Daniela Cerqui, maître d’enseignement et de recherche notamment au Laboratoire d’anthropologie culturelle et sociale de l’UNIL, a fait du lien qui unit l’homme et la machine, et de l’acceptation de ces dernières parmi nous, l’une de ses spécialités.
Est-ce que vous voyez quelque chose de positif dans la présence de robots dans le monde du travail ?
L’aspect positif que tout le monde met en avant est le remplacement de l’homme dans les tâches rébarbatives ou dangereuses, par exemple les chaînes de montage ou le déminage. C’est vrai qu’il existe, mais la question est: quel intérêt ? En théorie, la société de loisirs nous tend les bras et on devrait avoir plus de temps pour aller à la plage. Dans les faits, ça fait plus de vingt ans que les ordinateurs et les robots travaillent avec nous ou pour nous, et qu’on ne va pas plus à la plage qu’avant… Et je note un glissement dangereux: avant, on concevait une machine à laquelle on déléguait un acte technique pénible, maintenant on lui délègue aussi la production du savoir technique.
Donc les robots sont dangereux et ne servent à rien ?
Ce n’est pas ce que je dis. Evidemment qu’ils servent à quelque chose: on ne va pas envoyer un homme sauter sur une mine si on peut envoyer une machine à la place. Mais poser la question en termes d’usage, c’est mal poser la question: on répondra toujours positivement. Si on a créé un robot, c’est toujours pour remplir un usage.
Quelle est la bonne question, alors ?
Celle de la société que nous voulons, de l’idée de l’humain que nous avons et défendons. Au Japon, dans les EMS, les personnes âgées peuvent tripoter un robot en forme de bébé phoque, pourvu de poils, d’expressions faciales et de bruits. On peut trouver super de créer un lien avec une machine qui leur permet d’aller mieux. Moi je trouve pathétique qu’un automate doive prendre le relais du lien familial et social que nous laissons tomber.
Avoir un collègue robot, ce sera comment ?
Nous travaillons tous déjà avec des robots – ou de l’intelligence artificielle, c’est pareil. Mais nous ne le remarquons souvent pas, parce que nous vivons un peu dans cette illusion qu’un robot est une machine qui ressemble à un être humain. Ce qui n’est presque jamais le cas – le plus souvent, c’est un ordinateur. Je ne pense donc pas que c’est un problème pour les gens d’accepter des collègues machines. Le point qui risque d’être délicat, c’est celui de la comparaison. Un robot sera forcément «meilleur» à l’aune des critères du monde du travail, qui quantifient tout, donc n’accordent de la valeur qu’à ce qui se compte, soit la vitesse, la performance, la productivité. Ça ne va pas être très gratifiant de se comparer à une telle «perfection». Mais encore une fois, ce qu’il faudrait, c’est remettre en question ces critères, pas la capacité de l’humain à les atteindre.
De façon générale, comment l’être humain accepte-t-il la cohabitation avec la machine ?
Il y a des différences culturelles. Au Japon par exemple, l’acceptation est très forte. On l’explique par la tradition animiste qui est la leur: les animaux et les objets ont une âme, comme les humains, et donc les automates aussi. On y trouve ainsi beaucoup de robots anthropomorphes. En Occident, il n’y a pas de rejet de principe, et les machines sont le plus souvent acceptées, pour la fonction qu’elles remplissent.
Est-ce qu’un robot est mieux accepté quand il a une apparence humaine ?
Pour les Occidentaux, il existe ce qu’on appelle «la vallée de l’étrange». Schématiquement parlant, on peut dire que les gens acceptent bien les robots quand il est clair qu’ils ne sont pas humains. Jusqu’à un certain point, ils peuvent être humanoïdes. Mais quand on n’arrive plus à les distinguer du premier coup d’œil d’un être de chair et de sang, que le doute s’installe, il y a un rejet très fort – de l’ordre de la peur, à cause de ce sentiment d’étrangeté. Mais l’intelligence artificielle est très bien acceptée.
Est-ce aussi le cas lorsque la machine occupe une fonction plus «relationnelle» – il y a par exemple un robot psychologue…
Oui, et ça n’est pas nouveau. Dès les débuts de l’intelligence artificielle, un logiciel a joué ce rôle en échangeant avec des patients. Bien qu’assez basique – il posait surtout des questions en rebond à des mots-clés écrits par les patients, comme «mère» ou «rêve» – Eliza a très bien été acceptée par les humains.
Le constructeur des robots aspirateurs Roomba, iRobot, dit que certains propriétaires l’emmènent en vacances parce qu’il le mérite, ou le débranchent quand il a bien travaillé, pour qu’il se repose… Ce fabricant relève que des soldats qui ont «collaboré» avec l’un de ses robots démineurs Warrior le supplient de le réparer quand il saute sur une mine. Ils l’aiment et n’en veulent pas un autre tout neuf à la place…
Eh bien ça me réjouit ! J’y vois un signe de rébellion. Le lien affectif reste le plus fort, il est réinvesti là où l’on voudrait que tout ne soit que quantification et efficacité. Mais ça reste pathétique qu’on en soit à développer des relations affectives avec des machines plutôt qu’avec les gens qui nous entourent…
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