Le regard des lettrés genevois sur la colonisation (et l’esclavage)

Dans un ouvrage complexe et nuancé, l’historien Bouda Etemad propose un nouvel éclairage sur un sujet régulièrement débattu depuis une vingtaine d’années. 

Des esclaves dans une distillerie de rhum, à Antigua (Caraïbes). Illustration publiée à Londres en 1823. © akg-images/British Library

Évoquer «La colonisation et l’esclavage vus de Genève» revient à convoquer un vaste aréopage de personnalités qui, pour beaucoup, ont donné leur nom à une rue ou à une institution. Pour aborder ces thèmes éminemment actuels, Bouda Etemad, professeur d’histoire retraité des Universités de Genève et Lausanne, explore en effet une voie bien particulière, celle de la circulation des idées. Ces hommes étaient philosophes, érudits, savants, écrivains, voyageurs, humanistes ou philanthropes. Ils avaient choisi de consigner leurs opinions par écrit. Bouda Etemad s’est plongé pour nous dans leurs textes, des textes «passionnants, extrêmement variés et quasiment inexploités», précise-t-il. 

Rousseau n’était pas colonialiste

À tout seigneur tout honneur, l’historien commence par Jean-Jacques Rousseau connu pour être un homme de rupture. Mais était-il vraiment l’anti-colonialiste et anti-esclavagiste convaincu souvent évoqué? Le sujet, depuis quelques années, fait débat. Et comme toujours les écrits ne sont pas aussi tranchés que ne le souhaiteraient les amateurs de certitudes. Tout en soulignant que l’écrivain du Contrat social fut un anti-esclavagiste par principe, l’historien conclut donc: «Rousseau peut parfois instiller l’hésitation dans nos esprits contemporains. Sans doute hésite-t-il à considérer les Noirs réduits en esclavage comme étant ses semblables, mais en aucun cas il ne peut être taxé de colonialiste.» 

Au gré des chapitres sont convoqués ensuite un planteur esclavagiste aux goûts philosophiques (Jean Tremblay), un financier qui finit par rejoindre les rangs des abolitionnistes (Etienne Clavière), un partisan de l’occupation française de l’Algérie (Sismondi), enfin un quatuor de voyageurs suprématistes (Henri de Saussure, Henri Gaullieur, Arthur de Claparède et Alfred Bertrand). Parmi ces fils de bonne famille qui affichent au grand jour leur racisme anti-Noir, attardons-nous sur Henri de Saussure (1829-1905) et sur son voyage dans les Antilles qui lui inspire des lettres – certaines publiées dans le Journal de Genève – dont les propos font frémir. Parlant du «nègre» d’Haïti, de Saussure écrit ainsi: «C’est à peine un être humain, le langage lui est à peine échu en partage; tout raisonnement est pour lui chose impossible.» 

Le parcours de ce livre se termine, comme il se doit, avec Henry Dunant. Un véritable «Janus genevois», partisan dans un premier temps de la colonisation et de l’esclavage des Noirs en terres d’islam avant d’en prendre le contre-pied. Pas très glorieux tout cela? Le propos de l’historien Bouda Etemad n’est pas de juger ou de condamner, mais d’étudier cet héritage, tout en le replaçant dans son contexte. /

De Rousseau à Dunant. La colonisation et l’esclavage vus de Genève. De Bouda Etemad. Antipodes (2022), 232 p.

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