Marcus Junius Brutus était l’une des figures tragiques de la série TV Rome. L’assassin de Jules César sera aussi l’une des vedettes comiques de l’adaptation au cinéma de la célèbre BD « Astérix aux Jeux olympiques ». Dans ce film très attendu, qui sortira au début 2008, le « libérateur » héritera du visage de Benoît Poelvoorde. Ridicule ou tragique, jaloux ou épris de démocratie, quel était le vrai visage de ce Romain légendaire, par Jupiter?
Une pauvre chose un peu veule et stupide: c’est ainsi que Goscinny et Uderzo représentent le personnage de Brutus dans leur célèbre bande dessinée Astérix. De quel bois sera-t-il fait dans le film «Astérix aux Jeux olympiques», dont la sortie est annoncée pour fin janvier? La bande-annonce du film, diffusée depuis de longues semaines dans les salles de cinéma comme sur Internet, laisse imaginer que l’adaptation de la BD au grand écran sera assez fidèle sur ce plan.
On sait déjà que le personnage y sera incarné par Benoît Poelvoorde, et que le scénario du film différera de la BD, puisque Brutus n’apparaît dans aucune case de cet épisode des aventures du petit Gaulois et de son compère Obélix.
En attendant de voir comment le comique belge endosse le rôle de l’assassin de César (interprété par Alain Delon), Pierre Sánchez, professeur d’histoire ancienne de l’Université de Genève qui enseignera à l’Université de Lausanne au semestre d’automne 2008, dans le cadre d’un échange de spécialistes, distingue le vrai du faux dans les mythes qui entourent Brutus.
Brutus était-il le fils adoptif de César?
«C’est un mythe présent dans l’inconscient collectif depuis longtemps, mais on est sûr que c’est faux, explique Pierre Sánchez. Ce qui est vrai par contre, c’est que César avait une affection particulière pour lui.»
Marcus Junius Brutus s’est d’abord rallié à Pompée, le rival de Jules César, dans la guerre civile qui les a opposés. Après la défaite de Pompée, le jeune homme s’est excusé. César lui a pardonné, et, comme il l’a fait pour d’autres jeunes gens dans la même situation, il a poussé la carrière de Brutus.
Laquelle, on s’en doute, s’en est trouvée accélérée: il était préteur urbain lors qu’il a assassiné son protecteur. «Ce qui reste vrai par contre, précise Pierre Sánchez, c’est qu’à Rome l’adoption était chose très répandue – on adoptait d’ailleurs aussi des adultes, puisque c’était avant tout une question d’alliances. César avait ainsi un «vrai» fils adoptif, qu’il a désigné comme son héritier: Octavien», le futur empereur Auguste.
César a-t-il dit «Tu quoque mi fili» à Brutus juste avant de mourir?
«Cette formule latine est en réalité une création de la Renaissance. Tous les auteurs antiques affirment que César l’aurait dite en grec. Quant à savoir s’il l’a vraiment prononcée, et, dans l’affirmative, ce qu’il a voulu dire par là, le débat n’est pas près d’être clos. Notons simplement que c’est une tradition de l’historiographie d’attribuer une phrase définitive et lourde de sens aux grands hommes à l’heure de l’agonie.»
Cela n’empêche pas Uderzo d’user et d’abuser de ces prétendues dernières paroles de Brutus dans la BD Astérix: dans tous les épisodes où il apparaît («Astérix gladiateur», «La Zizanie», «Le fils d’Astérix»), Brutus se fait constamment, et pour les raisons les plus ridicules, resservir ce «tu quoque» par César.
En tous les cas, ces quelques mots ne sauraient constituer une preuve en faveur de l’adoption officielle de Brutus par César. «Mon fils» peut signifier «mon jeune ami», c’est une expression qu’un homme d’âge mûr aurait pu utiliser à l’époque pour s’adresser à un homme plus jeune, pour qui il avait de l’affection, sans que cela implique une vraie filiation.»
La mère de Brutus était-elle la maîtresse de César?
Le père de Brutus est mort, exécuté par Pompée, lorsqu’il était enfant. «Veuve, sa mère Servilia devint effectivement la maîtresse de César, vers 63 av. J.-C., raconte Pierre Sánchez. Brutus était alors âgé d’une vingtaine d’années, ce qui permet de démentir définitivement une autre rumeur, qui voudrait que Brutus ait été le fils naturel et secret du dictateur.»
On sait aussi que César a eu de nombreuses maîtresses, mais Servilia, si l’on juge d’après la quantité de coûteux cadeaux qui lui ont été offerts, était sa préférée.
Pourquoi Brutus a-t-il comploté contre César?
