Le poker, drame en quatre actes

Devenue populaire dans les années 2000, la variante Texas Hold’em du poker suscite les passions. Chercheur à l’UNIL et à l’Université de Neuchâtel, joueur amateur lui-même, Thierry Herman aborde les 52 cartes sous l’angle de la rhétorique, de la construction du discours et de la lecture des signes.

© Angela Herrera Da Silva

Depuis le début de cette année, les tournois de poker publics sont autorisés en Suisse, sous conditions. Même si la pandémie empêche encore les joueurs de s’affronter par cartes interposées, nombre d’entre eux se réjouissent de cette ouverture. Parmi eux, Thierry Herman, maître d’enseignement et de recherche à l’École de français langue étrangère (Faculté des lettres). Ce chercheur, qui travaille entre autres sur l’analyse des discours politiques, s’intéresse certes au Texas Hold’em pour le frisson qu’il procure, mais également par curiosité scientifique et pour sa dimension cérébrale. Il nous guide dans les coulisses d’un jeu qui tient du drame, avec des personnages, du texte, de l’improvisation, des coups de théâtre et une bonne dose de psychologie. «De nombreux joueurs, parmi lesquels des professionnels, expriment les émotions qu’ils ressentent lorsqu’ils entrent dans des salles pleines de monde, au début d’un tournoi», raconte Thierry Herman. Typiquement, l’entrée en scène se déroule dans de vastes pièces bruyantes et baignées de lumière artificielle, à la décoration d’un mauvais goût très sûr, dans le style inimitable de Las Vegas. Toutefois, «le décor devient abstrait dès que le jeu commence. Je me concentre sur mes adversaires.» Une fois assis autour de la table, les impressions tactiles, comme «toucher les jetons ou le tapis vert de la table», participent du plaisir du Texas Hold’em selon le chercheur, qui, pour ces raisons parmi d’autres, n’aime pas jouer en ligne.

Casting et costumes

Lorsque l’on regarde des parties de poker, sur YouTube par exemple, des personnages typés et majoritairement masculins se retrouvent autour de la table. Le casting comprend le cow-boy désinvolte, le millionnaire taciturne, le geek-qui-a-appris-sur-internet, caché dans le hoodie trop grand de son université, le type passe-partout qui ressemble à un assureur et, parfois, une joueuse arborant les couleurs de son sponsor, à l’image de la Française Gaëlle Baumann. 

«Lors de mes premiers tournois, je mettais des lunettes de soleil, mais cela a fini par m’agacer, se souvient Thierry Herman. En général, je porte des habits neutres et confortables. » Il ne faut pas accorder trop d’importance aux costumes. Pour le chercheur, il est impossible «de construire et de tenir un personnage bidon tout au long d’un tournoi. Il arrive que l’on joue pendant douze heures d’affilée, des sessions entrecoupées de rares pauses.» Malgré cette réserve, la construction du rôle fait partie du jeu, et «c’est passionnant à observer. Certains mettent des cols roulés, afin que l’on ne puisse pas voir les veines de leur cou, qui pourraient les trahir en palpitant!»

Dans la ménagerie

Après le costume, le rôle. Afin de catégoriser les joueurs, le monde du poker propose un riche vocabulaire, souvent animalier. «C’est une grande ménagerie. Vous trouvez le fish, qui ne joue pas très bien, et le requin qui va tenter de l’attraper.» De type agressif (il joue souvent et aime enchérir), le chacal figure parmi les espèces imprévisibles. Thierry Herman qualifie de flamant rose une personne qui joue bizarrement et semble fragile, car elle ne se tient, métaphoriquement, que sur un pied! D’autres expressions existent, comme la «serrure» qui ne se lance dans un coup que rarement, et souvent avec une bonne main. Ces stéréotypes et bien d’autres sont «utiles pour se rappeler des façons de jouer, quand vous vous retrouvez avec neuf parfaits inconnus autour d’une table». Les premiers coups «de chauffe» de la partie servent bien souvent à distribuer secrètement ces épithètes.

