Isabelle Chappuis est économiste et directrice du Swiss Center for Positive Futures à l’UNIL. Elle a coécrit un livre sur le travail en 2030, où elle imagine notamment ce que seront nos collaborations avec les machines.
Dans les années qui viennent, allons-nous travailler avec les machines ou vont-elles nous remplacer?
Isabelle Chappuis: Il faudrait qu’on arrête d’imaginer ce conflit des robots contre les humains. À l’avenir, ce sera plus probablement les robots et les humains. Ce petit «et» est lourd de sens. Il y a déjà beaucoup de robots collaboratifs, des bras armés qui apprennent et qui effectuent des tâches tout seuls. Leur objectif n’est pas de remplacer l’espèce humaine, mais d’en augmenter les capacités.
Comment cela?
Nous allons intégrer les machines et leur intelligence artificielle dans notre manière de penser et de travailler, et elles vont faire évoluer nos pratiques. Dans les faits, cela fait déjà plusieurs décennies que nous intégrons la technologie dans nos vies et dans notre travail. Jusqu’à présent nous avons toujours réussi à nous adapter à cette évolution. Seulement maintenant, la complexité de notre monde couplée à la convergence des technologies et des innovations ainsi qu’à l’accélération de ces changements donne le vertige.
Cette intégration des machines va-t-elle nous changer?
Des innovations telles que le bioprinting (ou l’impression d’organes en 3D), l’informatique quantique ou encore les interfaces cerveau-machine deviennent de plus en plus concrètes. Cette accélération et ces évolutions auront un impact qu’il faudrait anticiper. Par exemple, certaines interfaces cerveau-machine permettent déjà à une machine de transcrire sur un écran près de 300 mots auxquels pense un être humain. Dès lors, la question qui se pose pour l’avenir sera de savoir s’il est toujours aussi pertinent d’apprendre à lire et à écrire aux enfants. Ne vaudrait-il pas mieux leur apprendre à canaliser leur esprit, pour qu’ils puissent mieux transmettre l’essence de leurs pensées aux machines? La question est provocante, mais néanmoins pertinente.
Ce n’est pas de la science-fiction que vous décrivez là?
Je ne pense pas. Le problème, quand on imagine le futur de la technologie, c’est que nous sommes tous sujet à un biais cognitif puissant. Nous avons tendance à surestimer l’arrivée d’une technologie sur le court terme et à la sous-estimer sur le long terme. On en parle pendant des années, cela semble proche mais ça n’arrive pas, à tel point qu’on finit par penser qu’elle ne viendra plus. Et pourtant, soudain, cette nouvelle technologie arrive enfin à maturité, et, très vite, on la retrouve partout et ses impacts se révèlent bien plus forts et disruptifs qu’on l’avait imaginé.
Pour nous montrer à quel point la technologie va changer nos vies, vous expliquez dans votre livre que nous allons devenir des demi-dieux ou des moines. Pourquoi ce choix?
Depuis quelques années, nous entendons parler de changements que beaucoup de gens ont du mal à comprendre, comme le métavers, ou la possibilité de télécharger son esprit dans un nuage. Nombre de ces nouveaux concepts s’apparentent à de la magie. Or, dans le passé, quand nos ancêtres rencontraient des phénomènes qu’ils ne comprenaient pas, comme les forces naturelles, ils ont inventé des personnages et des histoires mythologiques pour donner un sens à leur environnement. Avec mon collègue Gabriele Rizzo, du Swiss Center for Positive Futures de l’UNIL, nous avons fait la même chose avec la révolution technologique qui s’annonce. Nous avons repris des figures que les gens connaissent bien, pour illustrer et mieux comprendre nos différents rôles dans ce monde à venir en fonction de notre affinité avec la technologie.
En quoi le centaure, le minotaure ou le demi-dieu racontent-ils notre avenir?
Dans chacune de ces figures, les degrés de collaboration ou de fusion entre la part humaine et la part animale sont différents. Cette part animale représente la dose de machines avec laquelle nous allons interagir. Chez le centaure, c’est la tête humaine qui décide, mais la machine apporte la rapidité d’exécution. À l’inverse, chez le minotaure, c’est la machine qui prend les décisions extrêmement rapidement, et l’humain suit. Quant au demi-dieu, il fusionne deux intelligences: il augmente et transforme son intelligence biologique grâce à l’accès qu’il a à l’intelligence artificielle.
Et les chevaliers et les moines?
