Le boeuf et l’âne
Voilà peut-être l’une des plus belles constructions intertextuelles des Pères de l’Eglise. Du boeuf et de l’âne qui entourent l’enfant de Marie dans la paille de la crèche, on ne trouve pas un poil dans les quatre évangiles du canon. Il faut attendre Origène, au IIIe siècle, pour avoir une première évocation des deux bestiaux.
Sa trouvaille donne cependant une idée des méthodes que les fondateurs de la théologie chrétienne utilisent parfois pour justifier leur foi. Dans le bref passage de l’Evangile de Luc qui évoque la naissance de Jésus, on trouve le mot «mangeoire ». Or voici que ce terme, exactement le même, se trouve dans l’Ancien Testament, précisément dans le livre d’Esaïe. Voici la phrase: «Le boeuf connaît son maître et l’âne la mangeoire de son propriétaire. »
Peu importe que la naissance du Messie ne soit pas évoquée, ni avant ni après cette ligne. L’occasion est trop belle pour ne pas opérer un rapprochement fécond. Allégoriste de haut vol, Origène décide que Jésus naît entouré des deux bestiaux. D’une part, c’est plus poétique. D’autre part, l’image permet au théologien de développer un raisonnement symbolique: «Dans son esprit, le boeuf représentait les chrétiens et l’âne symbolisait les juifs, qui refusaient la nature divine de Jésus, dit Emmanuelle Steffek. L’image de Jésus entouré des deux animaux montre ainsi l’allégeance de deux peuples, qui reconnaissent le Roi des juifs. Plus tard, on raconte même que les deux animaux se mirent à genoux devant le nouveauné… Sauf erreur, cette image-là n’est pas restée.»
La crèche
Etait-elle étable ou grotte? Selon les pratiques, c’est l’un ou l’autre, ou les deux à la fois. L’Evangile selon Luc parle d’un enfant «emmailloté et couché dans une crèche». Mais ce dernier terme prête à confusion: «Le mot utilisé par Luc est très peu précis. Il prête à diverses traductions et interprétations, dit Emmanuelle Steffek. Il peut aussi bien désigner une simple mangeoire qu’un endroit où l’on postait les animaux de trait devant les auberges, ou qu’un caravansérail. Au XIIIe siècle, la Légende dorée de Jacques de Voragine, vaste compilation de textes à l’usage des Dominicains, donne encore une autre vision. Selon lui, la naissance du Christ a eu lieu «dans un passage public, entre deux maisons, ayant toiture, espèce de bazar sous lequel se réunissaient les citoyens soit pour converser, soit pour se voir…»
Alors, étable ou grotte? Finalement, c’est comme on veut. Mentionnée pour la première fois dans le Protévangile de Jacques (cf. texte principal), la grotte a un côté pratique: «Elle fait écho à la grotte dans laquelle on emmène Jésus après sa mort et avant sa résurrection, dit Emmanuelle Steffek. Elle crée un rapprochement intéressant entre naissance et mort, début et fin. En quelque sorte, ça boucle la boucle.»
A noter que la crèche d’appartement n’existe que depuis le XVIIe siècle. Auparavant, on n’en trouvait que dans les églises.
Le 25 décembre
Aucun texte biblique, ni même aucun texte apocryphe ne donne la date, ni le jour, ni la saison, ni l’année de la naissance de Jésus-Christ. Problème: quand faut-il donc fêter sa venue? Prenons comme repère l’histoire des bergers, qui quittent la garde de leurs troupeaux pour adorer le nouveau-né. Noël ne devrait donc pas être en décembre. Dès novembre, les pâtres de Palestine quittent leurs pâturages pour se protéger de l’hiver et ne reviennent pas avant le printemps…
La détermination de la date de Noël fut cependant loin de ce genre de raisonnement. Les tout premiers siècles chrétiens fêtent le baptême de Jésus le 6 janvier. L’Occident en serait toujours là (comme l’Orient) si l’empereur Constantin n’avait tranché par un savant calcul politique. Au début du IVe siècle, le souverain décrète qu’on fêtera la naissance du Christ en même temps que le solstice d’hiver, déjà célébré le 25 décembre par une fête païenne, celle de Mithra, le «Soleil invaincu»: «C’était très habile, dit Frédéric Amsler. Dans la théologie ancienne, Jésus-Christ est interprété comme «le soleil de justice». Païens et chrétiens se sont donc mis à fêter le soleil en même temps.» De quoi réconcilier deux spiritualités ennemies. De quoi aussi fonder une ambivalence qui subsiste aujourd’hui.
Les Rois mages
Au IVe siècle, Jean Chrysostome en comptait douze. Certaines fresques paléochrétiennes antérieures en montrent deux, quatre ou huit. Finalement, Origène tranche au IIIe siècle: l’Evangile selon Matthieu dit qu’ils apportent trois cadeaux? Ils seront donc trois: «Cette option permettait de spéculer sur la symbolique de ce nombre, dit Emmanuelle Steffek. Les mages pouvaient représenter les trois âges de la vie, ou les trois races humaines connues à cette époque. On les rapprochait aussi des trois anges qui annoncent à Abraham qu’il va avoir un enfant à 99 ans, ou des trois fils de Noé qui représentent l’ensemble de l’humanité, ou encore de la Trinité.»
Il faut cependant attendre le VIe siècle pour qu’ils reçoivent un prénom – Gaspard, Melchior, Balthazar – et deviennent rois et non plus seulement mages, c’est-à-dire des astrologues peu recommandables. Dans le Livre arménien de l’enfance, un texte apocryphe, il est clairement dit que les mages sont souverains de Perse, d’Arabie et d’Inde.
Dès cette époque, leur image prend une forme quasi définitive. Sur les fresques, vitraux, icônes et mosaïques, on voit dès lors un mage blanc, un mage asiatique et un mage noir. Ou un jeune homme, un homme d’âge mûr et un vieillard. Ou les deux à la fois.
L’étoile
Dans les évangiles du Nouveau Testament, on la trouve seulement chez Matthieu. Elle brille sans excès et conduit les mages vers l’enfant Jésus. Les textes postérieurs lui donnent plus de brillance et surtout de signification. Sous la plume des premiers Pères de l’Eglise comme Justin et Irénée, l’astre devient si lumineux qu’il dissipe les ténèbres des péchés et de l’ignorance: «C’était une allusion aux péchés des juifs et à l’ignorance des païens», dit Emmanuelle Steffek. Les illustrations postérieures la remplacent parfois par une croix ou par un chrisme, soit le monogramme du Christ constitué des deux premières lettres de son nom. Enfin, dans certains textes apocryphes du VIe siècle de la tradition syriaque, l’étoile apparaît aux Perses pour signaler la naissance de Jésus en pleine célébration de la Fête du feu. Comme pour le 25 décembre, païens et chrétiens se mélangent. Que de symboles…
Pierre-Louis Chantre