Les dragons fascinent le XXIe siècle

«Le trône de fer». Chaque épisode de la 4e saison de cette série a rassemblé 18,6 millions de fans. © HBO - Keystone/Everett Collection
«Le trône de fer». Chaque épisode de la 4e saison de cette série a rassemblé 18,6 millions de fans. © HBO – Keystone/Everett Collection

Le Moyen Age teinté de surnaturel n’a jamais été aussi présent. Le troisième volet de The Hobbit sort au cinéma avant Noël. Le Trône de fer et Vikings cartonnent. De nombreuses bandes dessinées et jeux vidéo exploitent le genre. Pourquoi cette passion pour les cottes de mailles et les épées à l’heure des smartphones?

Difficile de dire que notre époque manque de fantasy. Ce mélange de Moyen Age et de merveilleux touche un large public. Ainsi, chaque épisode de la quatrième saison de la série Le Trône de fer a rassemblé 18,6 millions de fans, sans compter les millions de téléchargements illégaux. Dans un registre plus historique, la RTS a prévu de diffuser la deuxième saison de Vikings. L’été dernier, le film d’animation Dragons 2 a plutôt bien marché. Le 10 décembre prochain, le dernier volet de Le Hobbit sort au cinéma. D’ici là, la cinquième extension de l’increvable jeu vidéo World of Warcraft devrait être disponible. La 5e édition de Donjons & Dragons, l’ancêtre du jeu de rôle, est parue. Enfin, les rayons BD et jeunesse des librairies proposent de nombreux ouvrages qui relèvent du genre.

«L’édition vit un âge d’or de la fantasy, en termes de productions, de traductions et de republications», confirme Marc Atallah, directeur et curateur à la Maison d’Ailleurs et maître d’enseignement et de recherche en section de Français moderne. Par contre, le chercheur est plus sceptique en ce qui concerne la qualité: «Comme le marché existe, et notamment du côté du jeune public, de nombreux titres sont lancés pour en profiter. Mais l’originalité n’est que rarement au rendez-vous.»

La passion s’étend hors du domaine culturel pour envahir le réel. Ainsi, plusieurs fêtes médiévales ont rythmé l’été dans le canton de Vaud. Mi-juillet, 24 heures a relevé le succès grandissant des jeux de rôle grandeur nature sous nos latitudes. L’un de ces évènements, Brumes, a en effet rassemblé pendant trois jours plus de 300 personnes en costume dans les hauts de Rolle.

D’où nous vient cette passion pour une période dont le dragon constitue l’une des figures récurrentes? Le Centre d’études médiévales et post-médiévales de l’UNIL a récemment consacré des ateliers au «Moyen Age dans la culture populaire d’aujourd’hui». L’occasion de débusquer les causes multiples de cet engouement.

Première explication à notre intérêt pour le Moyen Age: entre lui et nous, c’est une longue histoire d’amour – et de haine. «Dans notre imaginaire alternent un Moyen Age rose et un Moyen Age noir», soutient Alain Corbellari, professeur associé en section de Français. De manière générale, cette époque considérée comme obscure a connu la disgrâce entre le XVIe et le XVIIIe siècle. Mais à la fin de ce dernier, «quelques auteurs tentent de réhabiliter le monde médiéval, poursuit le chercheur. Des fabliaux sont réédités et le “style troubadour” naît.» Au XIXe siècle, en Angleterre, les Préraphaélites et l’artiste William Morris – l’un des inspirateurs de Tolkien – souhaitent retrouver l’esprit qui prévalait aux XIIIe et XIVe siècles. A contrario, les romantiques et les écrivains «gothiques» mettent alors l’accent, de manière ambiguë, sur les aspects les plus sombres du passé.

C’est à ce moment que naît la fantasy, qui reste assez confidentielle au début du XXe siècle. En parallèle, «entre deux guerres, une vision idéalisée du Moyen Age, poussée par une idéologie réactionnaire, triomphe dans la littérature française. Mais comme ce courant a mené à Vichy, le médiévalisme va être déconsidéré après 1945, sauf dans la littérature populaire et la bande dessinée, des genres alors méprisés», relève Alain Corbellari, codirecteur de l’ouvrage récent Le Moyen Age en bulles.

