Le bon vieux paternalisme en blouse blanche n’est plus d’actualité. L’heure est à la décision partagée dans laquelle le patient consentant est pleinement impliqué. La notion fait son chemin parmi les praticiens. Les médecins lausannois, qui sont en train de formaliser cette pratique, font oeuvre de pionniers.
En consultation, dans son cabinet, on est tenté de se dire que c’est forcément lui qui a toutes les cartes en main. Le médecin n’est-il pas le seul en mesure de comprendre les résultats des analyses que l’on vient de faire, d’évaluer les risques et de choisir la meilleure alternative – ou la moins pire – pour notre santé? Et pourtant, cette figure du docteur omniscient est en passe de disparaître, tout comme celle du patient qui l’écoute religieusement.
«Le médecin du XXIe siècle est humble, il partage la décision avec ses patients et il admet qu’il n’a pas réponse à tout», affirme Jacques Cornuz, professeur associé à la Faculté de biologie et de médecine, médecin-chef et directeur adjoint de la Policlinique médicale universitaire de Lausanne. «Décision partagée»: c’est le nouveau concept qui fait son chemin dans la pratique médicale. Schématiquement, on est en train d’enterrer le bon vieux paternalisme en blouse blanche au profit d’une sorte de partenariat, une collaboration mutuellement consentie.
Vous êtes invités à choisir votre traitement
Faut-il que vous vous fassiez dépister contre tel ou tel cancer? Si votre test est positif, quel traitement privilégier? Aujourd’hui, la consultation médicale intègre de plus en plus l’idée d’une transmission neutre des enjeux par le médecin. Celui-ci vous informe des options, de leurs conséquences, de leur potentiel de réussite. Vous participez à la pesée du risque / bénéfice, comme disent les spécialistes. Et parfois, vous tranchez.
«Si vous avez de la fièvre et qu’une radiographie montre que vous avez un foyer infectieux qui correspond à une pneumonie, le diagnostic est clair et on vous donnera des antibiotiques. Là, le partage de la décision n’est pas vraiment nécessaire, explique Jacques Cornuz. Par contre, il peut s’appliquer dans d’autres circonstances, en particulier dans le domaine de la prévention, du dépistage où, par définition, il n’y a pas de symptômes, donc pas de diagnostic.»
En matière de décision partagée, les «cas d’école» sont ceux sur lesquels plane une forte incertitude. Le dépistage du cancer de la prostate en est un exemple parlant: son utilité est controversée et son impact sur la réduction du taux de mortalité est sujet à caution. Dès lors, doit-on ou non le faire? Et si le résultat est positif, quel traitement entreprendre, sachant que les conséquences pourront être handicapantes?
Vous préférez des médicaments ou une psychothérapie?
D’autres situations se prêtent à la participation active du patient dans la pesée d’intérêts, relève le Dr Cornuz. C’est notamment le cas d’une dépression (si elle n’est pas majeure: faut-il opter pour des médicaments ou une psychothérapie, comme des praticiens allemands l’enseignent dorénavant?). C’est encore le cas lorsqu’il est possible de choisir un traitement plutôt qu’un autre, en fonction des différents effets secondaires (comme pour l’hypertension ou l’arrêt de la cigarette).
Petite révolution dans le monde médical, l’institutionnalisation de la décision partagée s’inscrit dans une évolution de la relation patient-médecin marquée par plusieurs événements. En premier lieu, l’affirmation du principe d’autonomie qui postule que tout acte médical doit s’appuyer sur le consentement libre et éclairé du patient (excepté dans les cas d’urgence ou si ce dernier est incapable de discernement). «C’est son corps, sa santé, c’est lui qui décide», résume Jacques Cornuz qui rappelle qu’avec le développement de la bioéthique, le principe d’autonomie s’est peu à peu imposé.
Mieux vaut informer un patient plutôt que de le laisser aller sur Internet
Parallèlement, les patients sont toujours plus au fait des connaissances médicales. «Avec la diffusion de plus en plus importante de ce type d’informations, les médecins ont ressenti le besoin de fournir à leurs patients des données fondées sur des preuves médicales. Plutôt que de les laisser aller sur Internet!» note pour sa part le professeur Marco Vannotti, qui a dirigé pendant dix-neuf ans l’Unité de psychiatrie de liaison de la Policlinique médicale universitaire de Lausanne.
La pratique d’une médecine basée sur des preuves scientifiques (evidencebased medicine) s’est d’ailleurs imposée à partir des années 1980-90, d’abord dans les pays anglo-saxons, puis un peu partout dans le monde. «L’expérience du médecin joue un rôle important, mais aujourd’hui ça ne suffit plus. Il faut des données scientifiquement fiables», précise Jacques Cornuz. Seulement voilà, ajoute le médecin, «quand on prend le temps de regarder les données existantes, on constate qu’il y a beaucoup d’incertitudes»… Telle méthode n’a pas prouvé son efficacité, telle maladie peut être dépistée sans que l’on sache comment la soigner et les résultats sur lesquels les médecins peuvent s’appuyer sont parfois tout bonnement contradictoires. «Il faut admettre ces limites. C’est une leçon d’humilité», constate-t-il.
Le développement des connaissances et des technologies multiplie les alternatives
A côté des nombreuses incertitudes sur l’utilité de certains dépistages ou traitements, le développement des connaissances et des technologies médicales multiplie les alternatives. «Aujourd’hui, vous n’avez plus le choix entre A et B, mais entre A, B, C et D, schématise Jacques Cornuz. Vous avez la radiographie ou le scanner, mais aussi l’IRM et le pet scan… Que choisir si vous ne savez pas lequel constitue la meilleure option!» D’où l’intérêt, là aussi, du partage de l’information et de la décision avec le patient.
