Depuis quelques étés, les serpents se baladent au bord du lac et nagent sans crainte dans son eau. Faut-il s’en effrayer? Qui sont-ils? Où vont-ils? Juste avant que les reptiles ne sortent d’hibernation, les réponses d’un spécialiste de l’UNIL, Sylvain Dubey.
Certains en ont vu glisser sur les flots à quelques mètres d’eux, quand d’autres ont pu en observer entassés au soleil sur une barrière à Ouchy. Les partages de ce genre se multiplient sur les réseaux sociaux. Oui, les rencontres avec des serpents sont de moins en moins rares dans le lac et sur ses berges. «Depuis une dizaine d’années, leur avancée est progressive. Ils vont de plus en plus loin, explique Sylvain Dubey, privat-docent au Département d’écologie et évolution (DEE) de l’UNIL, codirecteur de la société de consulting en environnement HW Romandie SA et membre du KARCH (Association pour l’étude et la protection des amphibiens et des reptiles). La plupart des espèces aperçues sont des couleuvres aquatiques, sans aucun danger pour les êtres humains. Il en existe trois en Suisse: la couleuvre vipérine, la couleuvre tessellée et la couleuvre à collier. Mais il y a aussi d’autres espèces que l’on commence à voir s’installer autour du lac, notamment sur la Riviera…» Plongée dans un monde en pleine expansion qui risque de faire des vagues.
Une couleuvre peut en cacher une autre
Si la couleuvre à collier (lire également en p. 25) préfère les embouchures des rivières aux lacs, les couleuvres vipérine (Natrix maura) et tessellée (Natrix tessellata) doivent apprendre à cohabiter aux alentours du Léman. La première est chez elle depuis longtemps, la seconde s’est invitée dernièrement à la suite d’une introduction irréfléchie. Et elle n’est pas près de s’en aller. «On assiste à une explosion de la couleuvre tessellée, potentiellement à cause du réchauffement climatique, relève le biologiste de l’UNIL. Elle s’est propagée autour du lac, aussi bien du côté suisse que français. Elle remonte aujourd’hui les rivières et s’infiltre dans les terres. C’est un réel problème, car elle rentre en compétition avec la vipérine, qui a un régime alimentaire identique et partage le même habitat.»
La couleuvre vipérine, qui tient son nom de sa ressemblance avec une vipère, due à ses motifs en zigzag sur le dos, mesure moins d’un mètre et est en danger critique d’extinction. «Elle est menacée parce que les berges ont été passablement détruites, signale Sylvain Dubey. Et surtout parce que la tessellée, qui lui ressemble énormément, prend sa place. En tant que correspondant du KARCH, lorsque je reçois des photos d’observations, je ne vois que cette dernière, quasiment jamais de vipérines. Dans le canton, il en reste sur la Riviera, il y a aussi une petite population sur la Côte, en tout quelques centaines d’individus au maximum.»
On ne connaît pas l’origine exacte des couleuvres tessellées présentes chez nous, par manque d’analyses génétiques. Une chose est sûre, elles sont protégées, car indigènes, puisque présentes au Tessin. Toutefois, le spécialiste est convaincu que celles découvertes dans les années 50 dans la région ont été introduites au nord des Alpes par des passionnés. «Cela n’était pas accidentel, mais tout à fait volontaire. Et pas seulement ici, c’est pareil dans plusieurs lacs de Suisse alémanique par exemple. Un noyau assez stable s’est formé dans Lavaux durant des décennies, jusqu’à ce que le climat se réchauffe et qu’elles se dispersent.»
