Interview de René Knüsel, politologue et professeur à l’Institut des sciences sociales et pédagogiques de l’UNIL
Le 12 mars prochain, des élections communales se déroulent dans le canton de Vaud. Les observateurs s’attendent à un vote de repli, à une progression de l’UDC et à des préoccupations sécuritaires. Ce vote peut-il être imputé à un électorat toujours plus vieillissant?
Le vote des aînés pèse-t-il toujours plus lourd sur le plan politique en Suisse?
Oui, c’est indéniable. Les aînés intéressent une partie importante des acteurs politiques. Cela est dû à deux choses: d’une part, leur assiduité à aller voter et d’autre part, leur poids démographique croissant dans la société, avec les préoccupations propres à leur âge. Mais tout dépend de quels «aînés» on parle. Au sens strict, il s’agit des populations de plus de 65 ans, de gens qui sortent de la période active. En se limitant à cette définition, on observe une chute progressive de la participation électorale de ces populations, moins en phase avec les enjeux et qui se retirent peu à peu de la vie participative. Il y a aussi des problèmes de mobilité liés au quatrième âge. De ce fait, la moyenne d’âge de l’électorat en Suisse est moins élevée qu’on le croit.
Dès lors, comment expliquer que les aînés votent plus que les jeunes?
Parce que dans notre société, la période entre préretraite et prolongement de la vie active fluctue beaucoup. Cette flexibilité suscite aussi davantage d’engagement, surtout dans la catégorie des 50-65 ans, dont les sondages à la sortie des urnes montrent une surreprésentation très claire en comparaison des moins de 30 ans, chez qui le vote est très faible.
Cet engagement des aînés est-il de nature plutôt associative ou politique?
Les deux. Car historiquement, la Suisse est très en avance de ce point de vue là. Le premier groupement d’action en faveur des personnes âgées, l’AVIVO, a été constitué en 1949 à Genève. C’était dix ans avant l’apparition d’un équivalent aux Etats-Unis. L’AVIVO est né dans le contexte de précarité des populations âgées et de la lutte pour l’introduction de l’Assurance vieillesse et survivant (AVS). Plus tard, dans les années 70 et 80, des études fondées sur le revenu moyen des aînés ont trompeusement suggéré qu’ils prospéraient. Des études basées sur les revenus médians ont révélé la précarité d’un nombre non négligeable d’entre eux. On a donc vu apparaître les premiers partis politiques, de type «panthères grises». Ils n’ont guère eu d’écho en Suisse romande. En revanche, ils ont représenté un groupe de pression en Suisse alémanique et par entrisme se sont intégrés dans les partis.
Les personnes âgées sont ainsi devenues des lobbies?
Oui. Il existe une multitude de groupements d’intérêt. Le système politique suisse facilite la création de ces mouvements. Mais la plupart du temps, ils ont moins une approche politique que corporatiste, centrée sur les débats qui les touchent directement.
Un parti de «panthères grises» n’aurait donc plus de sens parce qu’elles ont déjà atteint leur but?
C’est ça. Aujourd’hui les aînés, à part les grands vieillards qui ont peu bénéficié du second pilier, ont des revenus égaux voire supérieurs aux actifs. Beaucoup de jeunes gagnent moins que leurs parents à la retraite. Les personnes du troisième âge sont désormais détentrices de la majorité du capital en Suisse, ce qui est une autre manière d’envisager leur importance sociale. Cette situation un peu paradoxale est la conséquence des décisions prises pour améliorer le sort des aînés dans les années 70-80.
Quelles sont les principales préoccupations des aînés, les thèmes politiques chers aux actifs âgés ou jeunes retraités?
Il leur importe surtout de conserver leurs référentiels: l’environnement physique, l’environnement social. Ils montrent avant tout un besoin de stabilité et de sécurité. On a d’ailleurs vu depuis les années 1990 la progression du discours sécuritaire. L’autre sujet est l’immigration. Nous n’avons pas de détail sur ce point, mais il est fort probable que les personnes âgées restent conservatrices sur l’immigration, car elles la perçoivent comme déstabilisante. En conséquence, la tendance actuelle à rechercher l’égalité entre les étrangers et les Suisses rencontre peu d’écho chez les aînés.
