Les «Experts» à Lausanne, c’est mieux qu’à Las Vegas

Felix Imhof © UNIL

Sans rire. Dans la série TV préférée des Romands, ce sont les criminalistes et les médecins- légistes américains qui jouent les premiers rôles. Mais dans la vraie vie, les «Experts» suisses ont, dans certains domaines, dix à quinze ans d’avance sur leurs confrères étatsuniens. Explications, à l’occasion des prochains Mystères, ces journées portes ouvertes qui se dérouleront à l’UNIL les 16 et 17 mai 2009.

Le criminaliste et le médecin-légiste. Gil Grissom dans «Les Experts à Las Vegas», et le Dr Kay Scarpetta, dans les romans de Patricia Cornwell. Dans les séries TV comme dans les romans noirs, ces deux professions sont les vedettes du polar actuel. Dans la réalité, des légistes et des criminalistes arpentent aussi les couloirs de l’UNIL. Nombre d’entre eux y apprennent leur métier, et les autres s’y perfectionnent.

Mais, dans la vraie vie, ces «Experts» de Lausanne sont aussi efficaces que les héros de fiction, puisque leurs noms – quoique moins célèbres que ceux de Horatio Caine ou de Sara Sidle – apparaissent dans certaines des affaires criminelles les plus médiatiques des dernières décennies.

Convaincant dans l’affaire Grégory

A Lausanne, l’«Expert», c’est d’abord Pierre Margot, le maître de tous les criminalistes. Un scientifique dont le nom est apparu récemment dans les médias français et suisses, à propos de l’affaire Grégory. Le directeur de l’Ecole des sciences criminelles de l’UNIL a en effet été contacté par la famille de la victime, qui cherchait une autorité susceptible de dire si cette affaire troublante avait une chance d’être enfin résolue, grâce aux progrès scientifiques.

Les observations du professeur lausannois ont convaincu le juge français de rouvrir le dossier Grégory. Mais Pierre Margot garde le silence sur ses conclusions. «Je ne me suis pas exprimé dans les médias à ce propos. Nous ne prenons jamais position sur les affaires que nous traitons», glisse-t-il dans son bureau, où résonne encore l’écho téléphonique des nombreuses – et vaines – tentatives de grandes télévisions françaises, comme TF1 et France 2.

La mort de Diana et Guantánamo

A l’inverse des criminalistes, le médecin- légiste lausannois Patrice Mangin, actuel patron du Centre universitaire romand de médecine légale (CURML), qui rassemble les forces de l’UNIL et de Genève, ne fuit pas les micros. Comme le professeur Thomas Krompecher, un autre expert lausannois de haut vol, Patrice Mangin est devenu un habitué des interviews sur les sujets sensibles.

Ces dernières années, à titre personnel ou en duo, les experts de l’UNIL Krompecher et Mangin ont en effet contesté les conclusions de leurs confrères étrangers dans des affaires aussi explosives que l’accident mortel de la princesse Diana, ou le possible suicide d’un prisonnier yéménite, dans la prison américaine de Guantánamo.

Le discret et le médiatique

Pourquoi le légiste est-il plus médiatique que le criminaliste de l’UNIL? «Parce que ceux qui viennent nous voir pour nous demander des analyses complémentaires ne sont, en général, pas contents des enquêtes officielles», répond Patrice Mangin.

Et parce que ces mandataires ont intérêt à ce que les médias parlent des travaux des experts neutres de l’UNIL. Ce d’autant plus que les Lausannois ont découvert, «bien souvent, que les conclusions de la première expertise ne sont pas aussi décisives et évidentes qu’annoncé. Il y a presque toujours un doute possible.»

Les forces des Suisses

Pierre Margot. Patrice Mangin. Le criminaliste et le légiste. Le discret et le médiatique. Deux figures de l’UNIL, qui ont en commun d’avoir établi la réputation des experts suisses devant les tribunaux du monde entier.

Comment expliquent-ils cette confiance qui leur est si souvent témoignée? «Le fait d’être Suisse, et donc neutre, peut jouer un rôle dans les affaires sensibles. Il y a aussi un effet boule de neige, notre présence dans une affaire nous en amenant une autre, parce que quelqu’un nous a découverts sur Internet», répond Patrice Mangin.

Ils apprennent des erreurs des autres

Cette confiance vient encore saluer une méthode helvétique. «Nous travaillons de manière plus collégiale, nous discutons toujours des cas à plusieurs, ce qui joue en notre faveur. A l’étranger, un légiste travaille très souvent seul et sur beaucoup plus de cas que nous. Du coup, leurs rapports d’autopsie ne sont pas aussi détaillés que les nôtres.»