Voyages en bateau et nouveaux menus
La couleuvre tessellée, qui peut mesurer jusqu’à 1 m 20, semble s’épanouir partout, colonise des enrochements sans aucune végétation, vit au milieu des cailloux à Morges. «Il faut savoir qu’elle profite aussi des bateaux, révèle le biologiste. Elle aime bien s’y installer au soleil en été. Si on ne la voit pas tout de suite, elle navigue en compagnie des humains jusqu’à ce qu’ils la remarquent et la fassent descendre à un autre endroit. La tessellée se déplace ainsi facilement.» Et ce serpent débrouillard s’acclimate très bien à toutes les températures, contrairement à la couleuvre vipérine. Il suffit d’une petite remontée des degrés en janvier pour qu’elle sorte d’hibernation. «Certaines tessellées vivent dans des milieux steppiques, en Europe de l’Est. Elles ont donc l’habitude de supporter un climat plus rude qu’une vipérine helvétique qu’on ne verra jamais avant le mois de mars.»
En outre, la tessellée se reproduit extrêmement bien. Ses potentiels prédateurs – hérons, rapaces, chats ou renards – ne l’inquiètent donc pas. Son nombre croissant d’individus, confirmé par un monitoring, l’atteste. Elle consomme les mêmes proies que la vipérine. «J’ai étudié son régime alimentaire et j’ai constaté qu’à partir de 2011, son estomac ne contenait plus en majorité son poisson favori, le chabot (Cottus gobio), mais la blennie fluviatile (Salaria fluviatilis), une espèce introduite accidentellement dans le Léman et qui pullule depuis.» Probablement libéré d’un centre de recherches en France voisine, le même qui a relâché des écrevisses américaines envahissantes, ce poisson venu de Méditerranée paraît être un mal pour un bien. Il semblerait en effet que cette nourriture à profusion profite aussi à la vipérine et puisse réduire la compétition entre les deux espèces de couleuvre. Les deux gourmandes, qui chassent des proies faciles à attraper, vont très bien localement, là où la blennie broute des algues dans une niche écologique non occupée auparavant sans embêter qui que ce soit, pour l’instant.
Le péril vert et jaune
Sylvain Dubey le répète, les couleuvres du genre Natrix, comme les autres, ne sont pas du tout menaçantes pour l’Homme. Elles restent discrètes et peu agressives. Les mâles évitent les combats et sont plus petits que les femelles. Parfois pourtant, les apparences sont trompeuses. «Elles ont évolué pour imiter le sifflement des vipères et menacer les prédateurs. Une étude a montré que le son qu’elles émettent est identique à celui des serpents venimeux. Une couleuvre aquatique peut aussi aplatir la tête pour la rendre triangulaire et ainsi ressembler à une vipère. Mais elle, elle ne mord pas! Si cela ne fonctionne toujours pas, elle sécrète un liquide nauséabond qui sort du cloaque, une odeur terrible qui reste sur les mains deux jours. Voilà pourquoi on met des gants pour les attraper. En dernier recours, elle joue la morte pour que son agresseur la laisse tranquille.»
La véritable inquiétude du biologiste vient d’une espèce de couleuvre, agressive si on la saisit, mais inoffensive pour l’Homme, qui vit sur terre et colonise peu à peu les bords du Léman et ses enrochements: la couleuvre verte et jaune (Hierophis viridiflavus). Son expansion est «catastrophique», selon ses termes. «Elle a été introduite délibérément par un passionné le long de la Gryonne, une rivière dans le Chablais. Elle est restée longtemps cantonnée dans ce coin, jusqu’à ce que sa population explose il y a quelques années. Depuis, elle est remontée dans le Chablais un peu partout. On l’identifie maintenant dans le district de Lavaux-Oron à Rivaz, au bord du lac, où vit la couleuvre vipérine, qu’elle peut avaler, tout autant que la tessellée ou qu’une vipère. Elle dévore les petits oiseaux, les micromammifères et affectionne le lézard vert qui est déjà classé dans les espèces vulnérables. Elle devient fréquente au point qu’elle est souvent la première espèce qu’on observe lorsqu’on effectue un suivi de couleuvres vipérines.» Approchant les deux mètres de long, elle se montre tôt le matin, sillonne les berges, mais n’entre jamais dans l’eau.
