C’est une figure très populaire de l’histoire locale, et pourtant, on ne sait que très peu de choses sur cette souveraine, et l’essentiel est faux.
«Quand on parle d’elle aux visiteurs, c’est le premier cliché qu’il faut casser: la reine Berthe, chère aux Vaudois, n’avait pas de grands pieds. C’était une homonyme», dit Anne-Gaëlle Villet, qui, avant de devenir directrice-conservatrice de l’Abbatiale de Payerne, a étudié l’histoire de l’art à l’UNIL.
Presque 200 ans séparent en effet ces deux figures. La reine qui fait désormais partie du patrimoine vaudois est appelée Berthe de Souabe ou Berthe de Bourgogne par les historiens. Elle a été ensevelie en l’an de grâce 961, à Payerne. Quant à la reine Berthe au Grand Pied, célèbre parce qu’elle était la mère de Charlemagne et l’épouse de Pépin le Bref, elle est morte en 783 après J.-C.
Les deux Berthe ont toutefois en commun d’être des «personnages à la fois historiques et légendaires, sur lesquels circulent des récits parfois complètement fantaisistes», dit Alain Corbellari. Pour le professeur de littérature médiévale à l’UNIL, cette histoire de grands pieds est doublement fausse, parce qu’il faudrait l’écrire «au singulier, c’est important». Le grand pied de la mère de Charlemagne ne nous fournit pas une indication sur la pointure de ses chausses, mais il indique plutôt qu’elle «avait probablement un pied-bot».
Dans ce cas, le récit fantaisiste ne décrit pas une reine fileuse, comme pour la Berthe des Vaudois, mais il présente cette Berthe au Grand Pied comme la fille du roi de Hongrie, une jeune femme persécutée à qui on aurait substitué un sosie dans le lit de Pépin le Bref. C’est, du moins, ce que prétend une chanson de geste purement romanesque de la fin du XIIIe siècle.
La reine fileuse?
Deuxième quiproquo à corriger: la reine Berthe des Vaudois ne filait pas autant que le prétend une légende tenace. Ce motif de la reine filandière, si passionnée par son ouvrage qu’elle œuvrait même à cheval, nous vient en réalité d’Italie. L’anecdote a été écrite pour une troisième reine Berthe, de Turin ou de Savoie, qui est née en 1051 et morte en 1087, longtemps avant de connaître le succès en terres vaudoises.
C’est le doyen Bridel qui popularise cette anecdote, notamment dans ses Étrennes helvétiennes, où il écrit en 1812: «La reine Berthe rencontra près d’Orbe une jeune fille qui filait en gardant quelques brebis, et elle lui envoya un riche cadeau pour récompenser sa diligence. Le lendemain, plusieurs nobles dames parurent à la cour avec un fuseau, mais la reine ne leur fit aucun cadeau et se contenta de dire: la paysanne est venue la première, elle a emporté ma bénédiction.»
Le problème, c’est que «cette histoire est clairement liée à Berthe de Turin, pas à Berthe de Payerne. Je ne sais pas si elle est vraie, mais elle est attestée et bien connue dans la plaine du Pô et la région de Padoue, en association avec cette souveraine homonyme. Je pense que le doyen Bridel a fait l’amalgame en toute connaissance de cause», estime Alain Corbellari.
Le bon temps de la reine Berthe?
La place de la reine Berthe dans les mémoires vaudoises laisse encore imaginer qu’il faisait bon vivre à l’époque de cette souveraine, comme le veut le dicton: «Du temps que Berthe filait». Là encore, il n’en est rien, comme l’explique Alain Corbellari.
«Le Xe siècle est l’une des périodes les plus sombres du Moyen Âge. L’empire de Charlemagne s’est délité puis scindé sous le règne de ses successeurs. Et puis, les invasions vikings, sarrasines et hongroises ont interrompu l’élan culturel de la Renaissance carolingienne. Bref, la reine Berthe a vécu dans un siècle de fer.»
Le peu de choses que nous connaissons de la vie de la souveraine confirme ce noir tableau. Très, très loin de l’amour courtois, «Berthe est mariée une première fois de force, comme l’étaient toutes les jeunes aristocrates de l’époque. Elle doit épouser Rodolphe II, qui était, semble-t-il, assez primaire. Et son second mari, Hugues, roi d’Italie, est encore pire», résume Alain Corbellari. Nous le savons par l’évêque de Crémone, Liutprand, qui écrit notamment que «le couple n’est pas heureux».
