La Suisse abritera une banque mondiale de selles

L’évolution de nos modes de vie a un impact surprenant: elle appauvrit le microbiote intestinal et conduit peu à peu à l’extinction de certains de ses micro-organismes. Pour préserver la biodiversité microbienne, des chercheurs de l’UNIL, de Zurich et d’une université américaine ont entrepris de rassembler des selles récoltées à travers le monde et de les stocker en Suisse.

Des milliards de micro-organismes vivent dans notre tube digestif. Ici, une illustration de bactéries en forme de bâtonnets, dotées de flagelles (des filaments qui permettent leur mobilité). © Alissa Eckert / Science Photo Library

La perte de la biodiversité n’affecte pas uniquement les espèces animales et végétales qui peuplent les écosystèmes terrestres. Elle se manifeste aussi au sein même de notre organisme, en particulier dans nos intestins dont la flore s’appauvrit. L’évolution de nos comportements – en particulier les modifications de notre régime alimentaire et notre éloignement de la nature – ont une conséquence inattendue: certains micro-organismes qui forment le microbiote sont désormais en voie d’extinction. Pour «préserver la biodiversité des microbiotes humains», selon les termes de Pascale Vonaesch, professeure assistante au Département de microbiologie fondamentale de UNIL, il est prévu d’en stocker des échantillons de selles en Suisse. C’est là l’objectif du projet Microbiota Vault, ou coffre-fort de microbiotes.

Des milliards de micro-organismes

Notre tube digestif abrite un surprenant bestiaire, constitué des milliards de micro-organismes — des bactéries surtout, mais aussi des virus, des champignons, etc. «On estime que ces microbes sont aussi nombreux que les cellules de notre corps», rappelle Pascale Vonaesch. Près de mille espèces différentes peuvent s’y côtoyer, mais chaque individu en possède, en moyenne, environ cinq cents.

Parfois considéré comme notre deuxième cerveau, le microbiote intestinal est un organe à part entière. Après avoir été longtemps négligé, il est aujourd’hui scruté par de nombreux scientifiques qui ne cessent de lui découvrir de nouvelles fonctions.

Les microbes intestinaux, normalement inoffensifs, participent activement à la digestion en dégradant les fibres végétales qui, sans eux, seraient indigestes. Ils produisent aussi des vitamines, ainsi que d’autres substances utiles à notre organisme. Notamment le tryptophane, un acide aminé essentiel. Ou encore des acides gras à chaînes courtes, ces messagers moléculaires dont certains restent dans les intestins et contribuent à l’entretien de sa muqueuse, alors que d’autres migrent dans l’organisme, allant jusqu’au cerveau où «ils jouent un rôle majeur», précise la microbiologiste.

Le microbiote «interagit également dans la mise en place et le fonctionnement du système immunitaire et il nous protège des infections», ajoute la chercheuse de l’UNIL. Ses bactéries font front contre les agents pathogènes en occupant la place qu’ils pourraient convoiter et en consommant des nutriments qui leur sont utiles. 

Ce ne sont que quelques exemples des multiples rôles que le microbiote joue dans notre organisme. Il a même des impacts sur nos comportements. «Des études ont montré qu’il peut façonner nos choix de nourriture en nous incitant à préférer certains aliments. D’autres travaux ont révélé que, si l’activité physique peut modifier le microbiote, celui-ci peut à son tour nous donner – ou pas – l’envie de faire du sport.» Ce qui amène Pascale Vonaesch à suggérer que «les échanges se font dans les deux sens: le microbiote influence l’humain et celui-ci influence le microbiote».

Pascale Vonaesch. Professeur assistante au Département de microbiologie fondamentale (Faculté de biologie et de médecine). Nicole Chuard © UNIL

Liens avec des maladies

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant de constater que «de nombreuses maladies sont liées à des dysbioses, comme on nomme les modifications de la composition de l’écosystème bactérien», note la chercheuse. C’est le cas en particulier de l’obésité, de troubles neurologiques comme l’autisme ou de maladies inflammatoires de l’intestin.

Le microbiote joue également un rôle important dans le développement d’enfants souffrant de dénutrition, comme l’ont montré les recherches menées par l’Institut Pasteur à Paris, dans le cadre du projet Afribiota, dont Pascale Vonaesch est coresponsable.

Depuis 2015, les chercheurs parisiens, en collaboration avec leurs collègues de Madagascar et de République centrafricaine, se sont intéressés à un millier d’enfants de ces deux pays souffrant d’un retard de croissance.

«Nous avons analysé le microbiote de leur estomac, de leur duodénum (la première partie de l’intestin grêle) et de leurs selles. Chez plus de 75% d’entre eux, nous avons observé une pullulation de bactéries normalement présentes dans la bouche.» Dans la mesure où ces dernières freinent l’absorption des lipides, comme l’ont montré les chercheurs, il n’est pas surprenant qu’elles favorisent la dénutrition des enfants.

La globalisation appauvrit le microbiote

Le microbiote jouant un rôle crucial dans le fonctionnement de l’organisme humain, il est d’autant plus inquiétant de constater qu’il perd peu à peu de sa diversité. Certains de ses microbes – principalement des bactéries – seraient en voie d’extinction.

Cela pourrait avoir de graves impacts sur la santé. «Des études ont par exemple montré que si l’on prive plusieurs générations successives de souris de produits végétaux, les bactéries nécessaires à la digestion des fibres disparaissent de leurs microbiotes», précise Pascale Vonaesch.