Les chevaliers sont capables d’utiliser l’intelligence artificielle, mais ils peuvent aussi s’en passer. Le moine, lui, refuse toute collaboration ou toute intégration avec la machine, mais il a une connaissance profonde des besoins de l’humain. Aujourd’hui déjà, d’une personne à l’autre, notre rapport et notre utilisation des machines sont déjà très différentes. Certains les ignorent, d’autres les utilisent, et d’autres encore se laissent transformer par les machines. C’est cet éventail de collaborations possibles entre les hommes et les machines que nous voulons décrire.
Dans votre nouvelle mythologie, nous allons devenir des dieux, des humains augmentés et pas des gueux. Il n’y aura pas de victimes de la technologie?
À un moment où notre monde est confronté à de multiples crises et est inondé de pessimisme, en particulier lié aux problèmes environnementaux ou au remplacement de l’humain par la machine, il est important de se souvenir que, grâce à l’accès immédiat que nous avons à la quasi-totalité du savoir, et grâce à d’innombrables innovations et leurs convergences, notre monde se dirige vers l’abondance plutôt que la rareté. Si nous n’allons pas tous être impactés par la technologie de la même manière, il y aura une place pour tout le monde, si la transition est bien gérée et la diversité valorisée.
Vraiment pour tout le monde?
Le moine n’est pas augmenté et il comprend profondément la nature humaine, ce qui est une qualité hautement importante dans un monde qui a besoin d’empathie. Le minotaure quant à lui peut être une illustration du conducteur Uber: c’est la technologie qui dicte ses actions et qui lui dit où tourner et où déposer sa cliente. Mais le minotaure n’est pas un simplet pour autant, car il accepte que, dans certains domaines de prise de décision, la technologie est plus performante que lui, ce qui peut lui permettre de se concentrer sur des activités à valeur ajoutée plus humaine.
Ce futur vous inquiète-t-il?
Je suis plutôt optimiste, mais je sais que les réalisateurs de films de science-fiction ont tourné beaucoup plus de films dystopiques que de films utopiques. Nous associons systématiquement l’inconnu avec la peur, mais je ne pense pas que nous allons vers une société de pure techno, avec des humains augmentés genre Matrix ou Terminator. Quand je parle du futur du travail, je pense qu’il peut évoluer, pour aller vers de la technologie de l’augmentation. Au-delà d’être souhaitable, l’accélération de la technologie est inévitable et nous allons devoir repenser nos pratiques et nos méthodes de travail pour l’intégrer. La condition d’une évolution positive réside dans notre capacité à anticiper les risques potentiels et à mettre en place les conditions et les cadres juridiques ainsi que les outils pratiques et concrets qui permettront une transition en douceur.
Vous avez écrit un livre sur le travail en 2030 et vous avez commencé par raconter comment les ressources humaines pourraient évoluer. C’est vraiment le meilleur indicateur?
Dans les années qui viennent, la technologie va prendre une part prépondérante, et elle va faire évoluer tout ce qui n’est pas technologique. Nous anticipons un réel problème avec le capital humain qui peine à accélérer quand la technologie s’emballe. Dans les entreprises, les responsables des ressources humaines (RH) seront les premiers touchés. Ils se retrouvent d’une certaine manière déjà au centre de cette révolution, lorsque la machine vient s’ajouter aux humains et augmenter leurs pouvoirs. La fonction RH sera de plus en plus mise à contribution, dès lors qu’elle s’occupe du capital humain, du capital technologique, et aussi de la formation continue qui va devenir capitale.
Pourquoi?
Parce que les formations actuelles ne correspondent pas à ce dont les gens auront besoin dans le futur, et aussi parce que nos vies vont changer. L’apprentissage met les individus à jour, mais vos compétences ne sont pas mises à demain. Avant, l’école était là pour nous enseigner du savoir, et maintenant, avec un téléphone, nous avons accès à tout le savoir du monde. La question est désormais de savoir comment le gérer et l’exploiter.
On fera comment?
La vie en trois phases va disparaître. On ne pourra plus apprendre, travailler et prendre sa retraite. La retraite s’allonge tellement qu’on ne pourra bientôt plus la financer, et puis, ce qu’on apprend ne suffit plus pour des carrières qui s’allongent et des technologies qui évoluent vite.
Il y aura quoi à la place?
Au lieu d’envisager la vie de manière linéaire, en passant de l’apprentissage au travail puis à la retraite, nous allons vers un morcelage d’étapes, avec évidemment une base qui commence à l’école, et qui sera suivie par des phases de re-création, ou l’on va re-créer son savoir et son capital travail, et des phases de récréation, pour se reposer du stress du travail ou des études. Ces changements vont exiger du système en place qu’il s’adapte et se réinvente.
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