Devenue veuve, Berthe a vu sa fille Adélaïde enlevée et séquestrée. «C’est des vendettas, des rapts, des viols et des assassinats, c’est presque les Mérovingiens», résume Alain Corbellari, à l’exception des dernières années de la souveraine, quand elle se retire en Bourgogne, où elle aurait multiplié les dons.
En résumé, quand on a enlevé tout ce qui relève de la légende ou du merveilleux, «il faut bien admettre que nous ne savons que très peu de choses sur la reine Berthe d’un point de vue historique», confirme Anne-Gaëlle Villet.
«Nous avons la certitude qu’elle a été enterrée à Payerne, puisque sa fille vient se recueillir sur sa tombe en 999. Et nous savons qu’elle a joué un rôle, qui reste à préciser, dans la fondation du prieuré de Payerne. Au-delà de ces informations, c’est assez flou.» Et encore, ces rares certitudes reposent sur d’autres faux.
Une fausse tombe et de faux os
En juin 2021, les archéologues ont ouvert la tombe attribuée à la reine Berthe depuis sa découverte de 1818, et ils ont trouvé un crâne entier et des ossements humains. Mais l’étude des os du bassin n’a pas laissé planer le doute très longtemps: c’était la dépouille d’un homme inconnu, mort au XVe siècle, très longtemps après la reine, probablement un moine de l’abbatiale.
«Ce n’était pas une surprise, dit Anne-Gaëlle Villet. Au vu des sources, nous nous attendions à ce que ce ne soit pas Berthe. Pour nous, la découverte a été de retrouver un sarcophage en pierre plus ancien dans le tombeau. Il appartient à une série d’une dizaine de pièces du Xe siècle qui ont été retrouvées sur le site. La présence d’un corps du XVe siècle dans un sarcophage plus ancien ouvre des perspectives de recherche sur l’art funéraire au XVe siècle et le réemploi de ces sarcophages.»
Cette révélation n’exclut pas complètement la possibilité de retrouver la tombe de la reine Berthe. «Nous pensons qu’elle a été enterrée au centre de la nef de l’Abbatiale actuelle. Cet emplacement, également au cœur de la première église, avait déjà fait l’objet d’une intervention, peut-être un pillage ou une découverte précédente du tombeau. Les os ont peut-être été déplacés au Moyen Âge, pour organiser un culte autour de ce personnage. Il y a peut-être encore une piste à explorer à l’avenir, mais, pour l’instant, nous n’en avons pas la volonté, parce que ça nécessiterait des travaux énormes.»
Un faux document
Pour ajouter à la confusion, le seul document attribué à la reine Berthe, la charte de fondation de l’Abbaye de Payerne, est également un faux. Ce «testament» de la souveraine assure qu’elle aurait fondé la célèbre abbatiale. Mais, selon l’ex-archiviste cantonal Gilbert Coutaz, «le plus ancien document original conservé aux Archives cantonales, puisqu’il est daté du 1er avril 961, a été fabriqué après coup par les moines de Payerne au XIIe siècle», comme il l’explique longuement dans Histoire vaudoise (Infolio, 2005).
Voilà qui jette le doute sur l’une des dernières certitudes concernant la biographie de Berthe: son rôle central dans la fondation de l’Abbaye de Payerne. Mais cette fois, Alain Corbellari prend la défense de la reine. «Ce n’est pas parce que ce document est apocryphe qu’il est faux», dit le chercheur de l’UNIL qui sort ces jours-ci un livre sur Le complot en littérature, où il est notamment question de Berthe (référence ci-contre). Ce document «date du XIe ou du XIIe siècle, c’est incontestable, mais les moines qui l’ont rédigé étaient sans doute de bonne foi. Ils pensaient rapporter une tradition qu’ils connaissaient. L’épisode aurait dû être mis par écrit depuis longtemps, si on avait été moins négligent.»
C’est d’ailleurs ce que semble prouver un témoignage exhumé tout récemment par l’historien et docteur ès Lettres à l’UNIL Jean-Daniel Morerod, qui montre que la fondation de Payerne pourrait effectivement remonter à la reine Berthe.
