La psychologie du sport se passionne pour les adeptes de l’ultra-trail. Dans ces courses interminables aux dénivelés vertigineux, qui attirent de plus en plus de participants, gérer ses émotions compte autant que des cuisses d’acier.
Pour le commun de mortels, c’est une passion un peu masochiste. L’ultra-trail, pourtant, ne cesse de faire des émules. Ils sont toujours plus nombreux à vouloir s’élancer, baskets aux pieds, sur des tracés longs, si longs qu’ils feraient presque passer un marathon pour une promenade de santé. Les courses d’ultra-trail s’étirent en effet sur 80, 100, 160 km et même plus. Parmi les compétitions phares, La Diagonale des fous, sur l’île de La Réunion, affiche 165 km au compteur pour un dénivelé positif de 10 000 mètres. Même dénivelé du côté de l’Ultra-Trail du Mont-Blanc, où les participants doivent avaler 171 km en moins de 46 h 30. Dans la vallée d’Aoste, le Tor des Glaciers défie l’entendement avec un parcours de 450 km et 32 000 mètres de dénivelé. Comment transcender la fatigue, le découragement, la douleur pour venir à bout de pareils chemins de croix? La question intrigue les psychologues.
Les disciplines d’endurance extrême font désormais l’objet d’études visant à mieux cerner les stratégies physiques, mais aussi mentales qui permettent à des athlètes de réaliser de tels exploits. Car si les muscles et les articulations sont mis à rude épreuve, la volonté, les émotions aussi. La tête constitue une des clés de la performance, au même titre que les jambes. Et, tout comme les capacités physiques, la force mentale s’entraîne.
Cette idée n’est pas nouvelle dans le sport d’élite. On parle volontiers de préparation mentale. Mais les travaux scientifiques sont nettement moins nombreux dans ce domaine que dans celui de la préparation physique. La psychologie du sport, pourtant, est née il y a plus d’un siècle, rappelle Roberta Antonini Philippe, maître d’enseignement et de recherche en psychologie du sport à l’Institut des sciences du sport de l’Université de Lausanne: «En 1913, un congrès international sur le thème “ psychologie et physiologie sportive ” s’est tenu à Lausanne et a posé le cadre de cette discipline. Ensuite, c’est vrai, la physiologie a pris de l’avance, en partie parce que c’est un domaine dans lequel il est plus facile de collecter des données quantifiables.» Toutefois les choses changent, les travaux se multiplient et la discipline jouit d’une légitimité grandissante dans le monde académique, comme dans le milieu sportif.
L’Université de Lausanne mène non seulement des travaux de recherche en psychologie du sport et en psychologie de la performance, elle propose également des cursus de formation destinés aux professionnels amenés à accompagner des sportifs, voire des artistes dans leur préparation mentale (lire l’article ).
Un long voyage avec soi-même
Motivation, gestion du stress et des émotions, bien-être, persévérance, capacité de concentration, résilience… Être fort mentalement, la notion englobe un peu tous ces ingrédients, à entendre Roberta Antonini Philippe. Pour la chercheuse qu’elle est, l’ultra-trail présente un intérêt tout particulier. D’abord, parce qu’on y repousse très loin ses limites. Lors de certaines compétitions, près de 50 % des participants jettent l’éponge avant la fin. «Les courses d’ultra-trail s’apparentent à un long voyage avec soi-même, décrit-elle. Il ne s’agit pas d’un match de foot, vous n’êtes pas entouré de coéquipiers. Les autres coureurs peuvent jouer un rôle important, mais avant tout, vous vous élancez seul dans une confrontation avec vous-même, avec votre souffrance et votre capacité à vous dépasser.»
Le bon côté, c’est que l’extraordinaire longueur des épreuves laisse du temps aux coureurs pour mettre en place des stratégies mentales. Par exemple, ce que les psychologues appellent le dialogue intérieur ou self-talk, une forme d’auto-encouragement qui aide à réguler ses émotions, à gérer son stress. «C’est quelque chose que les gens font souvent de manière innée, précise Roberta Antonini Philippe. Mais avec les sportifs, nous nous intéressons au “ comment ”, à la façon qu’ils ont de se parler. Les mots, les phrases peuvent être des encouragements qui motivent; ils peuvent aussi être en lien avec un effort de concentration, comme par exemple la nécessité de se focaliser sur le tracé, sur le sol. Ce que nous faisons, c’est évaluer dans quelle mesure les mots utilisés par le sportif sont efficaces et adaptés à sa situation. La technique du self-talk est intéressante dans le cadre d’un travail de préparation mentale. Elle nous permet de partir de ce que le sportif fait spontanément. Nous l’évaluons, l’adaptons au contexte et à l’athlète, qui va ensuite tester cette nouvelle forme de discours intérieur, l’entraîner et l’évaluer à nouveau.»
