Je n’oublierai jamais le moment où la mystérieuse discipline de l’anthropologie s’est emparée de moi. J’étais un jeune diplômé en théorie politique et je faisais un postgrade en Anthropologie sociale à la London School of Economics. Nous étions en 1990 et le monde de la guerre froide venait d’imploser.
Dans ma petite chambre, dans un appartement londonien non chauffé, je lisais mon premier livre d’anthropologie, Les Argonautes du Pacifique occidental (1922), fameuse étude de Bronislaw Malinowski sur les habitants des îles Trobriand en Mélanésie. Soudain, à la lecture d’un passage sur la magie insufflée depuis les canoës alignés sur l’eau devant la plage lors de la «Kula» (rituel annuel d’échanges de coquillages à forte valeur symbolique), je ressentis profondément ce que cela signifie de croire en l’efficacité de la magie, bien que je fusse moi-même strictement agnostique, avec peu d’inclinaisons personnelles pour la religion et la spiritualité.
Malinowski allait décrire plus tard la méthodologie de son fameux livre comme étant celle de «l’ethnographie», un ensemble de techniques permettant d’étudier les cultures de l’intérieur, en tentant d’appréhender ce qui fait pour les gens «la force de la vie». Cette empathie méthodologique sera finalement critiquée sur différentes bases épistémologiques, politiques et historiques, mais un aspect essentiel du propos de Malinowski résistera à toutes ces critiques: le fait que l’anthropologie doive affronter, sans jugements ni présupposés théoriques, l’étourdissant, le frustrant, parfois violent, quelquefois sublime et toujours complexe panorama de l’existence humaine.
En ce sens, l’anthropologie joue dans le cadre académique le même rôle que celui de l’université dans la société. Si la fonction première de l’université est d’incarner un bastion à la fois ouvert et volontairement isolé, de la pensée critique, de l’enseignement, de la recherche et du service public dans un monde dominé par les intérêts particuliers – politiques, religieux, économiques, culturels – alors, j’aime à penser que l’anthropologie est un bastion d’ouverture épistémologique, prêt à accepter le monde tel qu’il est, dans un milieu scientifique plus large où ce que Thomas Kuhn appelle «paradigme» décide de la légitimité des questions, domine les débats et structure les compréhensions particulières du monde social. En effet, l’anthropologie culturelle et sociale pourrait bien être la seule discipline libérée des paradigmes au sens de Kuhn.
Il y a le monde tel qu’il est, mais aussi le monde tel qu’il voudrait être – les pratiques et idées qui se déploient dans les domaines didactiques, idéologiques, politiques, éthiques et, de plus en plus, cosmopolitiques. C’est ici, à mon sens, que la boucle est bouclée, que le potentiel pleinement réalisé et même l’absolue nécessité de l’anthropologie se révèlent. Car c’est lorsque nous, êtres humains, imaginons des mondes alternatifs – plus justes, équitables et tolérants que le nôtre – que nous libérons notre passion et notre énergie créatrice les plus fortes.
Or, cette dynamique de changement génère un puissant risque de conflits. Dans ces moments-là, la précieuse discipline de l’anthropologie se tient prête à écouter, questionner, documenter, dévoiler les problèmes couche après couche et, espérons-le, révéler des perspectives inattendues et des significations qui dépassent les conflits particuliers.