Des 600 sénateurs que comptait le Sénat, 60 environ ont participé à la conjuration visant à éliminer César. Ce dernier, rappelons-le, s’était fait nommer dictateur à vie, une fonction et un titre inacceptables pour une fraction importante des sénateurs. Ces aristocrates «radicaux», dans le sens où ils n’acceptaient aucune concession aux principes républicains, qui garantissaient leurs privilèges et leur pouvoir, s’inquiétaient de voir César violer nombre d’entre eux, notamment ceux de l’alternance et du partage du pouvoir.
«Brutus faisait partie des Optimates, la frange conservatrice des politiciens, raconte Pierre Sánchez, et c’est pourquoi il a pris parti pour Pompée (pourtant à l’origine de la mort de son père) contre César en 49.
Pompée, bien que désireux lui aussi de régner en tyran, prétendait défendre les institutions républicaines et les valeurs de l’aristocratie sénatoriale en luttant contre César qui lui faisait de l’ombre. Il y a une vraie cohérence de ce point de vue chez Brutus, qui n’a pas changé d’idéal, même si après la défaite de Pompée, il a collaboré avec César durant près de quatre ans.
Aux Ides de Mars 44, Brutus fut donc l’un des leaders des conjurés, et il planta son poignard dans le corps de César. «Selon les sources dont nous disposons, il a bien porté un coup personnellement, et il a sans doute été parmi les derniers à frapper. César a reçu un peu plus de 20 coups de couteau, ce qui signifie que bon nombre des 60 conjurés n’ont pas participé activement à l’exécution du complot.
Brutus a, en amont, tout aussi activement participé à l’organisation du crime, notamment en organisant des réunions secrètes chez sa mère, au cours desquelles il a insisté pour que l’on ne tue personne d’autre que César, quand certains étaient d’avis qu’il fallait aussi éliminer Marc Antoine, le bras droit du dictateur.»
Brutus voulait-il la place de César?
C’est évidemment faux. Brutus, qui n’était pas l’héritier désigné de César, contrairement à Octavien, n’aurait eu aucune légitimité. Mais surtout, il était animé, comme on l’a vu, par un respect total des principes fondateurs de la République romaine, qui étaient complètement inconciliables avec la nomination d’un roi ou d’un tyran à vie.
«La preuve, c’est qu’une fois César mort, les conjurés se sont trouvés complètement désemparés. Manifestement, ils n’avaient pas prévu de plan pour s’approprier le premier rôle, et ils n’étaient pas très au clair sur la stratégie à mettre en place pour pallier la vacance du pouvoir», souligne le futur enseignant à l’UNIL.
De ce point de vue, comme pour de nombreux autres aspects, la série TV Rome est fidèle à la réalité: «On y voit bien l’affection de César pour Brutus, les tiraillements moraux de ce dernier, qui incarne la fidélité à l’idéal romain, et qui, en même temps, est attaché au dictateur. On y voit aussi les liens qui unissent Brutus à d’autres sénateurs de la même obédience, Casca par exemple, ou son oncle Caton.»
Brutus était-il un certaines d’entre imbécile?
Si l’on en croit Uderzo et la BD Astérix, Brutus n’était pas très malin, voire franchement grotesque. «C’est très loin d’être vrai: on sait que c’était, au contraire, un homme très fin, très cultivé et très intelligent, qui maîtrisait aussi bien la philosophie que l’art de la guerre, corrige Pierre Sánchez. César ne se liait pas avec n’importe qui: ce n’est pas un hasard s’il l’a pris sous son aile et lui a pardonné sa «trahison». Il avait de l’admiration pour lui, comme en ont d’ailleurs eu les Romains qui se sont ralliés à lui lors de la conjuration.»
L’historien cite un épisode peu connu pour montrer que, loin d’être un idiot, Brutus était un malin, notamment dans le domaine financier. Il plaçait par exemple des capitaux en Orient avec un rendement qui dépassait les plus optimistes attentes. «Les cités conquises par Rome lui devaient en effet un impôt colossal, raconte Pierre Sánchez, que, le plus souvent, elles n’étaient pas en mesure de payer. Brutus prêtait donc à nécessaires. Il le faisait par l’intermédiaire d’agents, au taux de… 48%!»
Comme tout citoyen romain, Brutus profitait ainsi indirectement de cet impôt encaissé par l’Etat romain, et il engrangeait en outre les intérêts proprement usuriers dégagés par son prêt effectué à titre privé. En plus, il n’hésitait pas à faire donner la cavalerie contre les autorités de la ville quand, étranglées par les dettes, elles ne pouvaient plus payer. Des parlementaires réfugiés dans le Sénat de Salamine sont ainsi morts de faim, assiégés par les troupes du gouverneur romain local qu’il avait fait intervenir en sa faveur…
Brutus savait donc obtenir ce qu’il voulait, qu’il soit mû par de nobles idéaux comme dans la conjuration contre César, ou par des intérêts plus bassement matérialistes comme ici.
Sonia Arnal