Ex-pratique marginale, le tatouage est en pleine effervescence, actuellement en Occident. Désormais, les stars du ballon en comptent autant que les rockers, les marins et les prisonniers. Et même les filles en portent. Retour sur ce phénomène avec une sociologue de l’UNIL.
Lorsque les caméras de la Coupe du monde de football s’attarderont sur les tatouages des meilleurs joueurs de la planète, en pleine extase après un but, d’autres images de l’Afrique du Sud ne seront pas si loin. Deux siècles auparavant, voici ces jeunes filles makalaka, par exemple. Pour elles, la règle était claire: impossible d’envisager le mariage tant que leur ventre et leur buste n’avaient pas été incisés quatre mille fois au minimum, et leurs plaies frottées avec du liquide sombre pour marquer leur peau à vie.
Aujourd’hui, pourtant, l’ancien tatouage tribal a presque complètement disparu. Même si certains peuples indigènes retrouvent leurs traditions originelles, après des siècles de domination coloniale, ce renouveau reste souvent marginal.
La mode du tatouage gagne l’Occident
Le tatouage est, en revanche, en plein essor en Occident, depuis une vingtaine d’années. Il y est, cette fois, «considéré comme une forme d’expression artistique et une pratique esthétique et individuelle. Il n’a pourtant pas perdu, en certaines circonstances, un pouvoir marginalisant. »
Ce constat, c’est celui des meilleurs spécialistes, et de Valérie Rolle en particulier. La chercheuse et doctorante en sociologie à l’Université de Lausanne (UNIL) observe et décrit cette évolution depuis plusieurs années. Le thème de sa thèse à venir témoigne, du reste, des changements en cours: le métier de tatoueur comme activité rémunératrice.
On ne se tatoue pas pour imiter aveuglément les stars
Les footballeurs tatoués sont les vitrines d’un phénomène de société dont l’ampleur ne cesse de surprendre. Les stars sont bien sûr suivies à la trace. Le moindre millimètre de leur peau nouvellement encré fait les gros titres.
Le tout dernier dessin ornant l’épaule gauche de David Beckham, une scène mythologique où Cupidon enlève son amoureuse, la déesse Psyché, a notamment amusé les foules, parce que le footballeur a choisi une version plus chaste que l’original, en faisant tatouer un voile pudique sur le sexe de la déesse, telle qu’elle avait été peinte au XVe siècle.
Le corps de l’Italien Marco Materazzi fait encore l’objet d’exégèses approfondies, pour son mélange de styles (branché, sentimental ou agressif). Et s’il fallait mentionner un Suisse, ce serait le gardien Diego Benaglio, dont les idéogrammes chinois, reproduits sur la jambe, signifient amour, chance et santé.
Rock et tatouage
Si les footballeurs portent quelques tatouages spécifiques (comme cette Coupe du monde de 28 centimètres que Materazzi s’est fait tatouer sur la cuisse gauche, après son triomphe de 2006), «la majorité des sportifs ne recherchent pas davantage l’originalité que la moyenne des adeptes», observe Valérie Rolle.
Et ce grand public, quels motifs s’imprime- t-il sur la peau? La chercheuse de l’UNIL note que la connivence entre le monde du tatouage et celui du rock reste forte. «Parmi les portraits les plus souvent reproduits, il y a ceux d’Elvis Presley et de Jimi Hendrix. Mais on trouve aussi d’autres grandes figures qui incarnent un courant musical, comme Bob Marley pour le reggae, Kurt Cobain pour le grunge, The Ramones pour le punk, et, plus récemment, des rappeurs (Eminem, Snoop Dog, entre autres).»
Dans ce grand imagier des icones régulièrement tatouées figurent encore les visages de Jim Morrison (les Doors), de Mick Jaegger et de Keith Richard pour les Stones, ainsi que des personnages spectaculaires, du genre Marilyn Manson ou Kiss, sans oublier des artistes français, tels que Johnny Hallyday et Mylène Farmer.
