Le plus étrange des mammifères, l’ornithorynque, livre peu à peu ses secrets

© susan flashman - Fotolia.com
© susan flashman – Fotolia.com

Il pond des œufs mais il allaite ses petits. Il se dandine comme un lézard et possède des chromosomes sexuels qui le rapprochent des oiseaux. Enfin, son bec de canard l’apparente aux requins. Enquête sur un animal vraiment atypique, avec les chercheurs de l’UNIL qui l’ont ausculté.

La forme de son bec évoque celui d’un canard. Sa queue et sa fourrure le rapprochent du castor, ses pattes palmées de la loutre. Quant à sa démarche, elle n’est pas sans rappeler le dandinement distinctif des lézards. Enfin, les mâles possèdent un aiguillon venimeux. Et pourtant, l’ornithorynque est bel et bien un mammifère, même si la femelle pond des œufs.

Bizarre, vous avez dit bizarre? «C’est vraiment un cas particulier, confirme Henrik Kaessmann, professeur associé au Centre intégratif de génomique (CIG) de la Faculté de biologie et de médecine. C’est pour cela que nous l’avons choisi dans notre liste des mammifères à analyser (lire l’article complémentaire)

En première mondiale, des chercheurs de l’UNIL ont en effet comparé l’évolution de l’activité des gènes de six organes différents (cortex cérébral, cervelet, cœur, reins, foie, testicules) chez neuf espèces de mammifères – de la souris à l’opossum en passant par le gorille et le chimpanzé – ainsi que chez le poulet. Sans oublier l’être humain et l’ornithorynque.

Ce travail réalisé sur plus de deux ans, avec des collaborateurs internationaux, leur a valu une publication dans la prestigieuse revue scientifique Nature. Et ce en partie grâce à l’un des animaux les plus étranges de la planète. Un ornithorynque que les Lausannois n’ont, pourtant, jamais rencontré physiquement. «Nous sommes très contents d’avoir trouvé un collaborateur australien qui puisse nous donner des échantillons de cet animal», précise Henrik Kaessmann, le responsable de cette étude.

Il y a 200 à 300 millions d’années…

Ces travaux ont notamment permis aux généticiens de découvrir que l’activité de nos gènes dans le cerveau est plus proche de celle de l’ornithorynque que de notre propre foie. «Nous nous y attendions, remarque Anamaria Necsulea, post-doctorante au CIG. Si le cortex cérébral est une partie relativement nouvelle qui est apparue spécifiquement chez les primates, dont l’homme, le cerveau en tant qu’organe reste comparable entre les différents mammifères, car tous sont dérivés d’un ancêtre commun. L’existence des organes est antérieure à la divergence des espèces étudiées.»

On suppose que, il y a entre 200 et 300 millions d’années, un ancêtre commun des mammifères a commencé à donner naissance à de nouvelles espèces, et s’est différencié successivement en trois lignées: les monotrèmes (ornithorynques et échidnés), puis plus tard les marsupiaux (tels que l’opossum, le wombat et le kangourou) et enfin les placentaires (lapin, bonobo ou encore l’homme). L’ornithorynque fait donc partie de la branche la plus ancienne des mammifères, celle des monotrèmes, qui possèdent un orifice cloacal commun au tube digestif et aux voies génitales et urinaires, comme les reptiles et les oiseaux.

«Le temps qui sépare l’ornithorynque et l’humain de leur ancêtre commun est évalué à 210 millions d’années, précise Philippe Julien, doctorant au CIG. Mais il y a eu plusieurs états intermédiaires jusqu’à l’ornithorynque actuel, comme il y a eu l’Homo erectus entre l’australopithèque et nous.»

Peter Vogel. Professeur honoraire à l'UNIL, il a pu observer l'animal dans la nature, en Australie. © Nicole Chuard
Peter Vogel. Professeur honoraire à l’UNIL, il a pu observer l’animal dans la nature, en Australie. © Nicole Chuard

Cet étrange ornithorynque ne fascine pas seulement les généticiens de l’UNIL. Car l’espèce est aussi populaire – elle est représentée au verso des pièces de vingt cents australiennes – que secrète, cet animal nocturne et semi-aquatique, qui mesure environ 50 cm, sachant parfaitement se camoufler. Peu ont eu l’occasion de l’approcher. Et encore moins de le toucher. Peter Vogel, professeur honoraire au Département d’écologie et évolution de la Faculté de biologie et de médecine, fait partie des chanceux qui l’ont observé dans les années 1980.

