Bourgogne. La Suisse actuelle était alors au centre de cet ensemble», situe Alain Corbellari.
Encore veuve
Cette période faste dure une décennie, jusqu’à l’année 973, quand Otton Ier tombe malade et meurt. Avec la disparition du sexagénaire, la famille impériale est désormais composée d’une veuve de 41 ans, d’un empereur de 17 ans et d’une impératrice de 12-14 ans. Car la famille a réussi un coup diplomatique, en unissant Otton II à une princesse byzantine appelée Théophano.
Adélaïde se retrouve donc régente, jusqu’à la majorité de son fils. «L’impératrice a probablement joué un rôle clef dans le maintien de la paix dans les territoires d’Italie et de Germanie», estime Anne-Gaëlle Villet.
Problèmes de famille
Mais très vite, les relations se compliquent dans la famille. «Selon les chroniques de l’époque, les relations sont tendues entre Adélaïde, volontiers présentée comme vertueuse, voire bigote, et le jeune couple impérial. Cela pousse Adelaïde à s’éloigner de la cour, pour se retirer en Bourgogne (qui comprend alors une bonne partie de la Suisse actuelle)», raconte Alain Corbellari.
Un nouveau drame éclate en 983, avec la mort subite d’Otton II. S’ensuit un autre épisode rocambolesque, où Théophano et Adélaïde vont se réconcilier pour sauver la couronne d’Otton III des ambitions d’Henri le Querelleur. L’enfant, âgé de 3 ans, est le fils de la première et petit-fils de la seconde.
À la mort brutale de Théophano en 991, Adélaïde devient à nouveau régente de l’empire, à 60 ans, jusqu’à la majorité de son petit-fils en 995. La succession enfin réglée, Adélaïde s’offre un dernier voyage. Accompagnée de l’abbé Odilon de Cluny, elle fait un tour de Suisse romande actuelle, en passant notamment par Saint-Maurice d’Agaune (le centre religieux du royaume de Bourgogne), Genève, Lausanne, Orbe et Payerne, où est enterrée sa mère, la reine Berthe. Elle meurt en décembre 999, quelques jours avant l’an mil, et sera enterrée en Alsace, au monastère de Seltz.
Épilogue
Son dernier voyage rappelle que la Suisse romande a profité des largesses de la dynastie, qui y a notamment financé de nombreux établissements religieux, comme l’écrit Jean-Daniel Morerod, dans sa thèse de l’UNIL sur les évêques de Lausanne.
La souveraine restera dans l’histoire de son époque comme celle qui a favorisé l’essor de l’Église, et plus particulièrement de Cluny. «Certains y voient un indice de sa piété et une expression de sa foi, où elle aurait trouvé consolation après ses nombreux malheurs», dit Alain Corbellari. D’autres y voient un signe d’intelligence politique, puisque la souveraine s’est appuyée sur l’une des institutions solides de l’époque pour gérer son empire.
Le plus étonnant, dans ce parcours exceptionnel, c’est qu’il est totalement tombé dans l’anonymat, mille ans plus tard. À l’exception du journaliste et historien formé à l’UNIL Justin Favrod, qui a rompu deux lances en sa faveur dans le numéro inaugural du magazine Passé Simple en 2014, et dans le livre Quel est le salaud qui m’a poussé? Cent figures de l’histoire suisse (paru en 2016 chez InFolio), cette figure majeure de l’histoire romande n’a pas une seule rue à son nom, pas même une impasse. Comment expliquer ce retournement de fortune? «Quand les premiers Vaudois se sont cherché des figures identitaires, dans les années 1800, elle a été vue comme une Allemande et c’est sa mère, la reine Berthe, qui a été préférée», estime Alain Corbellari. Et puis, «le Saint-Empire romain germanique n’est pas le sujet que nous étudions le plus en Suisse romande», complète Anne-Gaëlle Villet.
La sainteté d’Adélaïde, qui lui est conférée en 1097, et qui est célébrée le 16 décembre, n’a probablement pas amélioré son image auprès des historiens. Et encore moins le fait qu’elle soit devenue la sainte patronne des belles-mères, celle qu’on invoque pour résoudre les problèmes familiaux. En résumé, cette souveraine a été perçue comme trop allemande, trop bigote et trop sainte.
Mais avec le succès des séries façon Game of Thrones, et la volonté actuelle de réhabiliter les grandes figures féminines injustement gommées dans notre passé, Adélaïde devrait retrouver son éclat, et s’évader à nouveau, cette fois des oubliettes de l’histoire.