Fossiles d’ammonites, pétales de coquillages et même ossements de reptile marin… Signes d’une ère où la crête du Jura était au fond de la mer. Boucle à remonter le temps, du col du Marchairuz (VD) à la sèche des Amburnex, avec le géologue Robin Marchant.
«Un géologue ne part jamais sans son marteau, sa sacoche et ses crayons de couleur pour la cartographie. J’ai aussi une loupe et une boussole pour mesurer l’orientation des couches », sourit Robin Marchant, effectivement bien équipé. Voilà qui donne à cette balade dans le Parc naturel régional Jura vaudois des airs d’aventure. Comme une expédition d’un – et dans – un autre temps. Le temps, c’est justement lui qui sera au cœur de cette boucle au départ du Marchairuz (VD), par une petite route transversale qui part vers la gauche environ un kilomètre en aval du col (1, voir carte ci-dessous). Un temps lointain, quelque part entre le Crétacé et le Jurassique, il y a 150 millions d’années.
On n’imagine pas, en entrant dans la jolie combe des Amburnex, escorté par les centaurées et les dansantes ombellifères, que l’on foule un sol qui n’a pas cessé de changer. Que ce décor aujourd’hui vallonné, alternant pâturages et forêts, est le résultat d’une constante évolution, en partie dictée par la main des hommes, mais surtout étroitement liée à la géologie particulière des lieux. « Jusqu’au Moyen Âge, tout ici était recouvert d’une dense forêt de conifères et de feuillus. Ce sont les moines qui ont par la suite contribué à la déforestation, exploitant le bois et ouvrant des zones de pâturage pour le bétail », explique Robin Marchant, conservateur au Musée cantonal de géologie à Lausanne.
Le pays de la soif
Une ferme aux volets jaunes s’accroupit derrière une butte, tandis que les sapins sortent à peine des brumes matinales. « Même si le paysage n’est plus vraiment naturel, il reste très sauvage à cause de la géologie. Il n’y a pas de rivière par ici, c’est le pays de la soif, comme on dit. Parce que dans le massif jurassien, on ne trouve que du calcaire très perméable et des marnes, mélange de calcite et d’argile. » Bon à savoir : les calcaires sont ici de deux couleurs, plus ou moins jaunes et plus ou moins blanchâtres. Une précieuse indication sur leur âge. Les calcaires jaunes remontent au Crétacé inférieur, tandis que les gris témoignent du Jurassique supérieur. Soit une fourchette de 113 à 154 millions d’années.
Une marmotte s’enfuit dans une canalisation qui lui sert de terrier, tandis que Robin Marchant s’arrête soudain devant un éboulis jaunâtre à côté de la route, et empoigne son marteau. Comme la surface des roches prend parfois une patine, il faut la casser pour en voir la vraie nature et mesurer sa dureté. Il en extrait un caillou que l’on dirait recouvert de grains de sable. Mais observée à la loupe, la roche révèle autre chose. « Les petits ronds plus clairs sont des résidus calcaires de crinoïdes, une sorte de lys de mer classé dans le groupe des Échinodermes, comme les oursins. Ils étaient très abondants dans les eaux peu profondes de l’ère Secondaire, où ils formaient de véritables prairies », explique le géologue, qui se plaît à plonger dans les mers tropicales du globe pour contempler les derniers spécimens vivants. Un animal marin aux allures de végétal, avec sa tige, son calice et ses bras qui dansent au gré des courants.
Des roches nées au fond de la mer
Voilà que l’on bascule dans un autre monde, dans ce Jura du Mésozoïque, où le relief actuel n’existait pas, ni les combes, ni les collines. Mais où tout était recouvert d’une mer chaude, profonde de quelques centaines de mètres à peine. Où ni les Alpes ni le massif jurassien n’avaient émergé, issus bien plus tard de la poussée de la plaque africaine. « En fait, le massif jurassien est une chaîne très jeune, qui est le dernier soubresaut de la formation des Alpes. C’est un plissement de cinq à douze millions d’années, qui continue de monter de deux millimètres par an. » Ainsi ces roches, que l’on foule d’un pied distrait, se sont formées au fond de l’océan, ce qui explique que l’on trouve aujourd’hui par ici des microfossiles : toute cette matière calcaire n’est que le grand recyclage de débris d’invertébrés, mollusques, bivalves et autres organismes aquatiques.