«C’est, aujourd’hui, quelque chose qui se fait assez naturellement lorsque la relation entre médecin et patient est bonne», reconnaît Jacques Cornuz, dont l’objectif est de formaliser cette pratique par le développement d’outils d’aide à la décision (brochures, DVD, infographies, témoignages de patients, sites internet) et par la formation des praticiens. L’an dernier, le directeur adjoint de la PMU a passé six mois à l’étranger, dans plusieurs centres universitaires (Calgary et Laval au Canada et Freiburg en Allemagne) pionniers de la réflexion sur le thème du partage de la décision. En Suisse, les choses commencent à se mettre en route: en 2011, le Congrès annuel de la Société suisse de médecine interne, qui aura lieu à Lausanne, se penchera, pour la première fois, sur la question.
Les médecins sont encore peu formés en matière de communication du risque
Concrètement, pour que médecin et patient collaborent efficacement, il faut que le premier soit en mesure de donner une information objective et compréhensible et que le second puisse l’intégrer. En théorie, c’est simple, dans la réalité un peu moins. La notion même de risque est loin d’être évidente à appréhender.
«Qu’est-ce qu’une probabilité élevée: un sur dix, un sur cent, un sur mille? Ça dépend de la gravité de l’événement, relève Jacques Cornuz. On sait que, lorsque l’on veut transmettre l’information sur un risque dans le cas d’une décision partagée, il est bon de donner les fréquences naturelles: sur mille personnes qui ont passé cet examen ou ont suivi ce traitement, il y en a tant qui sont tombées malades, tant qui sont mortes. Plutôt que d’utiliser une formule du type «vous avez un risque de 20%» qui ne veut pas dire grand-chose pour la plupart des gens.» En matière de communication du risque, le spécialiste le reconnaît, les médecins sont encore peu formés.
Les personnes âgées ont moins envie que les autres de partager les décisions
Du côté des patients, la demande pourtant est bien réelle. Selon les études menées jusqu’ici, en moyenne 80 à 90% d’entre eux souhaitent être impliqués dans les décisions concernant leur traitement ou leur santé. «On n’impose pas le partage de la décision, c’est le patient qui décide», insiste le Dr Cornuz. D’ailleurs tous ne désirent pas s’engager dans ce processus. Les personnes les plus âgées ayant un niveau d’éducation peu élevé sont généralement moins favorables à cette démarche; une patientèle sans doute déstabilisée par le jargon médical ou qui attend de son médecin qu’il affiche des certitudes.
On peut par ailleurs se demander si participer à une décision parfois lourde de conséquences n’est pas également générateur d’angoisse pour le patient. «Et si je me trompais», doit-on se dire au moment de faire son choix! «C’est un risque, mais il n’est pas confirmé par la littérature médicale, rassure Jacques Cornuz. Il n’y a pas de données qui montrent que l’on augmente l’anxiété, au contraire. Pour autant que la décision partagée intervienne dans une relation médecin-patient appropriée. Par contre, le fait que le patient «googelise» son problème, ça oui c’est anxiogène, car sur Internet, il va se retrouver confronté à toutes sortes d’informations non triées, à des images catastrophiques et à des situations qui ne correspondent pas à sa réalité.»
Un oncle décédé d’une maladie trente ans plus tôt peut influencer le patient
«En lui-même, le partage de la décision est un bon principe, indéniablement», confirme Marco Vannotti, qui ajoute toutefois une nuance. Car pour lui, ce consentement éclairé reste une notion délicate, qui nécessite une prise en compte du patient dans son ensemble.
«Il faut faire attention de ne pas réduire un individu à un schéma de probabilités, souligne-t-il. On part du principe que le patient va se décider en fonction des vérités statistiques qu’on lui aura fournies. Or ce n’est pas vrai. Nous avons mené une étude dans laquelle on s’est aperçu que les choix des patients dépendent d’une infinie quantité de variables, parmi lesquelles une des plus importantes est l’expérience de la maladie chez le patient et ses proches. En résumé, le fait de décider de faire un test de dépistage du cancer de la prostate ne dépend pas seulement des données du médecin, mais aussi de l’oncle du patient décédé de cette maladie trente ans auparavant… On sait aussi que la relation que ce même patient a avec son généraliste – si elle est conflictuelle ou amicale – va influencer ses décisions.»
Les docteurs ont fait de grands progrès dans l’écoute de leurs patients
Médecins et patients sont-ils suffisamment armés pour travailler en équipe? Pour Marco Vannotti, ce qui est sûr c’est qu’il y a eu «une progression significative au niveau de la sensibilité des médecins ». Le psychiatre, qui a analysé des consultations filmées sur plus de trente ans, a observé «de grands changements» dans la capacité d’écoute des praticiens, dans leur manière de tenir compte à la fois de l’organe malade et de la vie du patient, de son point de vue. Et le psychiatre de rappeler l’essentiel à ses yeux: «On a énormément perfectionné les technologies médicales, mais la survie du patient dépend aussi de la capacité du médecin à comprendre son point de vue, il ne faut pas l’oublier.»
En résumé, pour Marco Vannotti, la décision partagée «ne dépend pas seulement d’une relation duale entre médecin et patient», mais aussi de l’histoire de ce dernier, de son entourage, de ses expériences précédentes. «Le mieux placé pour intégrer le contexte social et familial d’un patient, c’est le médecin généraliste », souligne Jacques Cornuz. Et de se réjouir: «Le partage de la décision lui réserve une belle place à l’avenir».
Geneviève Comby