Le Vaudois, il n’y en a vraiment point comme lui

"Les Romains passant sous le joug" par Conrad Ferdinand Meyer (1858)

2010 aura été marqué par le périlleux – et furieux – débat mené par les Français à propos de leur identité nationale. Une réflexion que le Conseil fédéral suisse a dû mener lui aussi, cet été. Pour que les Vaudois n’y échappent pas, «Allez savoir!» a rencontré des historiens de l’UNIL qui se sont – modestement – intéressés à la question.

«L’identité nationale» restera comme le sujet de débat électrique de 2010. Les Français se sont écharpés toute l’année à ce propos, et les Suisses n’ont pas échappé à la question. Grâce à une interpellation du conseiller national Antonio Hodgers (Verts / GE), le Conseil fédéral a dû définir, l’été dernier, ce qu’était «le mode de vie suisse». La réponse – en bref, posséder un compte en banque, avoir une mobilité autonome, appartenir à une association locale et bien connaître sa région – a, au mieux, suscité quelques commentaires ironiques.

Au moment où se termine cette année «identitaire» à tous niveaux, il était difficile d’éviter le cas vaudois. D’autant que de nombreux historiens de l’UNIL se sont penchés sur la question dans le cadre d’un numéro spécial de la «Revue historique vaudoise» (RHV), qui avait été imaginé à l’occasion du Bicentenaire du canton, et qui s’était donné pour modeste tâche d’évoquer «nos ancêtres les Vaudois»… de 13’000 av. J.-C. à nos jours.

Quand le Léman s’appelait le lac de Lausanne

On y découvre par exemple les noms des premiers habitants de ce pays (Divico, Orgétorix, Namméios, Vérucloétios, Vatico, Ninno, Camilos…). Et l’on y découvre surtout que le lac, n’en déplaise aux Genevois, s’est toujours appelé «Lacus Lemanus». Il s’appelait même, avant, «Lacus Losanensis» (lac de Lausanne), le nom figurant sur la première carte connue, la Table de Peutinger (IVe siècle).

Coordinateur de ce numéro spécial de la RHV, Justin Favrod, Dr ès Lettres de l’UNIL, historien et journaliste, se souvient de l’avertissement de Chessex: les «vrais Vaudois» sont en train de disparaître. «C’était dans les années 1960, mais récemment encore, un confrère journaliste suggérait qu’il fallait se dépêcher de faire le portrait d’un «vrai Vaudois» pour les mêmes raisons. Le Vaudois est une sorte d’espèce en voie de disparition mais qui réapparaît tout le temps.»

Vaud, c’est un «pays»

Les Vaudois se distinguent en vivant dans le seul canton romand qui s’appelle encore «pays» – le Pays de Vaud – une survivance du VIIIe siècle, où cette terre s’appelait «Pagus Valdensis». «Pagus vient du latin et signifie pays. C’était son nom à la période des Francs», précise Justin Favrod.

Ce pays est fier de son patrimoine, et, aujourd’hui encore, ne manque jamais de le rappeler. A l’instar de feu le conseiller fédéral, le Vaudois Jean-Pascal Delamuraz,qui affirmait que son canton est bien un pays complet dans la mesure où il produit tout (le sel, le pain, le vin) et offre tous les paysages de Suisse (Alpes, Préalpes, Jura, Plateau et bien sûr son lac). Cette suffisance expliquerait en apparence l’expression bien vaudoise «Y en a point comme nous».

Le fameux «Y en a point comme nous» date du XIXe siècle

C’est pourtant tout le contraire. «La première occurrence de cette formule remonte au début du XIXe siècle, assure Justin Favrod, et j’ai découvert que son usage est avant tout celui de l’autodérision, d’une ironie envers soi-même.» Si le Vaudois a conscience que son pays est beau et riche, il a toujours un peu honte d’être fier autant qu’il est fier d’être modeste.