Thierry Herman. Maître d’enseignement et de recherche à l’École de français langue étrangère (Faculté des lettres de l’UNIL). Professeur titulaire à l’Université de Neuchâtel. Nicole Chuard © UNIL

Le spectateur est acteur

Bien entendu, cette scrutation marche dans tous les sens. «Je sais que je passe au crible de l’analyse de mes adversaires. Ils constatent que j’ai des lunettes d’intello, que je suis calme et que je parle peu», note Thierry Herman. Parfois, un joueur peut apparaître énervé, impatient, distrait ou en train de bouillir, ce qui livre quelques indices et ouvre des pistes pour les coups suivants. Mais bien entendu, il arrive que certaines personnes parviennent à se saisir de l’image qu’elles envoient et à l’intégrer à leur jeu, afin de brouiller les pistes. Un peu de talent d’acteur s’impose alors. L’astuce qui consiste à soupirer et à se plaindre de sa malchance, tout en ayant des cartes d’enfer, ne fonctionne plus depuis longtemps! 

Thierry Herman relève ici que le poker engendre des émotions fortes et qu’il n’est donc pas toujours possible de les dissimuler. Afin de contrer cela, de nombreuses personnes ont adopté cette routine: attendre une poignée de secondes avant de jouer, même si leur décision a été prise en un éclair, afin de ne pas se trahir par précipitation.

Montagnes russes émotionnelles, observation et longues parties. Le poker exige un effort intense de concentration. «Il s’avère épuisant d’analyser le comportement des joueurs autour de vous, ainsi que l’état de leur tapis, c’est-à-dire le solde de leurs jetons, pendant les heures que durent les tournois.» La fatigue ou un moment de relâchement peuvent engendrer des coups mal joués et donc des situations inconfortables.

Données manquantes

Aux échecs, toutes les pièces se trouvent sur la table. Au Texas Hold’em, vous ne pouvez pas connaître les deux cartes «privées» que vos adversaires possèdent (lire l’encadré sur les règles ci-dessous). L’un des plaisirs du jeu consiste à essayer de deviner, le mieux possible, quelle est leur valeur. Comme le fait de posséder la meilleure main n’est pas suffisant pour gagner, les joueurs doivent bluffer afin de tromper leurs voisins de table. Sur son blog, Thierry Herman écrit que «le poker, c’est aussi du storytelling: il faut raconter à chaque coup une histoire qui sonne crédible.» 

Un exemple classique consiste à faire croire que l’on tient de quoi réaliser une combinaison redoutable (ce qui n’est pas vrai). Pour que cela fonctionne, il est nécessaire de persuader les adversaires, petit à petit, que ce conte est une réalité. Inquiets ou troublés, ils finissent par abandonner le coup, afin de limiter la casse. Les jetons misés auparavant finissent tout de même dans le tapis du bluffeur. «Pour moi, le poker se compose d’une série d’énigmes à résoudre, tout comme les discoursque j’étudie. J’essaie, à chaque étape, de comprendre pourquoi les autres joueurs agissent d’une certaine manière, et de répondre en conséquence, analyse Thierry Herman. Pour établir un parallèle, lorsque je lis un texte politique, je tente également de comprendre pourquoi telle ou telle tournure a été utilisée, à quel moment et pour produire quel effet.»

© Angela Herrera Da Silva

Kaïros

À la fin du film Le bon, la brute et le truand, le duel final entre trois hommes, qui a lieu dans un cimetière, se conclut quand «L’homme sans nom», joué par Clint Eastwood, tire le premier après de longues minutes de tension croissante. Au Texas Hold’em également, il faut saisir le kaïros, c’est-à-dire le moment favorable pour effectuer la bonne action, en l’occurrence bluffer. Si cette perception de l’instant clé s’inscrit de manière cohérente dans l’histoire racontée aux adversaires depuis le début de la partie, et ne paraît pas tomber du ciel, c’est encore mieux. «Cela s’apprend sur le tas», sourit Thierry Herman. Le chercheur livre une petite astuce. Juste avant une pause, certains joueurs se déconcentrent, cherchent déjà leurs cigarettes ou quittent la table. C’est un moment favorable pour placer un petit bluff, afin de rafler quelques jetons sur le fil.

Un peu de hasard quand même

Dans un film qui a contribué au succès du Texas Hold’em, Casino Royale (2006), Vesper Lynd (incarnée par Eva Greene) s’adresse ainsi à James Bond (Daniel Craig): «Je croyais qu’il y avait une part de hasard?» 007 répond: «Seulement si l’on suppose que la meilleure main l’emporte.»