La sécurité, l’immigration, le conservatisme en général, ont fait le lit de l’UDC. L’UDC est-il un parti de «vieux»?
Je ne peux pas me prononcer sur l’évolution de ces ultimes années, qui marque aussi une progression impressionnante de ce parti. Mais avant 2000, on pouvait dire que la pyramide des âges à l’UDC était plutôt équilibrée, avec une présence forte de personnes âgées, mais aussi de jeunes. L’UDC a du succès auprès des personnes âgées parce que ce parti insiste sur la sécurité et la stabilité.
Dès lors, faut-il attribuer la progression de l’UDC aux aînés?
En partie, oui. Face à la demande de sécurité, l’UDC tient le discours le plus crédible. Il a brisé les tabous en parlant de ce qui les préoccupe: la société, l’insécurité, l’immigration, l’internationalisation, l’importation de problèmes politiques et sociaux de l’étranger. Mais d’un autre côté, ce parti a aussi un fort impact chez les jeunes générations désemparées face aux nouveaux défis du marché du travail. Les partis traditionnels, eux, peinent à faire évoluer leur discours pour des raisons idéologiques: il est politiquement difficile d’annoncer que les choses vont ou iront moins bien lorsque l’on est au pouvoir. Ce discours est jugé fortement démobilisateur.
Comment votent les aînés dans le domaine des assurances sociales, notamment le projet d’assurance maternité?
Le domaine de la sécurité sociale comporte un double volet du point de vue de cet électorat. D’une part celui de la protection des troisième et quatrième âges, un dossier sur lequel ces personnes se montrent très sensibles et souvent proactives. D’autre part, en ce qui concerne les nouvelles assurances, telle l’assurance maternité qui en principe les concerne moins, on constate un vote plutôt conservateur. Les aînés mettent dans la balance la situation qu’ils ont vécue eux-mêmes. Mais cela pose un terrible problème: le vieillissement de la population. Car aux urnes, pour une majorité de la population, le soutien voire l’encouragement à la natalité ne représente pas une préoccupation majeure. Or dans le même temps, l’allongement de l’espérance de vie conjugué au manque de rajeunissement (les Suissesses n’ont en moyenne que 1,4 enfant) prépare une situation explosive.
Il y a aussi le dossier de l’assurance maladie. Les personnes âgées sont celles qui coûtent le plus cher. Les jeunes sont en proportion toujours moins à payer toujours plus…
La solidarité entre les jeunes et les couches plus âgées de notre société a toujours existé. Cette solidarité est plus fortement ressentie parce que les coûts augmentent et vont continuer d’augmenter. Mais pas seulement à cause des personnes âgées et de l’allongement de l’espérance de vie: toute notre société est plus dépensière en soins. Malgré tout, la solidarité intergénérationnelle va renforcer toujours plus l’impression que les besoins des plus âgés doivent être assumés par les plus jeunes en raison de l’inversion de la pyramide des âges. Les jeunes générations peuvent donc se sentir étouffées. Tout le problème est de savoir comment corriger cela. Car les générations les plus âgées, surreprésentées politiquement (la majorité aux Chambres fédérales a entre 50 et 65 ans), tendent à imposer les choix prioritaires pour leur âge. En 2010, un électeur sur deux aura plus de 50 ans.