«Invité à un colloque en Australie, j’ai pu suivre un spécialiste durant une nuit. Nous avons réussi à capturer un individu que nous avons marqué, puis relâché. Une fois qu’il a retrouvé l’eau, nous ne l’avons plus jamais revu.» On comprend, dès lors, la difficulté qu’il y a à évaluer le nombre de spécimens qui occuperaient encore l’est de l’Australie, des forêts tropicales du Queensland aux Alpes australiennes jusqu’à la Tasmanie.

L’Ornithorhynchus anatinus (son nom latin) a été chassé jusqu’au XXe siècle pour sa fourrure très dense, semblable à celle du castor. «Une couche d’air présente à l’intérieur du pelage empêche l’eau de pénétrer jusqu’à la peau et l’isole ainsi du froid, précise le biologiste. En outre, la température de cet homéotherme (organisme à température moyenne constante et indépendante de son environnement, ndlr.) ne dépasse pas 32°. Une autre stratégie qui lui permet de perdre moins de chaleur lorsqu’il plonge.»

Car ce carnivore se nourrit essentiellement de vers, de larves d’insectes aquatiques et de crevettes d’eau douce. Des proies détectées à l’aide d’un curieux bec. «Qui n’a rien à voir avec celui des oiseaux totalement insensible, souligne le professeur. L’ornithorynque est l’unique mammifère à posséder un système de récepteurs électriques, intégrés dans la peau très sensible de son bec, ce qui lui permet de localiser ses proies. Un appareil sensoriel analogue se retrouve chez les requins.»

Cette électrolocalisation lui est des plus utiles, car, sous l’eau, ses yeux et ses oreilles se ferment. En surface, il respire grâce aux deux narines qui trônent sur l’extrémité supérieure de son bec.

Le gène de l’exploration?

En général, l’ornithorynque ne plonge qu’une trentaine de secondes. Mais, comme il récidive durant quelque douze heures par jour, il parvient à avaler les 20% de son poids – il pèse environ 1,5 kilo – qui sont nécessaires à sa survie.

Un comportement qui a peut-être une explication génétique. «Des études effectuées par d’autres laboratoires sur des souris ont démontré la présence d’un gène, nommé TRMT1L, important dans leurs comportements exploratoires et leur coordination motrice, indique le doctorant Philippe Julien. Nous avons pu déterminer que ce gène est exprimé (comprendre utilisé) de manière beaucoup plus intense chez l’ornithorynque que chez les autres mammifères. Cela pourrait en partie expliquer comment l’animal a développé un système exploratoire unique. Mais pour l’instant, cela reste des spéculations.»

Ce qui est sûr, c’est que l’animal se révèle un bon chasseur. Une fois les proies attrapées, les adultes, dépourvus de dents, les stockent dans leurs abajoues avant de les mâcher sur les berges grâce à des coussinets broyeurs cornés. Fait étrange, les petits naissent avec des molaires, qu’ils perdent au moment de quitter le nid. «Il s’agit d’un atavisme, explique Peter Vogel. A l’origine, les mammifères avaient beaucoup de dents (44 chez les placentaires, par exemple). Des réductions sont survenues dans beaucoup de groupes afin d’aller vers une spécialisation. Chez certains, comme chez l’ornithorynque, la perte des dents a été totale. Cette mutation peut paraître néfaste, mais elle n’a aucune incidence sur la vie de l’animal.»

Ce carnivore a une démarche de reptile

Sa queue plate – qui contient une réserve de graisse – et ses quatre pattes palmées l’aident à se mouvoir dans les ruisseaux, «avec une palmure extraordinaire qui dépasse les doigts, ajoute le biologiste. Les palmes sont recourbées lorsque l’ornithorynque se déplace sur le milieu terrestre, mais elles s’écartent complètement quand il nage. De plus, les membres se situent sur les côtés du corps et non pas dessous comme chez les autres mammifères.»

C’est pourquoi sa démarche ressemble tellement à celle des reptiles, avec qui il a un autre lien de parenté: des os surnuméraires dans la ceinture scapulaire (formée de la clavicule et de l’omoplate, ndlr.). Et ce n’est pas tout. Les pattes postérieures des ornithorynques mâles sont pourvues d’aiguillons, ou éperons venimeux.

