Avec la hausse des températures, des espèces méditerranéennes et africaines débarquent en nombre en Suisse. Les explications de Lionel Maumary et d’Alexandre Roulin.
Le réchauffement climatique n’est pas une mauvaise nouvelle pour tout le monde. Les hivers plus cléments offrent un répit apprécié à de nombreuses espèces d’oiseaux qui vivent en Suisse et qui sont sensibles aux grands froids. Le phénomène se traduit encore par l’arrivée de nombreux visiteurs exotiques comme le guêpier, le héron garde-bœufs ou l’élanion blanc, sans oublier le vautour et l’ibis. Comme ces oiseaux typiques de la savane africaine, de nombreuses espèces méditerranéennes remontent également vers le nord, depuis la Camargue ou la plaine du Pô, pour découvrir la Suisse, explique Lionel Maumary, qui donne une conférence sur «Les gagnants et les perdants du réchauffement», et qui initie par ailleurs les médecins d’Unisanté à l’ornithologie. De manière générale, le nombre des espèces visibles en Suisse a augmenté ces dernières décennies. Les communiqués de la Station ornithologique, à Sempach, en témoignent. Ils annoncent que notre pays est devenu «un paradis pour les oiseaux piscivores», et que nous assistons à un «nouvel envol pour les grands échassiers» et à un «âge d’or des rapaces».
L’arrivée des guêpiers colorés
Sur le terrain, Lionel Maumary le vérifie au quotidien. Cet encyclopédiste de l’avifaune, qui a rédigé un master sur les cigognes à l’UNIL, photographie et liste méthodiquement les visiteurs occasionnels et les oiseaux qui s’installent à demeure pour nicher dans nos contrées. Parmi ces nouveaux arrivés, le guêpier constitue «la plus spectaculaire acquisition de l’avifaune helvétique de la fin du XXe siècle. Dans les années 60, il fallait descendre jusqu’en Camargue pour voir ces oiseaux très colorés. Maintenant, ils nichent jusqu’au Danemark. L’implantation de cette espèce d’origine africaine est significative du réchauffement climatique. Elle témoigne de la capacité des oiseaux à s’adapter en colonisant de nouveaux territoires», explique Lionel Maumary.
Les guêpiers ont commencé à se reproduire en Suisse dès 1991, en provenance du sud de la France et de l’Italie. La colonie la plus importante s’est installée à Penthaz (VD) dans une gravière, puisque l’espèce niche dans des falaises où elle creuse des tunnels. Comme son nom l’indique, le guêpier mange des guêpes, des bourdons, des libellules et des criquets. L’arrivée de ce croqueur d’hyménoptères sera saluée par les nombreux Suisses qui aiment manger dans leur jardin, et qui souffrent de la cohabitation avec les guêpes. Mais ce régime alimentaire lui a valu d’être persécuté en Égypte, au prétexte de «dommages aux abeilles».
Plus largement, «les quatre espèces de la famille des coraciiformes, les oiseaux colorés que sont le guêpier, le martin-pêcheur, la huppe fasciée et le rollier, profitent du réchauffement», précise Lionel Maumary. On a pu le vérifier durant l’été 2022, qui a été caractérisé par une sécheresse et par «une invasion de rolliers en Suisse. Dès la fin juillet, 42 individus ont été observés, tous des juvéniles en dispersion, précise l’ornithologue. La canicule, aggravée par de nombreux incendies en France, a probablement contribué à ce phénomène spectaculaire. 2023 nous dira si ce passage en Suisse restera anecdotique ou si ces oiseaux reviendront pour s’installer dans notre pays, après avoir passé l’hiver en Afrique tropicale.»
Un mangeur de serpents s’installe dans le canton
Parmi les autres oiseaux qui profitent de la hausse du thermomètre pour venir nicher en Suisse, il y a encore le spectaculaire circaète Jean-le-Blanc. «La population de ces beaux rapaces est passée d’un couple nicheur il y a dix ans à une quinzaine de couples, sept en Valais, sept autres au Tessin et un couple nicheur dans le canton de Vaud depuis l’été 2021», précise Lionel Maumary qui a apporté une preuve photographique de cet heureux événement.
Ce rapace typiquement méditerranéen se nourrit presque exclusivement de serpents. Il chasse en vol, à plusieurs centaines de mètres d’altitude, d’où il repère ses proies qu’il va capturer et avaler en entier, systématiquement tête la première. «Le circaète possède des yeux qui sont parmi les plus étonnants de la planète», précise Lionel Maumary, qui salue leur installation dans nos contrées comme une double bonne nouvelle, parce que ce rapace est spécialisé dans la chasse aux vipères aspic. «S’il peut se reproduire et s’installer ici, cela signifie que le nombre des serpents est également en progression.»
