À plusieurs reprises dans l’histoire, les anges ont pris leur envol, avant d’être freinés dans leur progression. Mais avec la pandémie, les anges passent et repassent.
Les anges ont bien failli prendre la place de Dieu dans le cœur des croyants. À plusieurs reprises, au cours de leur histoire, ces créatures ailées ont provoqué une adoration si forte qu’elle a alarmé les Autorités religieuses. Suffisamment pour qu’elles tentent de freiner leur envol. C’était notamment le cas dans l’Occident chrétien, en 789 après J.-C., quand le futur empereur Charlemagne a dû annoncer chez lui, lors d’un concile à Aix-la-Chapelle, que tous ceux qui invoqueraient d’autres anges que Michel, Gabriel ou Raphaël, risquaient désormais l’excommunication. Cette décision fait une première victime prestigieuse, l’archange Ouriel. «On peut voir sur le plan de l’ancienne cathédrale de Milan, au début du VIIe siècle, sur le site actuel du Duomo, qu’il y avait une tour nommée selon l’archange Ouriel», raconte le professeur de l’UNIL David Hamidovic.
L’archange de la lumière
Ouriel était populaire, parce qu’il symbolisait la lumière de Dieu. «C’était le quatrième archange cité dans des écrits apocryphes, notamment Le Premier livre d’Hénoch, le livre des Veilleurs ou des Vigilants. C’est un livre très ancien qui est encore considéré comme sacré chez les chrétiens d’Éthiopie aujourd’hui, mais qui n’a pas été conservé dans le canon juif ni dans le canon chrétien.»
Pour le spécialiste de l’angélologie à l’UNIL, «il n’est pas étonnant que dans la cathédrale où le prestigieux Père de l’Église, Augustin, a été baptisé, on trouve le nom d’Ouriel car il symbolisait la lumière de Dieu pour l’Église chrétienne en Occident. Charlemagne ne trouve rien à redire au début de son règne lorsqu’il est couronné roi des Lombards dans l’ancienne ville impériale de Milan. Cet ange de la lumière avait une légitimité au début de son règne.»
Mais cette popularité n’a pas suffi pour le sauver. Après avoir limité le culte des anges aux seuls Michel, Gabriel et Raphaël, Charlemagne a dû se plier à la nouvelle règle. «Il ne fait pas de doute que dans l’ancienne cathédrale de Milan comme en d’autres lieux, le nom d’Ouriel a été biffé et souvent remplacé par celui de l’archange Michel, après l’épisode du concile», précise le professeur de l’UNIL.
Charlemagne menace d’excommunication
En brandissant la menace de l’excommunication, Charlemagne va plus loin que le pape Zacharie qui était, le premier, intervenu quelques décennies plus tôt, pour tenter de freiner le développement rapide du culte des anges. Lors du synode de Soissons en 744, puis du concile de Latran en 745, le pape Zacharie avait notamment réagi aux prédications d’un clerc prénommé Adalbert qui sévissait en Champagne.
«Ce prêtre prétendait détenir une lettre du Christ reçue par l’entremise de l’ange Michel, précise le professeur de l’UNIL. Il affirmait aussi avoir une relation continue avec les anges. Il disait qu’il s’adressait notamment à Raguël, Tubuel, Michel, Adinus, Tubuac, Sababoc et Simiel. Enfin, il assurait que l’un d’eux lui avait confié des reliques permettant d’obtenir tout ce qu’il souhaitait. Bref, il y avait là un culte qui remettait clairement en cause l’autorité de l’Église.»
Adalbert, c’est un peu la goutte d’eau qui fait déborder le vase de Soissons. «Le pape se sert probablement de cette affaire pour limiter la vénération aux seuls Michel, Gabriel et Raphaël et il annonce que les autres anges et archanges seront dorénavant assimilés à des démons», estime David Hamidovic.