Alain Corbellari. Professeur associé en section de Français. Nicole Chuard © UNIL
Alain Corbellari. Professeur associé en section de Français. Nicole Chuard © UNIL

Moyen Age rose
De l’américain Prince Valiant (1937) jusqu’à Johan et Pirlouit et Les Schtroumpfs dans les années 60, c’est donc un Moyen Age rose, peuplé de chevaliers, de dames en détresse et de vilains traîtres qui va être offert au public. Des productions parfois didactiques et moralisantes destinées aux enfants, dans une époque qui croit davantage au progrès et à la technologie. «Dès la décennie suivante, cette chape de plomb se soulève et la BD entre dans l’âge adulte», explique le chercheur, fin connaisseur de la bande dessinée médiévalisante: son bureau en abrite une impressionnante collection. Cela se caractérise par davantage de cruauté, moins de bons sentiments et des albums mieux renseignés au niveau historique. En vogue dans les années 70, «la Nouvelle Histoire a poussé les auteurs à s’intéresser aux héros issus de la paysannerie et à montrer la féodalité sous un jour moins attrayant», ajoute Alain Corbellari.

Petit retour en arrière. Parti d’Angleterre, un phénomène littéraire va jouer un rôle d’accélérateur. Si Le Seigneur des anneaux a été écrit en 1954-55, c’est dès le milieu des années 60 que son succès commence réellement. Ensuite, le cinéma, via ses blockbusters, «répand l’esthétique de la fantasy», un phénomène qui persiste encore, note Marc Atallah. En 1977, Star Wars, qui se déroule dans un passé indéfini peuplé de chevaliers, d’épées et de quêtes initiatiques, «permet le déferlement de l’heroic-fantasy», note Alain Corbellari. Et depuis? C’est un doux mélange! L’idéalisme et les récits historisants se sont essoufflés malgré un récent retour de ces derniers, et le noir se mêle au rose.

Un phénomène durable
Pourquoi la fantasy perdure-t-elle de nos jours, alors que les histoires de cow-boys ou la science-fiction pâlissent? «Le western est lié à un pays, une époque et une idéologie: la marge de manœuvre est étroite, constate Alain Corbellari. Le Moyen Age, vaste dans ces trois dimensions, évite ces limites grâce à la variété de thèmes et de lieux qu’il propose.»

De son côté, la science-fiction d’aujourd’hui met souvent en scène «des personnages en prise avec un monde technologique qui les aliène et auquel ils tentent de résister. L’aventure est essentiellement intérieure», remarque Marc Atallah. La fantasy et son cousin le space opera à la Star Wars ouvrent sur de grands espaces, des quêtes épiques et des batailles: vers l’extérieur.

De l’émotion, morbleu!
Notre siècle de familiarité avec le, ou plutôt les différents Moyens Ages présentés dans la fiction, explique en partie notre intérêt. Mais le phénomène possède des causes plus intimes. Contrairement à une idée répandue, Marc Atallah ne croit pas que la «fantasy représente une fuite face au réel ou à une technologie jugée envahissante». Mais dans notre quotidien en 2014, «les émotions épiques se vivent peu. Dans quel autre univers culturel pourrions-nous trouver le souffle dont nous avons besoin?» Les blockbusters tirés de la Bible ou de l’Antiquité, lardés par ailleurs de surnaturel, jouent un peu ce rôle. La science-fiction, portée sur l’introspection, ne nous vient guère en aide.

Or, «le monde contemporain ne propose plus de quêtes ou de conquêtes d’espaces symboliques, poursuit le directeur de la Maison d’Ailleurs. A part créer sa propre entreprise, je ne vois rien qui ressemble à cela dans le réel. A l’exception peut-être des amours adolescentes!» Pris dans la routine, l’homo occidentalis avance peut-être, mais vers pas grand-chose, comme le décrit avec acuité Michel Houellebecq.

Puissant antidote, la fantasy nous offre de côtoyer l’épique grâce à un schéma usé jusqu’à la trame mais toujours efficace. Un personnage démarre de presque rien, connaît une initiation auprès d’un maître dont il se détache, se lance dans une mission qui semble impossible, subit des épreuves en cascade et finit par devenir meilleur. «Ce schéma répond au concept de monomythe, développé par le psychologue Joseph Campbell dans les années 40, explique Alain Corbellari. Son idée, très générale, consiste à dire que toutes les histoires héroïques du monde sont les mêmes.»

Marc Atallah. Maître d'enseignement et de recherche en section de Français. Nicole Chuard © UNIL
Marc Atallah. Maître d’enseignement et de recherche en section de Français. Nicole Chuard © UNIL

En quête de quêtes
Dans ce contexte universel, la fiction nous livre un message ancien et très simple: il n’est pas sain de ne pas vivre de quête. Loin d’être une évasion, la fantasy nous propose donc une invasion du réel. Elle nous pousse à nous lancer sur les routes, comme Bilbo le Hobbit. Les super-héros, les mangas ou la science-fiction de type space opera, très présente au cinéma, disent la même chose. Il est d’ailleurs extrêmement frappant de constater que le mot «quête» est utilisé dans les jeux vidéo pour qualifier les missions que doivent réaliser les joueurs. Objection! Tout cela n’a qu’un rapport ténu avec nos vies quotidiennes métro-boulot-dodo. Mais «depuis quand la fiction a-t-elle des comptes à rendre au réel?», s’exclame Marc Atallah. «Plus elle nous offre des modèles et des archétypes différents de ce que nous connaissons, mieux nous nous portons. L’humain ne se nourrit pas tellement de réalisme. C’est même quand nous échouons que nous devenons réalistes!»