L’envol des grands échassiers
D’autres espèces méditerranéennes élargissent leur aire de distribution vers le nord, comme les échassiers, ces grands oiseaux blancs typiques de la Camargue et des plaines du Pô. «Les hérons garde-bœufs, les crabiers chevelus, les spatules et les aigrettes garzettes sont des visiteurs occasionnels, qui peuvent s’installer en Suisse, dit l’ornithologue. On voit des crabiers chevelus chaque année, à l’île aux oiseaux, à Préverenges.»
Quant au retour de l’aigrette garzette, «c’est l’une des réussites remarquables de la protection des oiseaux en Europe», note Lionel Maumary dans Les oiseaux de Suisse, une somme de 850 pages (Éd. Nos oiseaux, 2007). Tous les hérons blancs ont été chassés au XIXe siècle, parce que leurs plumes intéressaient les chapeliers. «Leur progression depuis les années 80 est spectaculaire.»
Une fauvette coud son nid avec des fils d’araignées
Même le flamant rose, cet emblème de la Camargue, a fait une escale en Suisse. «Un individu a débarqué à Préverenges en septembre 2010. Comme il était bagué, nous connaissons son histoire: il est né en Camargue, il passait ses étés en Espagne à Alicante, ses automnes en Sardaigne et ses hivers en Tunisie. Il est arrivé sur le Léman lors de son trajet entre l’Espagne et la Sardaigne, à cause d’un très fort courant d’ouest qui l’a déporté jusque chez nous. Ce flamant est resté une semaine sur les rives du Léman, tranquillement occupé à manger, avant de repartir.»
Toutefois, cette étape surprise n’annonce pas le peuplement du Léman par les flamants roses. «Ils ne nicheront probablement jamais en Suisse, dit Lionel Maumary. Il manque un lac salé avec de petites crevettes, mais on pourrait les voir plus souvent.» Le réchauffement attire également dans nos contrées de plus petits oiseaux méditerranéens. Les ornithologues saluent l’arrivée de la cisticole des joncs, «une fauvette couturière d’origine africaine qui construit un nid très particulier. Le mâle fabrique une bourse avec une petite ouverture au sommet. Il coud ce nid en fines lanières végétales qu’il perce et coud avec des fils d’araignées», explique Lionel Maumary. Cette espèce méditerranéenne persévérante a tenté à plusieurs reprises de conquérir le nord, mais ses efforts ont souvent été réduits à néant par des hivers rigoureux. Le réchauffement finira peut-être par récompenser ses efforts.
La progression très nette d’un canard du sud
La hausse des températures est également appréciée par de nombreuses espèces qui vivent dans nos lacs, comme la très belle nette rousse, l’un des rares canards du sud, typique de l’Espagne où vivent 85% de ses effectifs. «Quand j’étais enfant, en 1979, il y avait une seule femelle sur le Léman, se souvient Lionel Maumary. Cette nette rousse était installée dans le port de Lutry, et tous les ornithologues de Suisse venaient la photographier. Mais aujourd’hui, on trouve davantage de nichées de nettes rousses que de canard colverts dans la partie orientale du Léman.»
Le réchauffement n’est pas la seule explication à ce développement spectaculaire. «Il faut encore parler de la nourriture, précise Lionel Maumary. L’apparition des moules zébrées dans le Léman dès 1962 a plu aux canards, qui ont moins apprécié leur remplacement par la palourde asiatique il y a une dizaine d’années. Et la moule quagga, qui est en passe de devenir dominante, est davantage à leur goût. Mais surtout, comme les eaux du lac sont propres, on voit réapparaître une algue characée qui est la nourriture préférée des nettes rousses.»
Quand c’est plus chaud, c’est chouette !
Le réchauffement ne facilite pas seulement la venue de nouveaux oiseaux, «il diminue encore la pression sur certaines espèces résidentes en Suisse», ajoute Alexandre Roulin. Ce spécialiste de l’écologie comportementale et de la biologie évolutive au Département d’écologie et évolution de l’UNIL pense notamment aux chouettes effraies, son domaine de spécialisation, mais aussi au petit duc scops et à la chevêche d’Athéna, qui sont peu résistants au froid et qui meurent en masse lors des hivers trop rigoureux. Le hibou de poche «sort progressivement du Valais où il avait trouvé refuge, après avoir été très commun dans les années 50, et la chevêche d’Athéna gagne du terrain en dehors de Genève, son dernier bastion en Suisse. On voit davantage cette fidèle compagne de la déesse grecque dans le Jura, jusqu’à Bâle, et elle a même été photographiée devant un nichoir à Payerne», précise le professeur de l’UNIL.
Alexandre Roulin étudie actuellement les effets de la hausse des températures sur les chouettes effraies, qui sont très répandues dans nos contrées. Ces dames blanches «nichent un mois plus tôt qu’il y a 30 ans, et elles font plus souvent une deuxième couvée dans l’année». Alors que la mortalité reste la même chez les petits, il reste à vérifier si cette augmentation des naissances permettra à l’espèce de progresser.