On reprend la route sous le ciel gris, la tête traversée de fonds marins. Les paysages s’entrechoquent et se superposent, sapins et algues, pâturages et brachiopodes. Le panneau « Sèche de Gimel » nous ramène au réel. On quitte la route goudronnée pour suivre un chemin caillouteux sur la droite. Un muret de pierres sèches bicolores (calcaire du Crétacé et du Jurassique !) ondule à travers une prairie de raiponces et d’euphorbes (2). Robin Marchant fait une pause devant un affleurement du Valanginien (133-140 millions d’années). Il ausculte la surface jaunâtre à la recherche d’oolithes. « Ce sont des micro-perles, des petites concrétions sphériques de calcite qui se forment à faible profondeur. On en trouve encore aujourd’hui dans le Golfe persique et aux Bahamas. » L’œil du béotien n’y voit que des taches, mais s’incline devant cette réaction physico-chimique, qui en dit long encore une fois sur le Jura du Crétacé.
Sous une calotte glaciaire
À peine plus loin, une petite carrière avec son éboulis (2) mérite également une pause. Changement d’ère : « C’est un reste de moraine de la dernière glaciation. Il y a 22 000 ans, le massif jurassien était sous une calotte glaciaire. » Robin Marchant s’étonne alors d’y trouver des cailloux exotiques, gneiss alpins couleur vert bouteille qui tranchent avec la pâleur du calcaire. Des intrus sans doute rapportés lors de l’aménagement de la route.
On traverse ensuite une autre petite combe, plus étroite, et nous voilà de retour au Purbeckien (135 millions d’années), ère à laquelle la mer avait un niveau plus bas, laissant émerger des bandes de terre. Ici, les roches grises affleurent, on devine une couverture végétale très fine, mousses et plantes grasses. « La terre est très noire parce qu’il y a peu de dégradation de la matière organique », explique Robin Marchant, également auteur, entre autres, d’une brochure intitulée Roches et paysages du Parc jurassien vaudois, avec quatre itinéraires géologiques, parue en 2004.
À la recherche des petites nérinées
Le temps de tourner le dos à la ferme (3) et d’attaquer une descente douce, un amas de roches jurassiques, grisâtres, retient l’attention du géologue. Il ne sort pas son marteau, mais commence à regarder attentivement les aspérités de la surface (4). « On peut y voir des fossiles de nérinée, sorte d’escargot marin à la coquille allongée, hélicoïdale. C’est un gastéropode assez courant que l’on trouve encore dans les mers du Costa Rica, entre autres. » Effectivement, en scrutant bien, on découvre sur un aplat un dessin de cône avec ses stries, et plus loin quelques lamelles blanches, arrondies, résidus lointains d’une coquille d’huître.
Paysage miniature
On reprend la marche, tandis que le trouble augmente. Où sommes-nous ? Mer ou montagne ? On avance avec l’impression de fouler un livre de la préhistoire, d’arpenter la spirale du temps, à chaque pas un millénaire. Le paysage s’ouvre soudain et s’aplanit, la forêt se retire sur les côtés. On entre dans la sèche des Amburnex (5), haut lieu de la balade. C’est le moment de quitter le chemin et de s’avancer dans cette longue vallée, en direction d’un panneau vert indiquant qu’il s’agit d’une réserve naturelle. Tout ici n’est que mousses et thym serpolet, chardons ras étalés comme des étoiles de mer. C’est là aussi que se trouve un ouvala, d’un vert intact, une dépression formée d’un chapelet de dolines. Les arbres n’y poussent pas, comme s’ils se tenaient respectueusement à l’écart. « La nature du sol y est différente. Il est couvert de nard, une graminée qui pousse dans les terres riches en lœss, un sable transporté par les vents glaciaires. On y trouve d’autres minéraux, comme le plagioclase et le quartz », explique Robin Marchant. Preuve, s’il en fallait une, que la botanique raconte aussi la géologie, et inversement. Tout est information pour qui sait les lire.
Du gel en plein été
Dans le bassin fermé de la sèche, l’air froid s’accumule et peut provoquer du gel même en plein été. Un microclimat qui explique la petite taille des épicéas, morts ou rabougris comme des bonzaïs. « La sécheresse et la canicule favorisent la destruction par le bostryche. Le gel fait le reste. Ceux qui survivent se développent très lentement. » On poursuit dans cette vallée, laissant l’ouvala sur la droite. C’est ici, dans la sèche des Amburnex, que le paysage est le plus saisissant. On glisse sur un tapis de velours, entre les alchémilles et les cistes jaunes. Çà et là, quelques minuscules inflorescences semblent brodées à même le sol au point de croix et l’on hésite à poser le pied de crainte d’abîmer cette émouvante tapisserie. Tout pousse ici en miniature. Boutons roses et crème des gypsophiles comme des petites étoiles perdues dans l’immensité du pâturage.