L’arrivée en force des motifs de cinéma
Au-delà de ce creuset musical d’origine, Valérie Rolle a repéré des figures issues d’autres horizons, politique ou scientifique, comme Che Guevara ou Einstein. Elle a aussi remarqué l’entrée en force des célébrités du grand écran, Anthony Hopkins (Hannibal Lecter), Jack Nicholson («Shining»), ainsi que de multiples références aux films de Tim Burton et à la saga «Le Seigneur des Anneaux», et enfin aux oeuvres de l’artiste suisse H. R. Giger («Alien»).
Cette fois, les tatoués s’inspirent non plus des visages, mais d’éléments tirés d’affiches ou de scènes de films, ou encore de pochettes de DVD et de CD, dont les fameuses pochettes du groupe de rock Iron Maiden.
Les tatoués n’imitent pas aveuglément les stars
Comment comprendre cet enthousiasme à fleur de peau? En tout cas pas par un effet «mouton». «Les tatoués et les tatouées n’imitent pas aveuglément leurs stars préférées, en copiant les motifs qu’elles s’encrent, dit Valérie Rolle. Ils s’approprient les images des célébrités qu’ils admirent pour leurs productions culturelles et artistiques, les faisant ainsi circuler à travers un nouveau médium, le corps.»
La chercheuse de l’UNIL propose encore une explication à cette vogue impressionnante du tatouage, redéfini dans nos sociétés sur tous les plans, aussi bien artistiques que professionnels. «Elle va de pair avec des innovations techniques et iconographiques qui permettent une explosion des styles, incorporent de «nouveaux» motifs empruntés à des traditions tribales et asiatiques, souvent retravaillés pour devenir plus individualisés. » Et qui sont, désormais, davantage recherchés pour leurs qualités décoratives que pour leur charge symbolique d’origine.
Des tatouages de plus en plus personnalisés
Dans cette perspective, Valérie Rolle souligne qu’«il s’agit de moins en moins de tatouer des «flashs», c’est-à-dire des dessins prédéfinis mis à la disposition de la clientèle et reproduits tels quels sur la peau, mais de proposer des dessins personnalisés ». Et la technique suit le mouvement, à moins qu’elle ne le précède: «La gamme des couleurs s’agrandit, permettant une sophistication du rendu visuel des tatouages. Le perfectionnement de la machine à tatouer, pouvant désormais porter quelques aiguilles comme assembler plusieurs dizaines d’aiguilles, respectivement pour le tracé de traits fins ou des contours du tatouage et pour le remplissage de surfaces, accompagne les améliorations iconographiques. » Malgré ces améliorations, une faible partie des tatoués sollicite les tatoueurs pour des motifs véritablement créatifs. «La plupart empruntent encore leurs motifs à des magazines et à des «flashs», ou surfent sur Internet pour trouver leur bonheur. La personnalisation du dessin peut être minimale. Elle semble surtout agir contre une forme de standardisation des motifs de tatouages.»
Quand le tatouage vint aux femmes
Au passage, le tatouage s’est progressivement libéré de son passé réservé à des groupes dont l’aura rebelle était plus ou moins affirmée, bikers, marins, soldats, prisonniers, entre autres. Les conditions étaient ainsi réunies pour gagner d’autres pratiquants, en particulier les femmes qui représentent aujourd’hui plus de la moitié de la clientèle totale.
Pour Valérie Rolle, qui a spécialement étudié la montée du tatouage féminin, «la majorité écrasante des tatouées ajustent leur projet d’encrage en fonction de caractéristiques dites féminines: elles placent leur tatouage sur des parties du corps discrètes associées au féminin, comme la ceinture pelvienne ou la cheville; elles bannissent également tout motif morbide ou agressif et favorisent des dessins aux tracés fins et aux ombrages légers.»
En résumé, le virage considérable pris ces dernières années peut mener à une forme de «démocratisation» du tatouage: «Redéfini comme une pratique devant tendre vers l’esthétisme et comme une forme d’expression individuelle de soi, le tatouage est devenu consommable par les «classes moyennes», ne restant ainsi plus l’apanage exclusif des classes populaires ou de groupes sociaux spécifiques». Coïncidence ou pas, ce nouveau public recouvre largement les foules de téléspectateurs attendues pour ce mondial sudafricain. Au menu: football, tatouages compris.
Laurent Bonnard