Refaire la course dans sa tête
Renforcer son mental revient alors à mettre en place une stratégie sur mesure. «Il faut s’adapter à la réalité propre du sportif», complète Roberta Antonini Philippe. Une réalité individuelle dont elle tire des données psychologiques qualitatives. Notamment, quand elle demande à un athlète de revivre sa performance. «Je pars de son expérience, de sa vérité.» Pour ce faire, elle s’appuie sur une autre technique mentale: la visualisation. Autrement dit, inciter le sportif à convoquer ses souvenirs afin qu’il refasse, dans sa tête, le déroulé de sa course, avec son lot d’émotions et de difficultés.
La chercheuse de l’UNIL propose à l’athlète de dessiner son parcours sur une feuille ou alors de reprendre le tracé de la course sur une carte topographique comportant les dénivelés pour mieux revivre l’épreuve à travers ses ressentis. «À tel endroit, il aura peut-être été particulièrement attentif à sa foulée ou à sa fréquence cardiaque, à tel autre moment il aura été plutôt centré sur lui-même, sur ses sensations, ses peurs ou ses douleurs, détaille Roberta Antonini Philippe. Comprendre sa façon de se comporter, identifier ses difficultés, mais aussi réfléchir à sa pratique, aux manières d’agir différemment, éventuellement remonter là où naissent ses doutes… Tout cela a pour but de faire émerger des pistes d’amélioration pour la prochaine compétition ou le prochain entraînement.»
La visualisation mentale est une technique qui peut aussi être utilisée pendant une course, pour convoquer des images positives notamment. Mais durant l’effort, le sportif peut faire appel à bien d’autres ressources encore. Les stratégies cognitives dites associatives, entre autres, permettent de rester centré sur son corps, pour mieux le comprendre, évaluer par exemple si une douleur relève de l’effort ou d’une blessure. Les stratégies dissociatives existent également, note Roberta Antonini Philippe: «Durant une très longue course, il y a forcément des moments où l’on sort de soi-même. On peut aussi travailler là-dessus. Certains athlètes arrivent à faire diminuer une douleur en sortant de leur corps. D’autres, au contraire, préfèrent se focaliser sur celle-ci pour y arriver.»
Signaux d’alerte
Mais la douleur comme la fatigue sont, avant tout, des signaux d’alerte que nous envoie notre corps. À trop renforcer son mental, ne risque-t-on pas de le payer au prix fort? Pour la chercheuse, le danger d’une blessure est, dans le domaine de l’endurance extrême, une thématique complexe. «Plus complexe que de simplement se dire qu’on arrête dès lors que la douleur devient très forte, précise-t-elle. Le coureur d’ultra-trail connaît bien son corps, particulièrement s’il a déjà subi des blessures. Mieux on connaît son corps, plus on sait prêter attention à une douleur et déterminer si elle est normale, supportable, en lien avec l’effort ou avec une blessure. Et, dans ce cas, avec quel type de blessure…»
Trouver un équilibre
Travailler son mental consiste aussi à apprendre à freiner son ardeur: «Être fort mentalement, c’est savoir trouver un équilibre, être capable d’accepter de marcher à certains moments, ou d’aller beaucoup moins vite que ce que l’on est capable de faire, bref de s’aménager des phases de récupération.» Ce qui n’est pas si évident, d’autant que sur des dizaines d’heures d’efforts, la lucidité vous joue parfois des tours. Certains coureurs racontent, en effet, s’être retrouvés dans des états proches de la transe.
Héros pour les uns, toqués pour les autres, ces sportifs prêts à consacrer presque tout leur temps libre à s’entraîner n’ont jamais été aussi nombreux. L’engouement pour l’ultra-trail a même connu un petit boom après le Covid, observe Roberta Antonini Philippe. «C’est une discipline qui attire beaucoup de personnes qui pratiquent les longues distances ou le marathon, et qui, fatigués du bitume, se tournent vers des courses dans la nature, des trails, puis des ultra-trails.» Selon la chercheuse, s’il n’y a pas de profil type du coureur d’ultra-trail, il s’agit souvent d’individus en quête de sens. «La pandémie que nous avons traversée a sans doute accru ce besoin, décrypte-t-elle. Mais participer à un ultra-trail, c’est surtout vivre une expérience à part et gratifiante. Elle l’est aux yeux des autres, car relever ce type de défi vous amène une forme de reconnaissance et nous vivons dans une société où faire des choses incroyables est bien vu. Mais elle l’est avant tout aux yeux du coureur lui-même.» C’est un accomplissement qui procure un formidable sentiment de fierté. Pas besoin de gagner, le simple fait de franchir la ligne d’arrivée est un exploit en soi. /
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