Les causes de l’appauvrissement de notre flore intestinale se trouvent dans les changements de nos modes de vie. «Des chercheurs américains ont mis en évidence une corrélation entre le degré d’industrialisation et la diversité du microbiote», explique Pascale Vonaesch. Ils ont notamment montré que les personnes qui avaient un mode de vie traditionnel, en particulier une nourriture riche en fibres, avaient une diversité bactérienne deux fois plus importante que les New-Yorkais. «Leur étude a été critiquée, précise la microbiologiste de l’UNIL, car elle établit une dichotomie entre les pays industrialisés et ceux qui ne le sont pas, alors que la réalité est plus contrastée. Toutefois, il est clair que la globalisation joue un rôle dans l’affaire.»

La standardisation de l’alimentation, qui se traduit par une consommation accrue de denrées transformées au détriment de produits végétaux, a des répercussions directes sur le microbiote dont la composition dépend des aliments ingérés. À cela s’ajoute l’utilisation massive d’antibiotiques qui tuent aussi bien les bactéries pathogènes que les espèces inoffensives peuplant les intestins, ou encore la sédentarité qui a des effets négatifs sur la flore. 

L’urbanisation fait, elle aussi, des dégâts. Elle nous éloigne du concept One Health (Une seule santé), une approche qui considère que le bien-être de l’être humain, des animaux et de l’environnement sont étroitement liés. «Nous perdons le contact avec la nature, souligne la microbiologiste et de ce fait, nous sommes de moins en moins exposés aux bactéries présentes dans l’environnement. Nous vivons dans une bulle stérile, ce qui a des répercussions sur le microbiote.»

Collecter et conserver des échantillons de selles

Lorsque des espèces sont menacées de disparation, on tente de les préserver. S’inspirant de Noé et de son arche, des scientifiques ont entrepris de rassembler et de conserver des spécimens de ces précieux microbiotes.

Pour les obtenir, il suffit de recueillir des selles dans lesquelles les microbes sont excrétés. Ce sont donc des échantillons de matières fécales que les chercheurs ont entrepris de collecter et de stocker en lieu sûr, dans des «coffres-forts» installés en Suisse. C’est là l’objectif du projet Microbiota Vault.

L’initiative en revient à Maria Gloria Dominguez-Bello et Martin Blaser. Ces deux professeurs de l’Université Rutgers à Piscataway (New Jersey, États-Unis), ont mené une première étude de faisabilité. Elle a été suivie par une phase pilote — qui a reçu le soutien du Programme National de Recherche «Microbiomes» — que mène Pascale Vonaesch avec ses collègues zurichois et américains.

À ce jour, environ mille cinq cents échantillons ont été récoltés en Suisse par des chercheurs qui les utilisent à des fins de recherche, mais aussi au Brésil, en Éthiopie, au Ghana et au Laos. Ces derniers pays disposent en effet de collections de selles qu’ils souhaitent déposer dans la banque.

Les excréments sont congelés sur place. Il faut faire vite, car les bactéries se divisent très rapidement, tout en agissant avec prudence, car elles peuvent éclater sous l’effet du froid. «C’est pour cette raison que nous étudions actuellement divers procédés de congélation — dans l’azote liquide ou par lyophilisation — afin d’élaborer des protocoles que tous les scientifiques concernés pourront appliquer», note la microbiologiste.

Les échantillons sont ensuite acheminés par cargo dans des boîtes de glace à -80 °C jusqu’en Suisse où ils sont pour le moment conservés à l’Université de Zurich. Là, les microbiotes sont séquencés, puis ils font l’objet d’une analyse biostatistique à l’École Polytechnique Fédérale de Zurich (EPFZ), «ce qui permet de savoir quelles bactéries sont présentes et de connaître leur abondance relative».

Comme dans toute collection, la dernière étape est l’archivage. Un bio-informaticien de l’EPFZ, Nicholas Bokulich, a mis en place à cette fin un système de classement «qui indique où, quand et par qui l’échantillon a été récolté», précise Pascale Vonaesch.

Une mine d’or pour la recherche

À terme, l’objectif du projet Microbiota Vault est de récolter des dizaines de milliers d’échantillons de selles dans le monde entier, car «les microbiotes sont géographiquement très différents», indique la microbiologiste. «Tous sont intéressants», ajoute-t-elle, en citant pour exemple les échantillons venant d’Éthiopie qui ont été recueillis auprès d’un groupe de nomades vivant avec leurs animaux. «Ces personnes se nourrissent essentiellement de blé et de lait de chameau et consomment très peu de produits végétaux. Leurs microbiotes sont peu diversifiés et très différents de ceux que l’on trouve à travers le monde.» Pascale Vonaesch y voit la preuve «qu’il ne faut pas généraliser l’opposition entre régions industrialisées et non industrialisées».

Il reste à trouver un site — dans les Alpes suisses ou ailleurs — pour stocker ce trésor génétique. Une mine d’or pour la recherche, mais aussi peut-être pour la médecine du futur. «Si un jour une bactérie disparaissait, il sera peut-être possible de l’extraire des échantillons conservés et de la cultiver, afin de l’utiliser dans un traitement.»

Toutefois, aucune entreprise privée ne pourra puiser dans cette richesse microbienne, «sans en demander l’autorisation aux chercheurs qui ont déposé les échantillons dans la banque, et à leur pays, qui en reste propriétaire», insiste la microbiologiste de l’UNIL. Le Microbiota Vault est bien un coffre-fort, mais à but non lucratif.

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