Seuls restent Raphaël, Michel et Gabriel
S’il restreint la pratique, le pape Zacharie n’interdit pas le culte des anges, et il consent même à autoriser – c’est une première – la vénération des trois archanges. Il justifie cette exception en expliquant que Michel, Gabriel et Raphaël sont les seuls intercesseurs expressément nommés dans la Bible.
«Cette décision de 745 explique la survivance de prières et des cultes dédiés à ces trois archanges, jusqu’à notre époque. Elle explique encore pourquoi ces trois noms se sont maintenus dans la culture occidentale, alors que les autres ont été relégués dans les sphères savantes», précise David Hamidovic. Elle explique enfin que nous connaissions un ange de la guérison (Raphaël), un messager céleste (Gabriel) et enfin l’archange Michel, «celui qui est comme Dieu», ce qui lui a valu d’être perçu comme supérieur aux autres.
Les anges sont utiles pour convertir les païens
Quelques décennies plus tard, Charlemagne confirmera le choix restrictif du pape Zacharie, après avoir largement utilisé les anges pour tenter d’évangéliser ses campagnes. Car jusque-là, ces intercesseurs étaient des alliés bienvenus pour les missionnaires qui tentaient de remplacer les cultes païens par le christianisme. Notamment l’ange gardien, une figure très appréciée au Moyen Âge. «C’était une alternative commode aux nombreuses figures d’intercession païennes, à qui on demandait de bonnes récoltes, où qui étaient invoquées dans les cultes des eaux et des sources très répandus à l’époque», précise le spécialiste de l’UNIL.
Les anges se sont donc montrés efficaces pour convertir les païens, comme le rappellent «de nombreuses chapelles qui ont été dédiées à des anges pour supplanter des cultes locaux, ce qui explique qu’il y ait encore aujourd’hui de nombreuses églises Saint-Michel». Mais leur pullulement a aussi alerté le clergé, qui craint les pratiques hérétiques, et s’inquiète de voir les anges remplacer Dieu tout court. «Dans le judaïsme, on a réglé ce problème en réservant la littérature mystique aux meilleurs rabbins, alors que, dans le christianisme, les Autorités religieuses ont préféré réglementer la pratique lors des synodes et conciles de Soissons, de Latran et d’Aix-la-Chapelle», explique David Hamidovic.
Aux commencements, l’ange est rare
Heureusement pour ce clergé suspicieux, les anges n’ont pas toujours été aussi nombreux qu’à l’époque de ce sacré Charlemagne. Car le développement historique de ces créatures n’est pas un long crescendo, qui va des rares passages de l’ange de Yahvé, dans l’Ancien Testament ou la Bible hébraïque, à la passion des anges de l’époque New Age.
«C’est pour cela que j’ai écrit L’insoutenable divinité des anges (Cerf, 2018), parce que leur histoire est bien plus compliquée qu’on l’imagine», raconte David Hamidovic. Pour faire simple, on peut résumer cette évolution en rappelant qu’aux commencements, l’ange du Seigneur reste une figure très discrète.
Quand l’ange fait peur
Dans les récits bibliques les plus anciens, il n’a pas de nom, et il inquiète parfois les croyants. L’ange de Yahvé s’est notamment battu avec Jacob et Moïse, et il est encore plus effrayant sous la forme de l’ange destructeur, le terrible auxiliaire de Dieu dans la liquidation de ses ennemis, que ce soit à Sodome ou en Égypte, quand il frappe tous les premiers-nés, humains et animaux, pour faciliter le départ de Moïse et du peuple d’Israël.
À cette époque, il était impossible d’imaginer qu’on retrouverait cette créature quelques millénaires plus tard, totalement métamorphosée, sous la forme des angelots roses et potelés qui ont triomphé à la fin
du XXe siècle.
Les archanges de l’apocalypse
Rare à ses débuts, l’ange reste discret durant l’essentiel de la Bible chrétienne ou hébraïque. Quand on lit cette histoire dans son entier et dans l’ordre, il faut attendre Le livre de Daniel, qui a été placé à la fin de l’Ancien Testament, pour voir les anges se multiplier. «Ce texte a été composé au IIe siècle avant notre ère, et c’est l’un des premiers livres apocalyptiques. À cette époque, le judaïsme rencontre la culture grecque, qui était familière avec ces figures de messager entre dieux. C’est l’époque de l’invention des anges», précise David Hamidovic.