Dès lors, le vote des aînés joue-t-il contre les intérêts des jeunes? Le refus de voir la Suisse entrer dans l’Europe les pénalise aux études et sur le marché du travail. Le rejet d’une assurance maternité et l’absence de crèches les découragent de devenir parents et le maintien du statu quo dans le domaine de la sécurité sociale les étouffe fiscalement…
C’est tout le paradoxe! Il y a un vrai problème démographique qui se pose à plusieurs niveaux. En 2035, nous aurons deux travailleurs pour un retraité. Aujourd’hui nous sommes à quatre travailleurs pour un retraité. Cela signifie en effet que le pacte intergénérationnel actuel ne pourra pas être simplement reconduit tel quel. D’un côté, les jeunes générations ne se renouvellent pas assez mais la majorité conservatrice ne veut rien faire pour encourager la natalité. Elle se montre même assez hostile à des incitations de la part de l’Etat. D’un autre côté, on voit bien les conséquences de cette dénatalité qui amène chez nous une population étrangère dont la même majorité conservatrice ne veut pas. Pour préserver les privilèges et assurer le statu quo, les générations d’aînés pèsent électoralement pour des choix qui défavorisent la natalité et obligent le pays à faire venir des étrangers pour maintenir le développement économique et social. Ce qui engendre par effet pervers le sentiment d’insécurité. Le paradoxe démographique résulte de cette attitude ambivalente, dominante chez les personnes âgées.
Comparée à d’autres pays d’Europe, la Suisse est-elle un cas particulier sur ce point?
La Suisse est le pays où le vieillissement de la population autochtone est le plus accentué. Mais l’inversion de la pyramide des âges a été contenue jusqu’ici par «l’importation» de nombreuses personnes de l’étranger. Le solde migratoire est positif et sur le plan de la natalité, ces populations nous aident beaucoup, non pas seulement parce qu’elles font plus d’enfants, mais parce qu’elles sont plus jeunes. De ce fait, la Suisse a donc un équilibre démographique meilleur que d’autres pays, comme l’Italie, l’Espagne ou encore le Japon qui connaissent les plus grands déséquilibres.
Mais la contrepartie, c’est l’insécurité ressentie par les aînés face à l’arrivée de populations étrangères et la crainte d’être submergés par des cultures qu’ils ne connaissent pas et qu’ils ne veulent pas intégrer. On le voit bien: les chances de trouver un emploi pour une personne au faciès étranger ou dont le patronyme n’est pas suisse sont bien moindres. On s’accommode en revanche de cette jeunesse étrangère pour autant qu’elle occupe les petits boulots, dans le domaine des services et des soins notamment, dans les hôpitaux et les homes.
Pourquoi aucun parti ne parle-t-il de cette dangereuse impasse?
Le thème est politiquement sensible et les solutions forcément complexes. Pascal Couchepin a évoqué le problème, maladroitement. L’idée d’élever l’âge de la retraite à 67 ans, c’est à la fois partiel, insatisfaisant et téméraire sur le plan politique. Vous ne pouvez pas priver les retraités de leurs dus. D’autant que nous vivons dans une période où le thème de la sécurité est crucial. Or cette sécurité se fonde aussi sur le capital amassé par chacun. Malgré tout, ce système n’est que le fruit d’un accord, d’un contrat social. Il peut changer. Si les jeunes générations décidaient de changer les règles du jeu, il y aurait des perdants. Nous n’en sommes pas là, mais le monde politique sait bien que le modèle devra être rediscuté tôt ou tard. Tout le problème est qu’une majorité grandissante des électeurs et les élus eux-mêmes n’ont pas intérêt à le faire. Nos enfants ne seront sans doute pas d’accord de devoir vivre chichement tout en assurant des «pensions royales» aux aînés.
Etes-vous inquiet?
Oui, cela commence à m’inquiéter. Car la question se pose: allons-nous atteindre le point de rupture et quand? A ce stade, on est incapable de le dire. Ce que l’on sait, c’est que, toutes choses restant égales, ces problèmes deviendront aigus ces prochaines décennies. Or, c’est aujourd’hui que les enjeux se posent au niveau politique. Et justement, la génération au pouvoir, extrêmement choyée pendant toute sa vie active, n’entend pas renoncer à ses privilèges. Combien de temps les jeunes générations accepteront-elles leur propre précarité pour préserver les richesses des nantis? Combien de temps les jeunes étrangers notamment, mal intégrés parce que la société ne veut pas d’eux, toléreront-ils de payer des impôts sans contrepartie et sans perspective d’ascension sociale? Cette situation peut conduire à terme à des tensions, voire aux violences récemment vues en France. C’est tout le contrat social qui serait remis en question, peut-être notre démocratie.
Propos recueillis par Michel Beuret