«En France, on remarque qu’elle monte naturellement en altitude, à cause de l’augmentation des températures. Et quand cela arrive, la vipère d’Orsini (Vipera ursinii) tend à disparaître, parce que la couleuvre verte et jaune la consomme. Si elle continue à se disperser sur le Plateau suisse, on assistera à une chute de la diversité des reptiles. Comme elle mange tout et n’importe quoi, si elle pullule, des espèces vont s’éteindre localement.» Pour être heureuse, elle cherche des enrochements avec de la végétation. Rien de mieux alors que les talus de bord de route et des voies CFF. «D’un point de vue général, de nombreuses espèces envahissantes, que cela soit la flore ou la faune, apprécient particulièrement les axes routiers et ferroviaires. En Suisse, l’habitat est tellement fragmenté que ce sont aussi souvent les seuls espaces continus de nature qui puissent favoriser leur dispersion.»
Une visiteuse inattendue
Lavaux a vu une autre espèce arriver et descendre cette fois-ci dans ses vignobles, puis vers son bord de lac, la vipère aspic (Vipera aspis). Nager ne l’intéresse pas, les plages de sable encore moins. «Elle vient spécifiquement dans Lavaux. On ne sait pas si cela a un rapport avec le réchauffement climatique, mais certaines populations de reptiles augmentent localement. Et les animaux se déplacent. Clairement, les vignes leur sont devenues favorables, parce qu’elles se couvrent de plus en plus d’herbes et que le nombre de producteurs bio augmente. Cela ne veut pas dire qu’ils ne sont plus menacés. Néanmoins, leur situation s’améliore ponctuellement.»
Toutefois, pas de panique! Les vipères aspics se plaisent dans des endroits interdits et inaccessibles au public. «Seuls quelques nudistes qui cherchent des cachettes à Rivaz risquent d’en croiser, rigole le spécialiste. Et les vipères aspics fuiront à leur vue. Si on ne va pas leur marcher dessus, elles n’attaquent pas.» En revanche, ce n’est pas parce qu’un serpent n’est pas aquatique qu’il va s’interdire de prendre un bain. Venimeux ou non, tous les reptiles seraient capables de se mouvoir dans l’eau. On évite donc d’essayer de caresser le premier qui vagabonde dans l’eau. «S’ils ne plongent pas, ils savent tous nager. Je connais quelqu’un qui a cru attraper une couleuvre dans un lac en montagne et a saisi une vipère péliade (Vipera berus). Mordu, il a passé une semaine à l’hôpital. Même des experts ont parfois du mal à faire la différence entre les espèces…»
Une recolonisation en Helvétie
Zurich et son lac plaisent aussi aux serpents depuis une vingtaine d’années. «On y aperçoit principalement des couleuvres, vipérines et tessellées introduites. À proximité du lac des Quatre-Cantons, certains ont même relâché des vipères ammodytes (Vipera ammodytes) qui n’ont rien à faire ici et dont le venin est très dangereux. Heureusement, la plupart de ces essais ne fonctionnent pas.» Pourquoi de telles aberrations? Probablement parce que la Suisse alémanique reste pauvre en reptiles. «Après la glaciation, les espèces ont recolonisé le nord de l’Europe. Cependant chez nous, cela n’est pas encore terminé. Le processus est long sur le Plateau qui est défavorable aux reptiles, qui n’ont de la sorte pas reconquis les lieux naturellement. Des passionnés “frustrés” ont donc décidé de relâcher des serpents où il n’y en avait pas.»
Cette recolonisation se poursuit lentement en Romandie, à cause d’un goulot d’étranglement à Genève notamment. «La couleuvre d’Esculape (Zamenis longissimus) a passé le Rhône il y a quelques décennies seulement. Cela se fait gentiment. Mais le processus pourrait s’accélérer avec le réchauffement climatique.» Le spécialiste est persuadé que la couleuvre verte et jaune se reproduira partout dans dix ou vingt ans, d’abord au bord du Léman, puis plus au nord. «La couleuvre tessellée va, elle, remonter les rivières. On peut tenter de freiner leur avancée en régulant localement, mais est-ce que cela va limiter leur dispersion globalement? C’est difficile à dire.»/
Article suivant: Notre couleuvre à collier remplacée par une chypriote et une croate