Le motif de l’ange se développe, et presque tous les livres de cette époque en parlent. On en croise désormais des myriades de myriades dans les nuées, et ils héritent de noms, comme Michel et Gabriel, qui apparaissent dans Le Livre de Daniel. Ils héritent encore de nouvelles fonctions. Les anges deviennent notamment des sortes de concurrents des prophètes, des prêtres et des rois qui étaient jusqu’alors les figures qui apportaient les révélations.
Les révélations des anges
«Avec le développement des anges, il devient possible d’accéder à une autre révélation de la parole de Dieu», précise le chercheur. Car la littérature apocalyptique avant l’ère chrétienne donne quatre manières d’accéder à cette connaissance, et dans ces quatre modalités, l’ange joue presque toujours un rôle.
Il y a d’abord des personnages qui montent dans les cieux et qui en reviennent, comme le personnage d’Hénoch. C’était un obscur patriarche qui, après 365 ans, a été «pris» par Dieu. Certains prêtres du Temple de Jérusalem ont alors imaginé qu’il était monté au ciel et que, guidé par les anges, il avait vu ce qu’il se passait avant de revenir sur terre.
La rencontre du 4e type
«Le deuxième moyen d’accéder à la connaissance, c’est de lire les tablettes célestes sur lesquelles Dieu a déjà consigné la destinée de l’humanité. Certains écrits, comme Le livre des Jubilés, sont perçus comme une copie d’une tablette qu’un ange a communiquée à Moïse», détaille David Hamidovic.
Il y a une troisième voie, développée dans Le livre de Daniel, qui est de passer par les visions et les rêves, qui contiennent parfois des communications divines. Enfin, la quatrième manière, c’est le contact direct avec un ange, la rencontre du 4e type, comme celle qui est décrite dans Le livre de Tobie, où l’archange Raphaël accompagne ce personnage lors de son affrontement avec le démon Asmodée.
Évidemment, «dans la perspective monothéiste, ces médiations facilitées par des créatures sorties de la nuit des temps auraient dû disparaître», note David Hamidovic. Et pourtant, ces reliquats du polythéisme ont survécu aux siècles des siècles aux mesures prises à l’époque de Daniel, comme à celles de Charlemagne.
La Covid-19 fait décoller les anges
La médiation de ces intercesseurs reste indispensable à chaque fois que les mécanismes religieux traditionnels se grippent, ou quand les temps s’obscurcissent et que les humains s’inquiètent. Cela vaut encore pour notre époque de coronavirus, comme le rappelle David Hamidovic dans son dernier livre sur Les racines bibliques de l’imaginaire des pandémies (Bayard, 2020).
Quand la Covid-19 a débarqué, «des gens écrivaient sur leurs blogs que leur ange gardien les protégeait du virus, raconte le professeur de l’UNIL. J’ai d’abord pensé que les Autorités chrétiennes allaient se réjouir d’un tel revirement, à une époque où les pratiques chrétiennes sont souvent perçues comme un héritage culturel, un peu folklorique, mais j’ai découvert qu’elles étaient mal à l’aise. Et pourtant, c’est une croyance établie chez les catholiques, alors que les protestants, rappelons-le, ont refusé le culte des anges.»
Pour le chercheur, ce retour en grâce s’explique par le besoin de retrouver des figures différentes des hiérarchies humaines pour accéder à Dieu. Une fois de plus, en période de crise majeure, quand les peurs de l’apocalypse prennent la forme de la Covid-19 et du réchauffement climatique, les anges reprennent leur vol. La nouveauté, au XXIe siècle, c’est qu’on ne voit pas quel nouveau Charlemagne aura une légitimité suffisante pour réclamer une fois encore la chute de l’ange.