Les perdants du réchauffement
Après les gagnants du réchauffement, il faut aussi évoquer les perdants. «Le bonheur des uns fait le malheur des autres, notamment des espèces liées au froid, celles qu’on appelle les reliques glaciaires qui sont restées prisonnières du frigo des Alpes, quand les glaciers se sont retirés», résume Lionel Maumary. Le réchauffement est une mauvaise nouvelle pour le lagopède alpin, le pic tridactyle, les tétras-lyres, la chouette de Tengmalm… «Ces espèces peuvent monter en altitude pour trouver les températures qu’elles affectionnent, mais il faut imaginer qu’à terme, elles ne pourront pas aller plus haut.»
Parmi les autres perdants du réchauffement, on trouve des espèces du nord qui ont étendu leur aire vers le sud, comme ces eiders à duvet, un oiseau marin typique de la Norvège, dont une petite colonie s’est installée aux Grangettes. Enfin, il faut imaginer que le beau, célèbre et très rare jaseur boréal, qui ne descendait du nord qu’un hiver tous les vingt ans, viendra encore moins souvent ravir les ornithologues du pays.
«Si on fait un bilan, au niveau helvétique, on voit qu’il y a davantage de gagnants que de perdants», estime Lionel Maumary. Cette tendance se vérifie encore dans le Swiss Bird Index, qui surveille les espèces susceptibles d’augmenter et de diminuer à cause du changement climatique, et qui est publié chaque année par l’Office fédéral de la statistique.
Les gestes qui sauvent
«Comme naturaliste, je suis les effets du réchauffement avec intérêt», dit Lionel Maumary. Avec des espèces qui ont été affaiblies durant des décennies par les insecticides et la destruction de leurs habitats, je n’ose pas imaginer ce qui se passerait si nos oiseaux devaient affronter en plus un refroidissement des températures.» Et puis, «la vitesse d’adaptation des oiseaux est impressionnante. Ils s’accommodent de nouvelles conditions, et surtout, ils ont une capacité de déplacement phénoménale, comme l’a montré cette barge rousse qui a fait un vol record de 13500 kilomètres, en volant jour et nuit sans arrêt pendant 11 jours et nuits», explique Lionel Maumary. «La vitesse de ces changements comme la capacité d’adaptation des oiseaux sont si rapides qu’on peut voir ces évolutions durant une vie», ajoute Alexandre Roulin.
Pour les amis des oiseaux, l’urgence est davantage la lutte contre la destruction des habitats. «Quand on a détruit l’endroit où vivaient des espèces endémiques, c’est fini.» Ce qu’il faut faire, c’est éviter de détruire les habitats, et, parfois, les reconstruire. «Nous avons créé l’île aux oiseaux à Préverenges pour offrir une zone habitable aux espèces adaptées aux marais, et qui peinent à en trouver en Suisse», rappelle Lionel Maumary.
Une autre manière efficace d’aider les oiseaux consiste à poser des nichoirs pour les espèces qui trouvent difficilement des emplacements adéquats pour se reproduire. «Les étudiants de l’UNIL ne sont pas obligés de le faire, ça ne changera rien à leur parcours universitaire, et pourtant, nous posons des centaines de nichoirs chaque année», précise Alexandre Roulin. Et ces installations améliorent nettement les chances de survie et d’installation des espèces.
L’étude des oiseaux nous a encore permis de découvrir des mesures utiles pour les volatiles. «Un chercheur a montré dans les années 80 qu’il ne fallait pas scier les vieux pommiers à hautes tiges dans le Jura, parce que de rares chevêches d’Athéna y nichaient», rappelle le professeur de l’UNIL.
Enfin, dernier point important, l’attitude des humains envers les oiseaux a considérablement évolué. «Il y a un siècle, quand des mouettes tridactyles sont arrivées à Genève, elles ont été tuées à coups de bâtons et de pierres. Les temps ont changé», se réjouit Lionel Maumary. Alexandre Roulin fait le même constat. «Au début, quand j’approchais les paysans pour installer des nichoirs, j’étais accueilli avec méfiance. Aujourd’hui, c’est l’inverse: ils s’inquiètent pour “leurs” chouettes. Quand les agriculteurs voient arriver des scientifiques pour faire des prises de sang, ils ont peur qu’on dérange leurs oiseaux. Nous devons vraiment expliquer ce que nous faisons et pourquoi.»
Le professeur de l’UNIL salue lui aussi cette évolution des mentalités. Elle montre que les recherches scientifiques permettent encore d’améliorer la qualité de vie des oiseaux, en montrant quelles sont les bonnes mesures à prendre. Et puis, le changement d’attitude des humains a fourni un nouveau sujet d’étude aux chercheurs de l’UNIL qui examinent désormais l’impact social des oiseaux chez les paysans et qui documentent les changements qui se sont opérés dans ces fermes où l’on clouait parfois des chouettes sur les portes des granges, il y a quelques décennies encore. C’est ce qu’on appelle une révolution, dans le bon sens du terme. /