«Les Vaudois ont un humour et une faconde que je n’ai jamais retrouvés ailleurs», ajoute le Dr ès Lettres de l’UNIL. Cet humour joue sur le non-dit et la litote. On ne dit pas «j’aimerais boire un verre», mais «je ne suis pas contre». On ne dit pas «j’aime le blanc» mais «je ne déteste pas ça». Le répertoire humoristique vaudois compte aussi une variété infinie de qualificatifs pour désigner l’idiot: topio, niolu, taborniau, toyet, niobet, nianiou, bofiot, alapiat, agnoti, etc…

Pourquoi les Vaudois se méfient du pouvoir central

Justin Favrod y voit un signe. On s’en sert volontiers pour rabaisser tout ce qui dépasse, se distingue et apparaît vite ici comme arrogant. «Dans ce canton, la grandeur est un sujet de préoccupation permanente. La raison en est selon moi – mais ce n’est qu’une explication personnelle – que les Vaudois ont longtemps été les sujets des Bernois.»

Cet humour, la politesse du désespoir, révélerait ainsi deux cent soixante-deux années d’occupation (1536-1798) et expliquerait un autre trait typique du canton: la défiance légendaire des Vaudois envers le pouvoir central, Berne hier, Lausanne aujourd’hui. «En 2010, il ne viendrait pas à l’idée des Neuchâtelois d’évoquer l’occupation prussienne. Les Vaudois eux, sont libres depuis deux siècles, mais parlent encore des Bernois. C’est fascinant!»

Quand le canton écrit la légende de sa libération

A lire l’histoire officielle, l’occupation bernoise a été terrible. Pourtant, c’est tout le contraire, affirme l’historienne et professeure associée de l’UNIL Danièle Tosato-Rigo qui s’est intéressée, plutôt qu’à l’identité vaudoise, forcément «plurielle et insaisissable», à «la construction du discours identitaire vaudois». C’est ainsi qu’elle a pu démonter un mythe tenace et montrer comment la libération du Pays de Vaud en 1798 a été fabriquée… un siècle plus tard, à l’occasion du premier Centenaire de l’indépendance.

C’est à ce moment-là qu’apparaît la figure du major Davel. «A la fin du XIXe siècle, dans toute l’Europe, la tendance est à la légendification de l’histoire dans une perspective de construction nationale, rappelle Danièle Tosato-Rigo. La Suisse, Etat fédéral depuis 1848, n’échappe pas à cette tendance. Elle s’invente une fête nationale (le 1er août) et découvre la figure libératrice de Guillaume Tell.»

Découvre, oui, car «le mythe de ce héros nous vient des révolutionnaires français, note encore l’historienne de l’UNIL. Après 1789, ils célèbrent en lui la figure de la liberté avant de l’importer en Suisse en envahissant le canton de Vaud.»

Les Vaudois n’ont pas compris Davel, mais ils le célèbrent

A la fin du XIXe siècle, «la figure héroïque du major Davel est un peu une réplique cantonale du héros national. Le jeune canton qui intègre la Suisse moderne ressent un déficit d’histoire et le besoin de s’inventer des légendes.»

Celle, par exemple, du pionnier de l’indépendance, torturé et mort sur l’échafaud, offre le motif d’une figure exemplaire. La vérité, plus prosaïque, est que ses contemporains n’ont rien fait pour le sauver et qu’ils n’ont guère compris le message politique de son manifeste.

Mais, pour commémorer, c’est le martyre que l’on retient. Aujourd’hui encore, on sait peu de chose sur Davel, pour l’essentiel, ce qu’il a dit à son procès. Il a vu en songe une dame blanche qui lui a parlé. C’est un personnage solitaire, habité de visions, qui font presque de lui un mystique. La méconnaissance de sa vie favorise la construction du mythe.»

Davel mis à part, les historiens peinent à trouver des Vaudois malheureux à l’époque bernoise. Justin Favrod rappelle, non sans sourire, la figure du pasteur Martin (1779-1792) de Mézières, emprisonné pour avoir déclaré que, les patates n’étant pas des céréales, elles devaient en conséquence être soustraites à l’impôt.