A Edimbourg, par exemple, il y a deux-trois légistes qui font 1200 autopsies par an. A Los Angeles, ils pratiquent 6-7000 autopsies annuellement, pendant que les légistes lémaniques assurent, entre autres expertises, 220 autopsies par année. «Nous pouvons travailler plus à fond, apprécie Patrice Mangin. Et puis, à force d’être engagés comme critiques, nous avons une expérience des cas difficiles. En étudiant les erreurs des autres, nous affinons nos propres protocoles.»

Seuls dans ces domaines de pointe

«Nous sommes assez seuls à pratiquer ce genre de recherches de pointe en sciences criminelles. En Europe, seule l’Ecosse, à l’Université de Strathclyde, connaît un institut comparable à celui de l’UNIL», ajoute Christophe Champod, qui enseigne notamment les questions d’identification à Lausanne.

Suisses, spécialistes et taiseux, ce serait donc la recette lausannoise? Pas seulement. «Pierre Margot ne le dira pas, parce qu’il est trop modeste, confie Christophe Champod, mais il faut ajouter qu’il est l’un des scientifiques forensiques les plus réputés au monde. Il fait partie des grands pontes de ce métier.»

L’UNIL, rendez-vous des enquêteurs européens

A Lausanne depuis 1986, Pierre Margot a bénéficié d’une infrastructure pour développer cette Ecole de sciences criminelles, qui est devenue le lieu de rendez- vous de scientifiques et policiers spécialistes de toute l’Europe. L’enquête menée à Paris sur l’accident mortel de la princesse Diana était, par exemple, confiée à des gendarmes français, qui viennent régulièrement se former à l’UNIL, et sont commandés par un ancien «Lausannois ». «Lors de cet accident, les Français ont appliqué une méthodologie qu’ils ont apprise ici», note Pierre Margot.

Pour autant, ces contacts prestigieux et ces appels à travailler sur des faits divers célèbres ne montent pas à la tête du prof lausannois. «Les affaires ultramédiatiques ne sont que rarement les plus compliquées à résoudre. Notre quotidien, ce n’est pas ça. Et puis, si une recherche débouche sur des méthodes qui permettent de résoudre 20 à 30% de plus de cambriolages en Suisse romande, on aura un impact sur la société nettement plus important.»

Ils ont développé le profilage des drogues

Peu disert à propos des gros coups, le criminaliste lausannois se met plus volontiers à table quand il s’agit d’évoquer des affaires plus difficiles et moins connues. Par exemple cette «technique de profilage de drogues comme l’héroïne ou la cocaïne» développée ces dernières années à Lausanne.

Elle offre la possibilité, par des analyses chimiques, de mettre en relation les petites quantités de stupéfiants vendues dans la rue pour, éventuellement, remonter à des lots importants. Ces recoupements permettent de poursuivre les gros bonnets, et pas seulement de traquer les petits dealers.

«Grâce à cette méthode, une organisation qui se dissimulait derrière un trafic important a été épinglée, raconte Pierre Margot. L’enquête avait mis en évidence des coïncidences troublantes, et nous avons pu accréditer l’existence d’une organisation criminelle impliquant une famille. La filière partait d’un hôtel au Kosovo, passait par des hôtels en Allemagne et avait des ramifications en Suisse.»

Les analyses lausannoises ont montré que tout était lié. «Nous avons obtenu que soit appliquée la loi sur les organisations criminelles, une première pour le Tribunal pénal fédéral, apprécie le professeur de l’UNIL. C’est un cas peu spectaculaire. Il n’a pas fait les gros titres des journaux. Et pourtant, il nous a valu d’aller nous expliquer au Tribunal. Et cette nouveauté aura aussi des effets positifs sur la société bien plus importants que la résolution de n’importe quel crime médiatique.»

Pourquoi les camions brûlent dans les tunnels

Cela dit, il arrive quand même qu’un fait divers raconté en première page des journaux oriente la recherche scientifique dans une direction féconde. Ce fut le cas lors des incendies de camions dans les tunnels du Mont-Blanc et du Gothard. Là, des experts de l’UNIL ont commencé par élucider deux énigmes relativement simples (comprendre ce qui s’était passé), avant de poursuivre leurs travaux plus en profondeur. «La répétition des accidents, leur similarité, ont interpellé le groupe de recherche sur les incendies, se souvient Pierre Margot. Que se passait-il? Y avait-il une explication à cette série?»