Pour Alain Corbellari, «les faux médiévaux sont nombreux et très critiqués pour cela, mais ils n’ont pas toujours été établis pour tromper la postérité. Dans le cas de Berthe, il s’agit sans doute de donner un petit coup de pouce à un événement qui a eu lieu, mais dont on n’a malencontreusement pas gardé la trace. Pour moi, le complot, c’est plutôt quand le doyen Bridel fait croire que la reine Berthe filait, alors qu’il savait très bien que ce n’était pas le cas.»
Imprimez la légende
«Aujourd’hui, on dépoussière de nombreux épisodes historiques, et cette pauvre reine Berthe en a fait les frais», dit Alain Corbellari. Indépendamment de cette chasse aux faux, on peut se demander comment un personnage aussi discret dans les sources historiques a pu connaître un tel succès posthume?
En témoigne, par exemple, cet article de 24 Heures de mai 2023 qui se demandait «Quel autre héros que Davel les Vaudois pourraient bien se choisir?», et qui proposait la reine Berthe en favorite No 1.
Pour expliquer son succès, «il faut bien admettre que la concurrence n’est pas énorme», répond le chercheur de l’UNIL. C’est probablement parce qu’il y avait peu d’alternatives que le doyen Bridel a embelli cette histoire dans les années 1800.
«À l’époque de la création du canton de Vaud, les gens se cherchaient des figures identitaires, et Berthe a été remise sur le devant de la scène, rappelle Anne-Gaëlle Villet. Il fallait trouver des modèles sans rapport avec la domination bernoise, donc chez d’autres puissances comme la Savoie ou la Bourgogne.»
«C’est un peu la même démarche que les nobles qui sortaient leur arbre généalogique pour montrer leur légitimité sur un territoire. Berthe devait ancrer le nouveau canton qui n’avait pas encore d’histoire dans un passé plus ancien.»
Et puis, les Vaudois ne sont pas les seuls à revisiter le Moyen Âge. «Entre les années 1760 et 1820, il y a une effervescence dans toute l’Europe. Les découvertes se multiplient, certaines sont vraies, d’autres pas, comme les ossements d’Héloïse et Abélard transportés au Père-Lachaise. Il y a vraiment un esprit d’époque qui consiste à se chercher des ancêtres, à créer une mémoire nationale», précise Alain Corbellari.
Comment s’est créé le mythe
Reste que ce choix de Berthe peut sembler incongru, comme le relève l’historien Kurt Messmer, qui y voit «une aberration» du point de vue des Lumières. «L’Europe vient d’abolir la société des ordres, les Vaudois se sont tout juste libérés des Bernois et d’un vieux système féodal, ils ont écrit LIBERTÉ en lettres d’or sur les armes de leur canton, et ils choisissent comme figure tutélaire une reine du Xe siècle.»
Le responsable de cette étrangeté, c’est le doyen Bridel. «Son action a été capitale», estime Alain Corbellari. Après, «il y a des relais, comme Juste Olivier, jusqu’à Cingria en 1947 qui a publié un petit livre sur la reine Berthe, injustement sous-estimé par les historiens. Cet écrivain était fasciné par le Moyen Âge et il avait beaucoup lu, notamment des manuscrits aux archives. Son texte est truffé d’informations intéressantes», raconte Alain Corbellari, qui a travaillé à une édition annotée de ces textes.
Mais la principale responsable du succès posthume de Berthe, c’est clairement sa fille Adélaïde, qui deviendra impératrice en février 962, puis sainte. C’est «l’une des femmes les plus remarquables du Xe siècle», assure le Dictionnaire historique de la Suisse.
«C’est une figure plus romanesque, elle est inspirante quand on cherche des figures médiévales ou simplement du passé qui ont eu un rôle dans l’histoire, confirme Anne-Gaëlle Villet. Elle a été emprisonnée, elle s’est évadée, ce n’est pas une femme passive, mère du royaume qui reste sagement à écouter ce qui se passe. Elle devrait davantage intéresser l’époque actuelle.» C’est pour cela que, l’été prochain, le site de Payerne consacrera plusieurs évènements à Adélaïde. Mais cela, c’est une autre histoire.
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