Des héros, sinon rien
La présence de héros est l’un des ingrédients du succès de la fantasy. Un composant indispensable depuis toujours. «Dans la littérature anglaise médiévale, son rôle consistait à mener un groupe d’hommes au combat, tout en leur donnant des idéaux à suivre: rester courageux, ne pas tenter d’échapper à son destin et mourir à la guerre s’il le fallait», note Sarah Baccianti, première assistante en section d’anglais et notamment spécialiste des Vikings (lire l’article).

Un poncif régulièrement répété voudrait que notre époque jugée sombre et confuse ait produit l’archétype du «héros qui doute». Or, les récits du Moyen Age grouillent d’exemples de personnages qui se trompent. «Beowulf n’est pas parfait. Après avoir vaincu Grendel et la mère de ce dernier, il affronte un dragon malgré son âge avancé. Ce qui entraîne sa mort», rappelle la chercheuse. Lancelot et Arthur ne sont pas exempts de défauts, au contraire. La Grettis Saga islandaise, qui date de la fin du XIIIe ou du début du XIVe siècle, met en scène un héros hors-la-loi, Grettir Ásmundarson. La valeur d’exemple de ces meneurs admirables, mais faillibles, fonctionne donc depuis des éons.

Alain Corbellari a découvert un autre lien entre le public du Moyen Age et nous. «A ses lecteurs du XIIe siècle, Chrétien de Troyes propose un modèle de société. Grâce à la chevalerie, la civilisation progresse. Mais à ses frontières rôde la menace de la barbarie. Cette tension se retrouve au centre du Trône de fer. Des royaumes tentent de survivre, pendant qu’au Nord et à l’Est, des hordes sauvages préparent leur anéantissement.»

«Bilbo». La fantasy nous pousse à nous lancer sur les routes pour vivre une quête, tout comme le héros créé par Tolkien. Ici, une image tirée de Le Hobbit: La Bataille des Cinq Armées, qui sort le 10 décembre 2014. © Warner Bros. Ent. All Rights Reserved
«Bilbo». La fantasy nous pousse à nous lancer sur les routes pour vivre une quête, tout comme le héros créé par Tolkien. Ici, une image tirée de Le Hobbit: La Bataille des Cinq Armées, qui sort le 10 décembre 2014. © Warner Bros. Ent. All Rights Reserved

Univers étendus
Il faut observer un autre parallèle intéressant entre la production médiévalisante contemporaine et des textes comme les sagas islandaises ou le Beowulf: ils ne sont pas rédigés dans le présent de leurs audiences et traitent d’un passé lointain, peuplé de géants ou de monstres, rappelle Sarah Baccianti. Ainsi, l’Anglo-Saxon Chronicle, dont le plus ancien manuscrit date du IXe siècle, raconte l’arrivée des Vikings à Lindisfarne en 793 en mentionnant que des «dragons féroces ont été vus volants dans les airs». L’Homme médiéval ne croyait pas plus que nous à l’existence de ces créatures, mais leur puissance en tant que symboles d’une catastrophe imminente demeure entière jusqu’à aujourd’hui. La recette mijote donc depuis des siècles. Toutefois, et c’est une nouveauté, le XXIe siècle offre mieux que la contemplation de Moyens Ages imaginaires: nous pouvons y vivre – un peu. «Le problème des romans et des films, c’est que l’émotion ne subsiste que le temps de l’immersion. Ni le spectateur ni le lecteur n’ont de prise sur l’histoire», note Marc Atallah. Comment prolonger l’expérience, une fois le livre refermé et les lumières rallumées?

Grâce aux jeux vidéo ou aux jeux de rôle grandeur nature, qui rassemblent des participants costumés, il est possible de s’immerger en Moyen Age. D’autres fans achètent les figurines, les jeux de plateau, les Lego et autres produits dérivés des objets culturels qu’ils aiment. Ces ensembles, formés des œuvres et de leur progéniture, sont baptisés «univers étendus» et constituent un phénomène propre à notre époque. Qu’ils tournent autour de Star Wars, de Tolkien ou de Lovecraft, ils vont faire l’objet de la prochaine exposition de la Maison d’Ailleurs, Alphabrick, qui démarre le 16 novembre 2014.