Deux chercheurs lausannois, Eric Du Pasquier et Joëlle Papilloud, ont fini par découvrir que certains camions avaient une faiblesse technique qui n’était pas dangereuse en plaine, mais qui pouvait provoquer un incendie quand le véhicule prenait de l’altitude. La recherche, menée avec la collaboration des établissements d’assurance incendie, a permis d’alerter les autorités et les constructeurs concernés. Et elle a contribué à sécuriser les routes et les tunnels.

Expert en traces de souliers

Soudain intarissable à propos de ces analyses de l’ombre qui procurent d’importants bénéfices à la communauté, Pierre Margot va chercher dans sa bibliothèque un petit ouvrage intitulé «Traces de souliers», que l’on doit à trois criminalistes lausannois.

«Qu’est-ce qu’on n’a pas entendu comme plaisanteries à propos de son titre! Et pourtant, si vous saviez tout ce que nous apprenons avec ces traces de chaussures…», assure le professeur de l’UNIL. Des investigations de ce genre, et beaucoup d’autres qui portent notamment sur les traces d’oreilles, permettent de lutter plus efficacement contre les vagues de cambriolages, l’un des aspects de la criminalité actuelle qui concerne le plus les Suisses.

Ils anticipent les choix des cambrioleurs

«Avant, on arrêtait les voleurs et, schématiquement, l’enquête sur les mises en relation commençait», résume Pierre Margot. Les policiers plongeaient alors dans leurs dossiers, pour rechercher des cas rappelant la manière de procéder du suspect, et tenter de reconstituer le parcours du criminel. Désormais, ils font exactement l’inverse. «Les cambriolages, ce sont des crimes en séries qui peuvent être analysés, poursuit le criminaliste. On peut leur opposer une stratégie.»

Les experts lausannois ont ainsi développé une méthode visant à améliorer la récolte de traces, sur la scène du crime, avant d’affiner leur analyse. «Maintenant, quand un cambrioleur est arrêté, il n’y a plus qu’à sortir le dossier qui a été préparé pendant qu’il était à l’oeuvre. Le recoupement des indices similaires a déjà été fait. De sorte que l’on peut dire au voleur: tel jour, à telle heure, vous êtes allé ici, puis là, et encore là. C’est bien plus efficace que s’il fallait reconstituer son périple après coup.»

Dix à quinze ans d’avance sur les Etats-Unis

Autre avantage de ces analyses, elles font apparaître les habitudes des criminels. Elles les rendent prévisibles. Ce qui permet d’anticiper leurs expéditions. «C’est le résultat de quinze années de recherches de toutes sortes, qui permet de cibler l’intervention. Cette méthode permet souvent des coups de filet. Elle ne résout pas tous les cas, mais, avec de telles armes, les polices ont pris dix à quinze ans d’avance sur leurs collègues du monde entier», estime Pierre Margot.

Une analyse partagée par Christophe Champod. «En Suisse, nous avons une police scientifique de proximité au sein des services de l’identité judiciaire d’une qualité exceptionnelle. Pas seulement parce qu’elle est en avance sur les autres, techniquement parlant, mais parce qu’elle bénéficie de ressources en personnel supérieures, mieux formées et souvent issues de l’UNIL.»

Nombre de Vaudois l’ont vérifié le jour où ils ont été victimes d’un cambriolage. Ces crimes, qui sont «vus comme des affaires mineures dans de nombreux autres pays, sont considérés ici comme une forme de criminalité importante, poursuit Christophe Champod. Sur ce genre d’affaires, en Suisse, la police scientifique (les fameux «Experts», n.d.l.r.) intervient dans une proportion qui frise les 100%, ce qui est très haut en comparaison internationale.»

Experts, même au cinéma

Plus «Experts» que les spécialistes américains du petit écran, les criminalistes suisses mériteraient une place de choix dans un film ou une série TV policière. Si l’équipe de Pierre Margot n’a pas (encore?) eu cet honneur, celle du légiste Patrice Mangin a été rattrapée par le cinéma. Le prof lausannois a eu la visite de Jacques Dutronc et de Claude Chabrol. Il leur a même prêté son bureau et le laboratoire de toxicologie pour tourner plusieurs scènes du film «Merci pour le chocolat» (sorti en 2000).

«L’équipe avait complètement changé la déco de bureau, parce que ça ne faisait pas assez chic. Ils avaient rajouté des tableaux et ils ont encore changé la disposition des meubles. Malheureusement, ils ont tout repris en partant», sourit le légiste lausannois. Et, comme c’était au cinéma, ces «visiteurs» sont repartis sans laisser de traces. Un exploit impossible dans la vraie vie.

Jocelyn Rochat

Laisser un commentaire