Lapiaz de sculpteur
Pour compléter le tableau, des pierres claires affleurent, formant des vasques et des craquelures, que l’on dirait modelées par la main d’un sculpteur (6). « Le calcaire favorise la karstification. Dur à éroder, il se dissout sous l’effet du gaz carbonique et des pluies acides. Et se creuse en rigoles, en lapiaz, sur plusieurs milliers d’années. »
Le temps de franchir un muret de pierres sèches (un passage y est aménagé), et l’on poursuit sur une grande échappée, avec au loin une ferme et les vaches qui tintinnabulent. « Il faut ouvrir l’œil, c’est dans cette zone qu’a été retrouvé un crocodile », lance malicieusement le géologue, avant de poursuivre : « Si on découvre une curiosité naturelle, fossile ou autre, il faut l’amener au poste de police. Le sous-sol appartient à l’État. » On se met alors à ausculter chaque centimètre de roche, espérant une griffe ou une dent, qui auraient échappé aux spécialistes. Mais l’œil glisse sur les orpins sans rien apercevoir.
Un crocodile du Jurassique
C’est pourtant bien dans cette zone, aux alentours de la ferme des Amburnex (7), qu’ont été découverts en 1962, un bout de mâchoire, un tibia et un crâne abîmé par le piétinement des vaches. Les analyses menées par le Musée de paléontologie de Zurich ont d’abord conclu à des restes fossiles de Steneosaurus, avant de le classer comme Machimosaurus, un crocodile marin au long rostre qui boulotait des ammonites il y a 155 millions d’années. « Le squelette a dû être disloqué et éparpillé sur deux cents mètres. On conserve les ossements retrouvés dans les dépôts de Rumine. On n’expose que 0,1 % de nos collections… ». L’envie est grande de trouver un bout d’os. Mais en cherchant une canine, on tombe sur un Bryozoaire, résidu fossilisé de corail avec ses petites alvéoles, signe que dans le Risoux, aujourd’hui épaisse forêt d’épicéas et de bois de résonance, on trouvait des massifs coralliens. Un fragment d’ammonite fait soudain la joie du géologue : « Cet organisme pélagique est un excellent dateur de roche. Il permet de faire une datation à 100 000 ans près. On est donc ici dans le Séquanien, entre 150 et 146 millions d’années. Les fossiles, ne contenant pas de minéraux, ne permettent pas de faire une datation absolue. »
Des trésors dans les dolines
Il vaut la peine de pousser la balade un peu plus loin jusqu’à une grande doline (8), dépression typique du massif jurassien. C’est par ces conduits aquifères que l’eau disparaît à grande vitesse en creusant des galeries souterraines. C’est aussi dans ses alentours, voire même à l’intérieur que l’on trouve souvent de nombreux fossiles. À première vue, juste un amas de caillasse blanchâtre. Mais il faut s’accroupir et prendre le temps. Très vite on se pique au jeu pour débusquer ici des moulures de bivalve, là des traces d’escargot marin, là encore la délicate empreinte d’une ammonite avec ses costulations finement ciselées. Troublante sensation que d’être sur la crête jurassienne et de se croire dans les fonds marins en train de cueillir des fossiles de calcite.
On revient sur nos pas jusqu’à la ferme avant de repartir sur la droite par un sentier caillouteux en légère montée. Un renard file et enjambe le muret avec désinvolture. On passe un clédar, on s’attarde une dernière fois sur un affleurement du Crétacé, quelques coups de marteau pour décrocher le calcaire et tenter d’y voir des oncolithes, petites concrétions blanches formées par l’encroûtement d’algues rouges (9). Et on rejoint la route des Amburnex, quelques centaines de mètres suffisent à revenir au point de départ. À moins qu’un détour par la buvette Pré-aux-Veaux ne s’impose. Pour déguster une tarte maison, des röstis ou simplement remonter en douceur vers la civilisation, en suivant les paliers de décompression jusqu’à la surface de 2021. /
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