Vivons-nous au temps des cathédrales?
Tenant d’un «Moyen Age long», Alain Corbellari propose une hypothèse culturelle originale pour expliquer notre passion pour les épées et les châteaux. Si les invasions barbares nous ont séparés de l’Antiquité, il ne s’est pas produit de rupture aussi nette entre l’époque médiévale et la nôtre. Le chercheur souhaite toutefois mettre l’accent sur un élément important qui a régné du XVe au XXe siècle: l’imprimerie. Depuis quelques années, cette dernière est bousculée, voire menacée dans son essence même, par l’informatique. «En réinterprétant Marshall McLuhan, nous pourrions affirmer que la confiance placée dans le livre – c’est-à-dire le support de la pensée occidentale – en tant qu’objet fini, stable et délimité, a éclaté à l’heure de l’ordinateur.» Dans l’histoire, l’ère de l’imprimé serait donc une parenthèse qui s’efface petit à petit, une opération qui recrée une forme de continuité avec le monde d’avant.

Le professeur avance un autre élément. Notre temps se nourrit de séries interminables, d’œuvres collectives, de works in progress. Or, la perception de l’art au Moyen Age ressemblait un peu à cela. «Les cathédrales étaient les lieux d’éternels happenings. On changeait de style, on détruisait, on reconstruisait.» Cet état d’esprit s’étend dans d’autres domaines: entre l’essor de la littérature arthurienne au XIIe siècle et ses derniers échos au XVIe, les textes ont été réécrits sans vergogne. Une démarche qui existe encore. «Alexandre Astier, l’auteur de Kaamelott, n’est pas plus irrespectueux du mythe que les auteurs médiévaux, soutient Alain Corbellari. Les modifications qu’il apporte aux liens de parenté et aux rôles des chevaliers de la Table ronde constituent une manière très médiévale de considérer la littérature.» Imaginez seulement changer une seule lettre à un roman de Proust…

De manière plus large, et même s’il se méfie de la notion d’histoire des mentalités, le chercheur estime que nous sommes bien plus loin du XVIIe classique, «obsédé par la perfection» que des temps médiévaux, où l’on pense que «l’Age d’or est fini depuis des lustres et que l’avenir est incertain».
Et si, finalement, le Moyen Age dont nous rêvons était plus un lieu qu’une époque? Un décor familier mais dépaysant. Une contrée dont les paysages sont si variés que chacun y trouve un lopin qui lui convienne. Un archipel qui abrite sans problème des conservatoires d’idées réactionnaires et des bazars libertaires. Soit largement de quoi dénicher un coin à soi.

Lire l’article suivant: Que sait-on vraiment des Vikings?

Bibliographie

Le Moyen Age en bulles. Sous la direction de Aurélie Reusser-Elzingre et Alain Corbellari. Infolio (2014), 247 p.
Le Moyen Age en bulles. Sous la direction de Aurélie Reusser-Elzingre
et Alain Corbellari. Infolio (2014), 247 p.

La production médiévalisante est pléthorique. Comment dénicher les œuvres de qualité? Les conseils des chercheurs de l’UNIL.

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Pour remonter à la source, lire une traduction du Beowulf en anglais s’impose. Sarah Baccianti recommande soit la version poétique mais assez difficile de Seamus Heaney (W. W. Norton & Company), soit la version de référence par Roy Liuzza (Broadview Press) ou enfin celle de J. R. R. Tolkien (Houghton Mifflin Harcourt). The Poetic Edda (traduction de Carolyne Larrington, Oxford University Press) et The Prose Edda (traduction de Jesse L. Byock, Penguin Classics) raviront les amateurs de mythologie nordique.

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Pour vivre des quêtes épiques, Marc Atallah conseille Le cycle des épées (par Fritz Leiber, Presses Pocket ou Bragelonne. En bibliothèque). L’intégrale de Conan (par Robert E. Howard, Bragelonne). Et pour découvrir ce que donne un mélange de fantasy et de science-fiction: Nicolas Eymerich (par Valerio Evangelisti, La Volte).

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En bande dessinée, Alain Corbellari recommande chaudement Les compagnons du crépuscule (par François Bourgeon, Delcourt), des albums qui naviguent entre historique et fantastique. Les Tours de Bois Maury (par Hermann, Glénat), «sensible et bien documenté».

Il apprécie également Isabelle (par Jean-Claude Servais, Dupuis). «Pour se marrer», l’inclassable série Bec-en-fer (par Jean-Louis Pesch). Enfin, le chercheur aime toujours Johan et Pirlouit (par Peyo, Dupuis), qui dose humour et féérie dans un Moyen Age idéalisé.

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