En réalité, «il est impossible de nier que la chance intervient dans le poker», remarque Thierry Herman. Ainsi, même de grands joueurs peuvent connaître de mauvaises passes, voire subir de véritables coups du sort, nocifs pour la confiance en soi. Ce genre d’épisode sombre est appelé bad beat dans le jargon du jeu. Toutefois, si le hasard dominait, il n’y aurait ni professionnels, ni championnats du monde à Las Vegas depuis 1970. 

Cette part de chance «constitue l’une des petites cruautés du Texas Hold’em . Vous pouvez perdre un coup même en jouant bien. Ce qui fait la différence, c’est votre capacité à rebondir et à vous refaire sur la durée.» Dans le but de limiter les risques engendrés par le hasard, Thierry Herman apprécie le jeu après le flop, donc quand trois cartes ont été retournées faces visibles par le donneur. «Ainsi, je possède davantage d’informations pour prendre mes décisions.» 

Brutalité et sentiments

Un paradoxe baigne le poker. «C’est un jeu pour personnes sensibles, dotées d’antennes et capables de ressentir les émotions autour d’elles», souligne Thierry Herman. L’absence de ce contact humain est l’une des raisons pour lesquelles il ne joue presque pas en ligne.

Mais dans son billet de blog, le chercheur ne cache pas la «laideur» du poker. Une seule personne rafle tout, les joueurs essaient de se tromper (et de se ruiner) les uns les autres et les gentlemen sont rares autour des tables. «Pour ces raisons parmi tant d’autres, je ne pourrais jamais me lancer dans une carrière de professionnel», note le chercheur, qui se déclare moins motivé par les gains des tournois que par les techniques et les émotions du jeu. Les nouvelles règles mises en place dès 2021 par les cantons limitent le montant des mises, par personne, à 300 francs par jour. Il est raisonnable de considérer cette somme comme perdue avant de commencer un tournoi.

Quelles sont les qualités requises pour cette activité? La patience, la capacité d’observation, du courage et un zeste d’agressivité. Mais surtout «la capacité à se remettre en question et à apprendre de ses erreurs, répond Thierry Herman. Si l’on écarte un manque de chance ponctuel, votre pire adversaire est… vous-même. Quand je perds, c’est souvent de ma faute!»

Comment joue-t-on au poker ?

Pour la variante Texas Hold’em, dont il est question dans cet article, il convient de rassembler de 2 à 10 joueurs, de se munir d’un jeu de 52 cartes et de jetons symbolisant les sommes misées. Le but consiste à réaliser la meilleure «main» possible de cinq cartes, en combinant les deux cartes «privées» que chaque personne reçoit tout au début, et un maximum de cinq cartes «publiques» étalées en trois temps sur la table.

De bas en haut, le classement des mains démarre à la «carte haute», c’est-à-dire la meilleure que l’on possède sans autre combinaison, et se termine à la «quinte flush royale», soit la suite as, roi, dame, valet, dix, toutes de la même couleur. 

Un coup peut se dérouler en quatre temps. Le donneur distribue les deux cartes privées à chaque personne. Le premier tour de mise, appelé preflop, démarre. En commençant à gauche du donneur, les joueurs peuvent décider à tour de rôle de quitter le coup ou de continuer à jouer, le plus souvent en payant des jetons à hauteur des mises précédentes, ou en enchérissant plus haut. 

Ensuite, le donneur étale trois cartes visibles sur la table. C’est le flop. Un deuxième tour de mise, identique au premier, commence. À la fin de celui-ci, une quatrième carte est retournée sur la table: la turn, qui précède un tour de mise. Enfin, la cinquième carte publique, la river, est rendue visible, ce qui enclenche une dernière occasion de miser.

S’il reste plus d’un joueur en lice à ce stade, l’abattage survient, c’est-à-dire que les personnes qui n’ont pas abandonné le coup montrent leurs cartes, ce qui peut livrer d’importantes informations sur les manières de jouer des adversaires. Sauf dans les rares cas d’égalité, le vainqueur emporte tous les jetons misés sur la table. Un nouveau coup commence.

Pour en savoir plus, le site winamax.fr, du nom de la société cofondée par Patrick Bruel, contient de nombreuses informations sur le Texas Hold’em, comme par exemple des explications au sujet de son vocabulaire bien particulier, hermétique au premier abord. Sur YouTube, la chaîne de cette entreprise propose une intéressante série qui donne une très bonne idée de l’ambiance des tournois, Dans la tête d’un pro. /DS

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