Pendant quelques jours, en octobre 1815, le Conseil d’État vaudois a cru que l’empereur Alexandre Ier, venant de Paris, allait passer par Lausanne. Une fête splendide est organisée à toute vitesse… pour des prunes.
Dimanche 8 octobre 1815. Le Conseil d’État vaudois s’est réunit en ce jour sacré pour une affaire d’importance. Le landamann (président) Henri Monod a reçu une lettre de Paris qui l’avise «que S.M. l’Empereur de Russie doit passer par ce Canton & le reste de la Suisse», comme il est rapporté dans le procès-verbal de la séance. Aussitôt, le Gouvernement prend des mesures pour accueillir Alexandre Ier, qui a soutenu l’indépendance du canton au Congrès de Vienne (lire l’article précédent).
Vainqueur de Napoléon, «le tsar est alors au faîte de sa gloire», note Béatrice Lovis. Chargée de cours en Faculté des lettres, cette chercheuse a mis au jour cet épisode fort peu connu de l’histoire vaudoise. En urgence, le Conseil d’État envoie le colonel Charles-Jules Guiguer de Prangins à Saint-Cergue et le colonel Sigismond de La Harpe (neveu de Frédéric-César) à Ballaigues, afin d’accueillir l’empereur quelle que soit sa route. Des troupes sont levées pour lui procurer une garde d’honneur et les canons s’apprêtent à tonner. Il convient que «S. M. l’Empereur Aléxandre voye dans le Canton de Vaud un peuple reconnaissant & sensible à la haute protection que S. M. lui a accordée, pour que partout sur son passage, il y ait des démonstrations de joie & de satisfaction.»
Le lendemain, le Conseil d’État se préoccupe des divertissements, qui doivent se faire aussi «économiquement que possible & sans gaspillage». II est prévu qu’Alexandre Ier «passe par le Signal de Sauvabelin afin d’admirer la vue, puis descende à Ouchy où l’attendait une vingtaine de chaloupes pour une promenade musicale sur le lac. Un grand bal était prévu au Théâtre de Martheray, inauguré dix ans plus tôt», raconte Béatrice Lovis. Pas moins de 1200 cartons d’invitations sont imprimés, ce qui est considérable pour une petite ville comme Lausanne. Bien entendu, des aubergistes commandent des vivres pour préparer le repas de fête.
Hélas, le 11 octobre, le Conseil d’État apprend, par la rumeur publique et deux lettres, que l’empereur s’est rendu directement de Dijon à Bâle le 8, une ville dont il est déjà reparti le 9 pour Zurich. Les procès-verbaux racontent en détail l’annulation de la réception. Il est assez délicieux d’y lire que les Autorités cherchent à négocier toutes les factures des fournisseurs à la baisse, des jardiniers aux imprimeurs, en passant par les musiciens, les menuisiers et autres voituriers. Au final, «la fête qui n’a jamais eu lieu a coûté 4569 francs, une somme importante», indique Béatrice Lovis.
Le 4 novembre, Frédéric-César de La Harpe écrit à Alexandre Ier depuis Paris, pour lui raconter l’accueil qui lui aurait été réservé. Un événement qu’il résume de la manière la plus vaudoise qui soit: «Rien de magnifique, ce ne pouvait être notre genre; mais partout l’expression franche d’une reconnaissance cordiale.» Hormis cette lettre et des documents officiels, il subsiste le croquis d’un transparent, un type de décoration très à la mode alors, qui aurait dû être placé à l’entrée du Théâtre de Martheray.
Fêter Napoléon… puis son ennemi
Cette fête, même manquée, n’est pas la première du genre. Ainsi, pour marquer les trois ans de la première séance du Grand Conseil et de l’entrée officielle du canton de Vaud dans la Confédération, un grand événement en l’honneur de Napoléon est organisé le 14 avril 1806, certes en l’absence prévue de l’empereur français. L’architecte Alexandre Perregaux est chargé d’élever un arc de triomphe provisoire de 14 mètres de haut à Montbenon. Comme dans le cas d’Alexandre Ier, un bal et des coups de canon figurent au programme, ainsi que l’ascension d’un ballon. Hélas, le mauvais temps oblige à reporter l’événement, ainsi que le rapporte le Journal Suisse de l’époque. Là aussi, les Autorités négocient les factures… «Il est piquant de constater qu’en 1806, les Vaudois fêtent Napoléon, considéré alors comme le pacificateur de l’Europe. Neuf ans plus tard, ils célèbrent son vainqueur Alexandre Ier», constate la chercheuse. Encore plus tôt, en 1799, une fête dite «nationale», conçue pour marquer l’indépendance du 24 janvier 1798, est également mise sur pied à Montbenon. Là aussi, l’architecte Perregaux est mandaté. Mais les coffres du tout jeune État sont vides et le budget original de 1200 francs se voit raboter de moitié, car «c’est tout ce que la caisse permet de faire dans les circonstances», comme l’indique un document d’époque.
De nos jours, il peut paraître curieux que les Vaudois, républicains, célèbrent des monarques si volontiers. Béatrice Lovis n’en est pas surprise, car «tout au long du XVIIIe siècle, les têtes couronnées de passage dans le pays de Vaud ont été accueillies avec empressement.» Cela tient au fait «que ce que l’on entend par républicanisme n’a pas du tout le même sens à l’époque qu’aujourd’hui», remarque Matthieu Clément, doctorant en Section d’histoire. Ainsi, La Harpe, issu d’une famille noble, accepte l’idée de monarchie et de pouvoir autocratique. «À l’occasion de son couronnement en 1801, il conseille à Alexandre Ier de ne pas diluer son autorité en créant des Sénats ou des ministères, poursuit l’historien. Le souverain, éclairé, est le seul à même de mener des réformes fortes depuis le centre de l’État.» Cela rejoint la notion de dictature à la romaine, dans laquelle l’autorité, lors d’une crise, est détenue par un seul homme le temps que la situation s’apaise.
La Harpe, qui avait concocté un itinéraire pour l’empereur à travers la Suisse, a de quoi être déçu par ce rendez-vous manqué. «Il pense qu’il possède encore un ascendant sur son ancien élève et que ce dernier va lui obéir», remarque Danièle Tosato-Rigo, professeure en Section d’histoire. Alexandre Ier visite Bâle, où il est reçu en grande pompe, ainsi que Zurich, là où siège la Diète, c’est à dire l’ancêtre de l’Assemblée fédérale. C’est dans cette ville qu’il a délégué son ambassadeur officieux Capo d’Istria, de novembre 1813 à septembre 1814. Quelque peu oublié, ce Grec a déployé d’intenses efforts diplomatiques pour pacifier des Suisses volontiers querelleurs. C’est donc sciemment qu’il évite le canton de Vaud, où il aurait été reçu comme le héros de l’indépendance.
«Nous devons réfléchir à l’histoire vaudoise hors de la perspective locale et considérer les événements dans leur ensemble, sinon nous risquons de souffrir de myopie», souligne Danièle Tosato-Rigo. Il y a plus de deux siècles, bien avant la globalisation que nous connaissons, les grands tourments du monde touchaient déjà profondément la Suisse.
«Alexandre Ier et les Vaudois: un rendez-vous manqué». Détails et documents sur Lumières.Lausanne
Article principal: Quand les Vaudois jouaient dans la cour des grands