A l’époque bernoise, les Vaudois payaient peu de taxes

Emprisonné par les Bernois, cet esprit subversif fut libéré quatre mois plus tard et accueilli au pays en héros. Mais ce héros si vaudois est pour ainsi dire le seul connu avec Davel. Et pour cause. «Sous le régime bernois, que l’on connaît mieux aujourd’hui, les Vaudois ont joui de libertés que d’autres sujets ne connaissaient pas, rappelle Danièle Tosato-Rigo. L’administration locale, par exemple, était en mains vaudoises, ce qui n’est pas le cas des sujets d’Argovie, où les Bernois occupaient tous les postes clés.»

De même, Berne aide les Vaudois qui subissent la famine en achetant du blé à l’extérieur. En comparaison du reste de l’Europe, les Vaudois paient peu d’impôts. Pour prévenir les conflits, Berne instaure aussi des mécanismes d’arbitrage et traite bien les paysans de montagne.

Les Vaudois craignaient la révolution venue de France

«Tout ceci explique sans doute pourquoi un bon tiers du Pays de Vaud a résisté aux Français (qui venaient les «libérer», ndlr.) et ne les a pas accueillis à bras ouverts, comme la légende du XIXe siècle a voulu le faire croire. La majorité des Vaudois craignait cette révolution qui a conduit à la Terreur en France et n’en voulait pas.

Une poignée de patriotes vaudois plaident à Paris pour la démocratie représentative, mais les membres de l’élite du canton sont plus réformistes que révolutionnaires, et ils souhaitent avant tout voir s’élargir le cercle des privilégiés, afin de siéger à Berne eux aussi. «Quoi qu’il en soit, à la naissance du canton en 1798, la figure de Davel est oubliée. Le premier à évoquer sa mémoire sera Frédéric-César de La Harpe, après la révolution», note Danièle Tosato-Rigo.

Pourquoi le Vaudois est-il taiseux?

L’identité vaudoise apparaît comme un but politique très volontariste après la Constitution fédérale de 1874. La Suisse moderne se centralise, et, comme pour compenser, le canton cherche à s’affirmer. Mais à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire, c’est bien connu. Et pour se fabriquer des lauriers, il a fallu qu’on s’invente un ennemi féroce. C’est comme cela que Berne acquit sa réputation. Vu ainsi, la figure du Vaudois prudent, taiseux mais plein de son humour ne saurait être attribuée au régime bernois, conclut Danièle Tosato-Rigo.

Reste que le Vaudois se distingue par ce tempérament. Dès lors, pourquoi ne pas émettre une autre hypothèse – même invérifiable: ce tempérament de dominé a pu préexister à l’invasion bernoise. Et c’est justement cette docilité qui a valu aux Vaudois un traitement de faveur. Avant d’être annexés par Berne, n’avaient ils pas vécu sous le joug des ducs de Savoie depuis 1207? Et auparavant encore, au sein du Royaume de Bourgogne qui s’était emparé de ce territoire franc en 888.

Quand Divico faisait passer les légions de Rome sous le joug

Aussi loin que l’on remonte, l’identité du «Pagus Valdensis» se confectionne sous l’occupation et par le métissage. Les premiers agriculteurs sédentaires s’installent au bord du Léman vers le Ve millénaire av. J-C, tous issus d’ancêtres «homo sapiens» venus du Proche-Orient, précise Gilbert Kaenel.

Comme souvent, c’est l’irruption de Rome qui a fait entrer les peuples dans l’histoire. Si l’on en croit la «Guerre des Gaules» de Jules César (100-44 av. J.-C.), le futur canton de Vaud était alors occupé par les Helvètes, peuple celte.

Le premier Helvète connu était le chef Divico, vraisemblablement originaire d’Avenches. Divico s’est distingué en battant les Romains en 107 av. J-C, puis en faisant passer les légionnaires sous le joug – une scène sublimée par le célèbre tableau de Charles Gleyre, en 1858 – avant d’être vaincu à son tour par César en 58 av. J.-C.

C’est grâce aux Romains que le Vaudois boit des verres

En occupant l’Helvétie, les Romains s’installent surtout dans l’actuel territoire vaudois. Ceci explique que, de toute la Suisse, Vaud compte aujourd’hui le plus de vestiges archéologiques romains, observe Laurent Flutsch, directeur du Musée romain de Lausanne-Vidy.