Là, en revanche, il ne s’agit pas d’une spécificité qui l’éloigne de ses pairs. «Les musaraignes et les taupes produisent un venin dans leurs glandes salivaires qu’elles utilisent pour immobiliser les invertébrés qu’elles capturent, assure Peter Vogel. Toutefois, la fonction des aiguillons de l’ornithorynque semble intraspécifique (qui se passe à l’intérieur d’une même espèce, ndlr.) Les mâles les emploieraient surtout pour combattre leurs congénères au moment de la reproduction. Et en aucun cas pour défendre la femelle ou les petits.» Pourquoi? Parce que l’animal australien préfère la vie en solitaire.

Chacun possède son propre terrier, une sorte de tunnel dont l’entrée se trouve sous l’eau, qui peut atteindre plusieurs mètres de profondeur. Il l’utilise pour se reposer et se reproduire. Les femelles y abritent leurs petits, dans une chambre tapissée de feuilles, qu’elles protègent des agressions extérieures – prédateurs et inondations – en fabriquant des bouchons de terre disséminés le long de sa galerie.

Des petits qui avant de sortir de leur coquille – la grande particularité du mammifère ornithorynque demeure la ponte – ont passé un mois dans l’utérus de leur maman et ont été couvés une dizaine de jours. Une fois éclos, les bébés se nourrissent en léchant le lait maternel qui perle sur son pelage, car la femelle n’a pas de tétines à offrir auxquelles s’accrocher. Comment comprendre un comportement aussi insolite?

«L’ornithorynque est resté à mi-chemin entre l’oviparité et la viviparité, explique le généticien Henrik Kaessmann. Apparemment, il n’a pas subi de pression sélective. Ce qui lui a permis de trouver sa niche ainsi.» C’est grâce à une étude de «paléontologie génétique», publiée en 2008, que  le chercheur de l’UNIL a pu faire un premier constat. Chez les mammifères, trois gènes ancestraux produisant des vitellogénines – protéines sécrétées par le foie, principales sources de nutriments dans l’œuf que l’on trouve encore chez les oiseaux et les amphibiens – ont peu à peu disparu.

«La première perte a eu lieu quasiment en même temps que l’apparition de la caséine – protéine du lait qui a les mêmes propriétés que la vitellogénine, développe Henrik Kaessmann. Les deux autres gènes ont disparu indépendamment dans la lignée des placentaires et des marsupiaux à l’arrivée du placenta. Quant aux monotrèmes (ornithorynques et échidnés), ils ont gardé l’un des trois gènes intact et fonctionnel.» De cette manière, les embryons d’ornithorynque bénéficient des vitellogénines dans l’œuf et après l’éclosion, les petits se délectent des caséines présentes dans le lait.

En outre, Philippe Julien note, en tant que spécialiste de l’évolution des chromosomes sexuels des mammifères, que des chercheurs australiens ont remarqué que le système de détermination sexuelle de l’animal (ce qui fait qu’un embryon va devenir mâle ou femelle) «paraît être plus proche de celui des oiseaux que des autres mammifères. Les gènes impliqués semblent être les mêmes que ceux que l’on trouve généralement chez les oiseaux. Mais on ne sait toujours pas exactement quel gène déclenche la détermination sexuelle chez l’ornithorynque.»

Le professeur Henrik Kaessmann ajoute que ses chromosomes sexuels eux-mêmes ressemblent à ceux des oiseaux. «L’ornithorynque n’a pas les mêmes chromosomes sexuels que l’homme. Cela signifie que les gènes situés sur les chromosomes sexuels de l’homme se trouvent sur des chromosomes normaux chez l’ornithorynque. Nous pouvons en déduire le niveau d’expression ancestral des gènes présents sur nos chromosomes sexuels et en étudier l’évolution.»

Autrement dit, se comparer à un animal de la même classe que nous mais qui en même temps demeure très éloigné de l’humain, permet d’imaginer la façon dont nous avons évolué au cours de millions d’années. «C’est une sorte de missing link (chaînon manquant, ndlr.) entre les thériens (mammifères qui ne pondent pas d’œufs, ndlr.) et les ancêtres des mammifères, proches des reptiles. Sauf qu’il est encore vivant, sourit le biologiste Peter Vogel. Il représente l’un des liens qui nous permet de mieux comprendre le tout.»

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