La capitale de l’Helvétie romaine fut alors «Aventicum» (Avenches). Mais «ce glorieux constat n’autorise en aucun cas une quelconque approche de l’identité vaudoise dans l’antiquité», précise avec malice Laurent Flutsch, car si «économiquement et stratégiquement, le pays vaudois occupe une position clé sur la carte, cette carte est tout sauf une carte d’identité». Le territoire est alors complètement intégré à l’empire où les gens et les idées voyagent.

«Le premier banquier suisse connu n’est autre que le père de Vespasien, un Italien qui fit carrière en Asie avant de s’installer à Avenches. A la même époque, les Romains introduisent la viticulture et développent la technique du verre soufflé. C’est depuis lors, écrit l’archéologue humoriste, que «l’on peut littéralement boire un verre».

Ce que le Vaudois doit aux langues étrangères

Il semble aussi avéré que «nos ancêtres les Vaudois» ont assimilé très rapidement la culture gréco-latine, ses habitudes culinaires (l’huile d’olive par exemple), l’écriture latine, bref, tout ce que Laurent Flutsch appelle une «roman way of life».

Avec le recul, l’essentiel de «l’identité» moderne des Vaudois repose sur des apports étrangers: la langue germanique, puis latine, et enfin le français, un apport des Savoie. Le protestantisme est un héritage des Bernois, et le nom de «Vaudois» dérive du germain, «Wald». Quant à celui de Romand, il découle naturellement de Rome.

Aujourd’hui, le métissage se poursuit. Le canton de Vaud compte 29,6% de population étrangère (2008) sans parler des très nombreux résidents issus d’autres cantons. Le nombre de catholiques a dépassé celui des protestants et les Vaudois, qui se sont si longtemps pris pour des campagnards, commencent à prendre conscience d’un fait très ancien: ils vivent dans un canton urbain.

Au risque d’être un jour «déçu en bien», c’est peut-être cela, l’identité vaudoise. Un brassage extraordinairement riche d’origines et de métamorphoses qui font que le Vaudois, loin d’être immuable, ne ressemble à nul autre. Alors pourquoi ne pas le lui concéder: y en a point comme lui.

Michel Beuret

A lire: «Identités vaudoises», Revue historique vaudoise 111 (2003) avec des articles de Justin Favrod, Gilbert Kaenel, Danièle Tosato-Rigo, Laurent Flutsch. La revue est consultable gratuitement sur Internet.

5 Comments on “Le Vaudois, il n’y en a vraiment point comme lui”

  1. Bonjour,

    Merci pour votre commentaire. Votre question a été transmise au rédacteur en chef qui vous répondra directement.
    Avec mes meilleures salutations

  2. Beaucoup aimé votre article, en quelques paragraphes vous retracez l’histoire de notre beau canton et avec un joli humour, ce qui ne gâte rien ! peut-on reprendre tout ou partie de votre article pour le publiez dans un journal communal, en citant votre nom bien entendu ?
    Merci d’avance de votre réponse.

  3. Swiss1291, vous incarnez toute la crétinerie de notre époque et vous ne méritez guère l’indépendance à laquelle vous sembler aspirer : vous critiquez dans l’anonymat, vous exigez des historiens professionnels qu’ils citent leurs sources tandis que vous n’en citez aucune et que vous niez l’évidence en faisant des fotte dortograf. Quant à « joug », le mot signifie simplement domination dans le contexte. Il faut vraiment avoir un esprit étroit comme une vallée savoyarde pour ne pas le comprendre.

  4. Sous le joug des Ducs de SAVOIE ! Là vous y allez un peu fort!
    Le joug bernois comme on l’a connu aussi ici depuis 1536, d’accord, mais le joug savoisien n’a jamais existé, au contraire, la province vaudoise était traité a l’égale des autres territoires savoyards.
    Nous nous vivons actuellement sous un véritable joug, celui de la France depuis 1860 et cela dans la plus grande des illégalité! alors avant d’écrire des choses pareilles, vérifiez seulement vos sources.
    Merci

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